1.2.a. L’authenticité du populaire comme exotisme.

Les images du Marais et du Village se construisent aussi à partir des propriétés initiales des deux quartiers, notamment à travers la thématique du populaire et de l’authenticité, surtout dans les années 1980. Dans cette première période, l’image de quartiers populaires et de lieux et de relations sociales authentiques, semble produire un univers exotique valorisé, comme si l’on cherchait et découvrait ici les vertus d’une sociabilité populaire, la simplicité et la chaleur des lieux d’antan, l’originalité de la mémoire locale. Ces images ressemblent à s’y méprendre aux discours typiques de gentrifieurs investissant un quartier populaire. Cet aspect de la mise en scène du quartier nous paraît crucial dans la mesure où il converge, une fois de plus, vers un processus typique de la gentrification.

Au début des années 1980, les aspects populaires d’un quartier sont généralement valorisés par la presse gay : on y apprécie les populations locales appartenant à des métiers manuels, les familles du quartier et l’authenticité des lieux d’antan. Ce constat est frappant dans Gai Pied y compris ailleurs qu’à Paris, par exemple à Barcelone et à Lyon. On décrit « un vent de folie sur les Ramblas, lieu populaire où les folles côtoient les familles du quartier » (Gai Pied, n°38, 1982) et « à Lyon, ça bouge sur les Pentes populaires de la Croix-Rousse ! » (Gai Pied, n°160, 1985). Or, le Marais et le Village possèdent, eux aussi, cet attribut de quartier populaire. Il fait précisément le charme et l’attrait de certains lieux qui s’y localisent. Au petit bar, situé 75, rue des Archives, on relève « un arrière goût de routiers, des ouvriers du quartier plus virils que jamais » (Gai Pied, n°39, 1982). Une série de restaurants du Marais est régulièrement mentionnée au cours des années 1980 pour son décor « un peu vieillot » et « l’ambiance chaleureuse et populaire » qu’on y découvre : c’est le cas du Rocher de Cancale et du Gai Moulin dans le 4ème arrondissement, du Mess et surtout de Mélodine dans le 3ème arrondissement dont on apprécie « les tables en formica » et, grâce à qui, « inviter un mec à dîner n’est plus un problème pour un smicard » (Gai Pied, n°46, 1983). Au début des années 1990, alors que le Marais n’est plus un quartier « populaire », on valorise encore, dans Illico par exemple, les rares résidus d’un passé révolu :

[Au sujet du Mic-Man: « Ce cadre à l’ambiance très familiale qui rappelle parfois avec nostalgie l’époque du Village » (Illico, n°14, 1992)
[Au sujet du Swing: « Une déco années 60, un cachet authentique et bien particulier, un endroit comme on n’en fait plus » (Illico, n°14, 1992)
« Le Palmier Zinc a gardé son look de vieux resto de quartier. Tout près des Halles, les camionneurs venaient y retrouver les putes ! Cela donne un charme certain à l’endroit, même si depuis la clientèle comme le quartier ont bien changé […] Gays et branchés le soir, employés de bureaux et commerçants à midi » (Illico, n°15, 1992)

Pour la presse gay, le thème du populaire est associé à trois vertus principales. Il est d’abord investi d’une dimension sexuelle où la virilité de l’ouvrier, le fantasme du routier et l’image de la prostituée font résonner l’imaginaire sexuel homosexuel et les caractéristiques sociologiques d’un quartier. Les références à la prostitution et aux itinérants du Village dans la presse gay montréalaise fonctionnent sur un registre similaire, mais y ajoutent la dimension marginale. Le populaire est aussi investi dans les années 1980 d’une dimension contestataire qui fait écho, d’une part à la force du militantisme homosexuel québécois, d’autre part au caractère militant de Gai Pied en France. Ainsi, l’aspect populaire d’un lieu ou d’une catégorie de population semble davantage valorisé que les figures de la bourgeoisie, le fait de revendiquer quelque chose davantage souhaitable que le fait de vivre un « bonheur tranquille » :

‘« Fini le temps des revendications, les gays préfèrent leur bonheur tranquille du Marais » (Gai Pied, n°352, 1989)
« Ces bourgeois gays, bien rangés, qui possèdent un loft à Bastille et une garçonnière dans le Marais » in « Je ne suis pas un gay, je suis une pédale » (Gai Pied, n° 537, 1992)

