3.2. Les ambiguïtés d’un processus dynamique.

Cet état des lieux montre que le rôle des commerces gays dans la gentrification n’est ni uniforme, ni linéaire dans le temps. Une partie des commerces gays a bien été impliquée dans la gentrification locale mais cette implication concerne inégalement les différents types de commerce et semble être remise en question aujourd’hui. Réciproquement, les commerces gays se sont nourris des ressources économiques, socioculturelles et symboliques disponibles dans des quartiers en réanimation et en réhabilitation, mais ces ressources peuvent aussi s’épuiser avec le temps. En quoi le processus de gaytrification peut-il apparaître aujourd’hui dépassé et saturé ? En est-il de même dans les deus quartiers ?

Dans le Marais, médias et commerçants insistent depuis quelques années sur la « crise » du commerce gay (Têtu, n°107, 2006). Les patrons d’établissements insistent sur sa dimension économique et financière : les établissements seraient moins fréquentés, voire délaissés depuis quelques années, alors que les charges financières, notamment immobilières, pesant sur les établissements seraient de plus en plus lourdes. La baisse de fréquentation des commerces gays traduirait le fait que les gays n’en ont plus besoin. Le développement d’Internet et des sites de rencontre faciliterait la rencontre entre gays, notamment la rencontre sexuelle, en minimisant les coûts de déplacement : cet argument fait consensus parmi les acteurs du commerce gay. Mais la problématique du besoin de lieux chez les gays va plus loin. Les gays n’auraient plus besoin de lieux gays, identitaires notamment, ni de quartier gay, car ils auraient conquis le droit de vivre leur homosexualité de manière normale à peu près partout dans l’espace social et dans l’espace physique. L’aspect protecteur et sécuritaire de ces espaces ne serait ainsi plus opératoire. Rappelons que cette émancipation reste limitée et surtout valable pour des milieux sociaux favorisés où l’homosexualité est mieux acceptée aujourd’hui que dans d’autres milieux sociaux. Par ailleurs, le développement du commerce gay a également nourri bon nombre de critiques chez les gays eux-mêmes pour deux raisons. D’une part, la concentration et la diversification des commerces rendent possible le fait de pouvoir intégralement « vivre gay » et entre gays : si un tel projet apparaissait dans le passé comme une conquête et une amélioration de la condition homosexuelle, il fait débat aujourd’hui chez les militants gays et, surtout, n’emporte pas l’adhésion de tous les gays, militants ou non (Adam, 1999). L’image du ghetto sclérosant et uniforme décrit ainsi un nouveau type de conformisme homosexuel s’épanouissant dans les rues du Marais (Le Bitoux, 1997). D’autre part, les commerces gays apparaissent aujourd’hui davantage comme les leviers d’une stratégie économique visant une clientèle plus riche que la moyenne que comme des lieux d’émancipation. Cette critique s’inscrit dans des discours militants radicaux, mais elle se traduit aussi chez les gays par un rejet d’une homosexualité commerciale ou marchande, dans laquelle ostentation rime avec marketing. Par ailleurs, la relation entre gentrification et commerces gays a montré ses paradoxes : de nombreux lieux ont été investis par les « nouveaux venus » dans le Marais, homosexuels ou hétérosexuels, et la catégorie même de commerces gays semble remise en question par ces porosités nouvelles. Des commerces gays plus ouverts et fréquentés par des populations hétérogènes, aux commerces branchés non initialement gays, mais investis par les gays, le clivage commerces gays/commerces classiques semble s’effacer au profit d’un paysage commercial dans lequel l’homosexualité s’inscrit selon des degrés et des formes variables. L’émergence et l’affirmation d’une présence commerciale gay semble fragiliser le rattachement identitaire de certains commerces en altérant d’une certaine manière les traits distinctifs de certains lieux gays (clientèle, ambiance du lieu, type de services fournis). Le « joyeux mélange » du Tango en constitue un exemple, comme si l’ouverture à d’autres que soi et l’insertion dans un contexte local allaient de pair avec une dissolution identitaire dans l’esprit des lieux. Á l’exception des quelques bastions du commerce gay identitaire, ce modèle de la dissolution semblerait façonner le Marais d’aujourd’hui. Il s’agirait donc aussi d’une crise d’identité du commerce gay posant des questions cruciales : qu’est-ce qu’un commerce ou un lieu gay ? Quelle est sa raison d’être ? Le développement du commerce gay est-il un signe de l’intégration sociale des homosexuels, de leur soumission à des intérêts économiques ou de leur « aspiration » par un processus plus général d’attractivité du centre-ville? De plus, l’augmentation du nombre d’établissements dans un contexte de hausse de l’immobilier local produit une concurrence accrue entre établissements et a engorgé un marché où le turn-over reste très important. Cette saturation commerciale se conjugue à certaines difficultés de cohabitation à l’échelle du quartier : avec les riverains au sujet des nuisances sonores et de l’occupation des trottoirs, comme avec certains autres commerçants du quartier, notamment le commerce de gros et les commerces asiatiques au nord du quartier. Ces tensions témoignent d’une concurrence accrue entre commerçants et de conflits entre des usages différenciés du quartier (résidence, commerce, tourisme). Des difficultés se font ainsi jour : difficultés financières et économiques, questions identitaires, enjeux de cohabitation.

