Chapitre 5 : La gaytrification et les images du quartier.

Au-delà des évolutions des structures commerciales gays du Marais et du Village, on constate que des ambiances, des publics et des représentations de l’espace interviennent aussi dans les transformations des deux quartiers. Depuis le début des années 1980, le Marais et le Village ont suscité des discours, des images et des descriptions qui enregistrent ces transformations, mais qui peuvent aussi les provoquer ou, au moins, les renforcer par leur aspect performatif et leur influence potentielle sur des pratiques et des représentations individuelles. D’espaces désaffectés, pauvres et répulsifs, les deux quartiers voient leur statut et leur image se transformer au profit de quartiers animés, renaissants, voire plus riches, conviviaux et à la mode. Les désignations médiatiques prennent une place importante dans ces métamorphoses parce qu’elles décrivent autant qu’elles « produisent » un quartier (Authier, Bacqué, Guérin-Pace, 2007). Ce processus intervient souvent dans la gentrification « classique » et peu en devenir partie prenante (Lehman-Frisch, 2001 ; Fijalkow, 2006). Dans l’analyse des dynamiques de la gaytrification, ces dimensions symboliques et médiatiques méritent alors examen. Si les gays participent à la gentrification, cela se manifeste-t-il du point de vue des images de « nos » quartiers ? Comment interviennent-ils dans la construction de nouvelles manières de les mettre en mots et en images ? Ce chapitre est consacré à ces questions, c’est-à-dire au rôle des gays dans la fabrique médiatique du Marais et du Village depuis le début des années 1980, en tant que producteurs de discours et d’images et en tant que supports de représentations et de discours. En effet, la thèse défendue est celle d’une double participation des gays alliant un statut de producteurs d’images et un rôle de supports de représentations favorisant la gentrification dans ses aspects symboliques. L’analyse repose largement sur un corpus de presse non exhaustif déjà présenté au chapitre 3. On a évoqué son hétérogénéité, ses richesses et ses défauts. Rappelons qu’il est constitué de deux types de supports pour les deux terrains d’enquête : des supports de presse gay spécialisée (quatre revues et 779 numéros consultés pour Paris, deux revues et 240 numéros consultés pour Montréal) et des supports de presse non spécialisée locale ou nationale (une centaine de documents pour Paris, environ le double pour Montréal). Pour tenir compte de leur développement et de leur rôle croissant, on a également ajouté au corpus bon nombre de gratuits gays parisiens dans les années 2000 : ils composent une cinquantaine de numéros sur la période 2003-2006 issus des différents titres (Mâles à bar, e.m@le , Baby Boy, Sensitif, Garçons ! et Wesh City). Un corpus d’environ 1300 documents a ainsi été mobilisé comme archives pour la période 1979-2006. La construction du propos est plutôt thématique mais rend compte des évolutions chronologiques qui font en partie écho aux transformations observées dans le chapitre précédent, non sans certains décalages et certaines nuances.

Dans une première section, on montrera comment le quartier est présenté comme le support d’une conquête de l’espace par les gays dans un environnement socio-spatial bien particulier. C’est essentiellement la presse gay qui met en scène cet investissement inédit d’un quartier central présenté comme « populaire » et « authentique », surtout dans les années 1980. Les images du Village et du Marais se construisent ainsi à travers celle d’une aventure identitaire et à partir de ressources urbaines et sociales spécifiques aux environnements dans lesquels ils se localisent. De ce point de vue, la découverte du quartier par les gays s’appuie, en partie, sur des éléments du passé local et de l’environnement socio-spatial qui « renaissent » sous un jour nouveau et participent à une forme de mythologie de la conquête pionnière qui se prolonge au cours des années 1990. Dans une deuxième section, on montrera comment se construit aussi parallèlement l’image d’un quartier à la mode, en particulier du milieu des années 1980 au milieu des années 1990. Ce rapport à la mode se nourrit d’une image alternative progressivement infléchie par un engouement médiatique sans précédents de la presse gay, mais aussi de la presse généraliste par la suite. Au-delà de ces décalages temporels, ce processus illustre une tension progressive entre l’alternative et le conformisme : les deux quartiers sont valorisés pour leur caractère « hors-normes » (lieux, populations, modes de vie) mais cette valorisation institutionnalise et normalise paradoxalement les formes de la marginalité pour les ériger en mode, tendance et normes socioculturelles. On montrera, dans une troisième section, comment une critique tous azimuts du Village et du Marais apparaît depuis la fin des années 1990. Elle existe bien avant mais s’amplifie alors à travers des thématiques variées (embourgeoisement, conformisme, entre-soi et communautarisme) dont l’analyse converge vers une dénonciation de certains effets de la normalisation et de la gentrification. L’idéalisation d’un passé révolu, la dénonciation des logiques économiques, le sentiment d’envahissement illégitime et le discours de la fuite montrent comment les gays interviennent symboliquement comme acteurs de la gentrification et producteurs de ses images.