Ces tensions nouvelles ne font en réalité qu’illustrer un processus observable dans les cas de gentrification classique. Lorsqu’un quartier populaire, désaffecté et répulsif est réinvesti par des populations plus aisées, réhabilité et revalorisé, les acteurs de la gentrification n’ont paradoxalement plus devant eux le quartier qu’ils avaient choisi, investi et apprécié. Il en va de même pour les commerces gays investissant un espace peu convoité en début de processus. D’une part, en accompagnant le processus de gentrification commerciale, ils transforment l’environnement urbain local et contribuent à leur propre concurrence. D’autre part, impliqués dans et affectés par des transformations importantes, leur identité et leur spécificité peuvent se révéler confuses avec le temps. Dès lors, on comprend mieux les processus de désaffection à l’égard du Marais qui touchent aujourd’hui une partie des gays, notamment ceux qui appartiennent aux catégories sociales traditionnellement impliquées dans la gentrification, mais qui touchent aussi les premiers gentrifieurs du Marais, qui ne ressemblent guère aux cadres supérieurs vivant aujourd’hui dans le quartier et qui ont trouvé d’autres espaces parisiens à investir. Le Marais est devenu à la fois un quartier bourgeois et un quartier « populaire », au sens où il est un lieu fréquenté, un quartier attractif, un espace de tourisme, de ballades et de consommation. De ce point de vue, la gaytrification amène donc aussi à la mobilité. On constate alors que les gays « branchés » et que certains de nos enquêtés fréquentent d’autres lieux ailleurs dans Paris36. Si le Marais conserve ainsi la majeure partie des commerces gays parisiens, des lieux différents, plus alternatifs et plus variés ré-apparaissent ailleurs (10ème, 11ème, 18ème arrondissements). Ces tendances récentes seront re-précisées par la suite (chapitres 5 et 6). Le Marais d’aujourd’hui est ainsi exposé aux risques de la muséification urbaine tant son patrimoine et son histoire ont été réinvestis comme ressources symbolique et urbaine alors même qu’il continue de se vider de ses habitants, notamment les plus anciens et les plus pauvres. Le Marais gay en tant que tel est soumis à des risques similaires, dont celui de devenir une vitrine urbaine et touristique de l’homosexualité ne correspondant plus aux modes de vie et aux attentes des populations homosexuelles.

Le cas du Village Gai de Montréal apparaît finalement assez différent aujourd’hui. Les contraintes socio-économiques sont d’abord nettement moindres et le quartier reste un espace hétérogène où les évolutions sociologiques et urbaines sont contrastées. D’un côté, il y a bien des indices d’une gentrification marginale, qui touche principalement certains secteurs du quartier : arrivée de populations plus jeunes, plus diplômées, parfois plus riches et vivant plus souvent seule que l’ancienne population du quartier. D’anciens blocs sont rénovés et des lofts apparaissent par exemple rue Amherst. Plus encore, la rue Sainte-Catherine apparaît comme un axe majeur de la vie commerçante montréalaise et constitue un exemple de rue commerçante gentrifiée au même titre que l’avenue Mont-Royal. Pourtant, le Village Gai est loin de constituer un quartier huppé : il y subsiste des friches urbaines, une population pauvre, un nombre élevé de logements sociaux. Plusieurs indicateurs socio-économiques et un habitat encore hétérogène montrent que le Village comporte certaines niches de micro-gentrification loin d’être diffusées dans l’ensemble du quartier (Van Criekingen, 2001). De plus, les commerces gays du quartier souffrent moins que ceux du Marais d’une crise multiforme. Des tensions y existent également au sujet de la présence homosexuelle (entrée dans certains lieux, nuisances sonores) mais elles semblent moins nombreuses et moins exacerbées que dans le Marais. Dans le Village, les commerces gays apparaissent comme les acteurs essentiels de la reprise locale, notamment de la reprise des activités commerçantes : dotés d’institutions plus fortes et plus présentes dans la vie du quartier, ils y apparaissent toujours comme les fers de lance essentiels des processus de revitalisation et leur place dans le quartier semble plus stable, mieux définie et mieux acceptée aussi que dans le centre de Paris. Dès lors, la gaytrification montréalaise diffère du processus parisien. L’existence d’un quartier de type communautaire est d’une part plus affirmée, d’autre part moins gênante à Montréal qu’à Paris visiblement. Elle passe notamment par des accommodements commerciaux : des chaînes commerciales installent un commerce dans le Village en adoptant clairement les codes gays par un décor et des publicités aux couleurs de l’arc-en-ciel (le glacier Ben et Jerry, les cafés Second Cup, la banque Desjardins) et la station de métro Beaudry est repeinte aux couleurs arc-en-ciel. S’il existe aujourd’hui des commerces gays friendlys et une présence homosexuelle importante dans le secteur de la gentrification montréalaise le plus typique, sur le plateau Mont-Royal, le rôle des commerces gays dans les mutations du quartier Centre-Sud semble encore marqué. Moins intense et plus ciblée, la gentrification n’a pas encore ici mis à l’épreuve aussi profondément l’identité des commerces gays du quartier que dans le Marais.

La situation du commerce gay apparaît différente dans les deux quartiers parce que les formes de la gentrification et de présence homosexuelle y sont différentes. D’un côté, dans le Marais, les commerces gays sont des acteurs de la vie du quartier et de ses évolutions, mais des acteurs plus fragiles et surtout des acteurs parmi d’autres. De l’autre, dans le Village, les commerces gays semblent être des acteurs décisifs et légitimés dans les processus de revitalisation affectant une partie du Centre-Sud.

Notes
36.

Citons ici les soirées gays de La Java (11ème), du Folies Pigalle (18ème) ou le bar gay et rock le Pop’in (11ème).