En tant qu’opprimés parmi d’autres, les gays peuvent encore trouver ponctuellement, dans les années 1980, des éléments d’identification dans les cultures ouvrières notamment à travers ce thème de la contestation. Ces convergences déjà constatées dans d’autres contextes (Castells, 1983 ; Grésillon, 2000) apparaissent dans Gai Pied et marquent profondément le discours de la presse gay québécoise au moins jusqu’au début des années 1990 (chapitre 4). On célèbre dans Fugues les nombreux événements festifs organisés dans le Village depuis le milieu des années 1980 : il y aura certes des manifestations et des festivals colorés dans les années 1990 n’ayant plus grand chose à voir avec des fêtes populaires de quartier, mais il existe aussi des événements typiques de la culture populaire québécoise réinvestis par les bars et les associations gays du Village dès cette époque. C’est le cas de la Fête de la Saint-Jean37 faisant la Une de Fugues en 1989 ou des épluchettes de blé d’inde38 organisées régulièrement dans le quartier depuis le milieu des années 1980. Enfin, la valorisation du populaire est étroitement liée à celles de l’authenticité et de la convivialité des relations sociales. La manière dont la presse gay associe l’émergence du Marais et du Village à la convivialité des ambiances fait écho à la sociabilité des familles populaires qui y vivent encore au milieu des années 1980. Rappelons ici le rôle de la description des établissements : souvent, ils sont présentés par les prénoms de leur gérant selon une familiarité accentuée par les photographies et l’utilisation du « vous » adressé aux lecteurs. Ainsi, « Jean-Claude et Jacky vous attendent au Manuscrit » (Gai Pied, n°44, 1982) alors que « Gérard et Philippe vous accueillent aux Jardins du Marais, au cœur de la rue Charlot » (Gai Pied, n°54, 1983). Cette pratique est également manifeste dans le Village : en parcourant les pages de Fugues à l’époque, on identifie par les photographies et la mention des prénoms, un ensemble de personnages et de relations sociales localisées qui produisent l’image d’un quartier convivial où l’on connaît et finit par reconnaître les gens que l’on croise. Des personnages du quartier deviennent progressivement omniprésents dans la presse gay : il s’agit souvent de gérants d’établissements gays, mais aussi de simples employés suivant le fort turn-over des établissements depuis la fin des années 1980. Parallèlement, certains artistes et certains clients au départ anonymes deviennent eux aussi des figures locales connues et reconnues dans le quartier.

Dans le cas du Marais, on citera le cas de Victor, rencontré en cours d’enquête, puis interrogé en entretien. Victor avait d’abord été repéré dans la presse gay de la fin des années 1990 par son omniprésence dans les photos et les événements recensés dans le Marais. Un entretien a ensuite été réalisé, notamment parce que Victor avait été, dans les années 1990, serveur et animateur de soirées au Piano Zinc, établissement qui nous intéressait beaucoup. Né en 1964, Victor est issu d’un milieu populaire provincial qu’il quitte en 1983, pour venir étudier les beaux-arts à Paris, mais surtout pour entamer une carrière dans la chanson. Il fréquente alors les cabarets de Pigalle et les premiers bars gays du Marais et devient serveur au Piano Zinc en 1987, puis chanteur régulier et animateur de soirées dans cet établissement. Victor construit alors sa sociabilité et sa vie professionnelle autour de ce lieu, puis par extension autour des lieux gays du Marais. Son parcours illustre la manière dont le quartier et sa représentation par la presse gay ont pu constituer les ressources socio-spatiales d’une notoriété atypique venant infléchir une trajectoire sociale. Il apparaît omniprésent dans les photographies des soirées et des événements de la nuit gay depuis la fin des années 1990 et anime aussi des soirées dans d’autres lieux gays du Marais, notamment le mardi cabaret au Gai Moulin. Victor est d’ailleurs par la suite rédacteur d’une éphémère rubrique « Au temps de Victor » dans Marcel, gratuit gay des années 2000, dans laquelle il célèbre et raconte des lieux gays d’antan. Il est ainsi représenté comme une figure « authentique » et « gay » du quartier, authenticité qu’il cultive par son métier de chansonnier et d’animateur de soirées cabaret qui font revivre, le temps d’une soirée, des ambiances du passé. Victor illustre ainsi la mise en scène de relations sociales authentiques et intenses dans les limites du quartier gay.

Cette image reste fortement mobilisée dans la presse gay parisienne depuis la fin des années 1990 : des supports plus récents comme Mâles à bar, Wesh City, Sensitif ou Garçons ! rejoignent Illico en proposant des pages entières de photographies prises lors des soirées et des événements se déroulant dans le Marais. Nous n’avons pas exploré davantage cette piste, mais on pourrait reconstruire ici la mise en scène des réseaux de la notoriété gay locale fonctionnant comme un « milieu » social et spatial. Dans les années 1980, on ne compte plus par ailleurs les anniversaires célébrés dans le quartier et dans les lieux gays du Village ou du Marais : on annonce ainsi l’anniversaire de Francis ou de Claude, auquel « vous êtes invités » (c’est-à-dire le lecteur), une photo accompagnant souvent l’annonce ou la publicité. Dans les années 1990, on célèbre également des anniversaires dans le Marais : ceux des employés des bars et ceux des établissements eux-même (le Central, le Quetzal ou le Cox notamment). Ces différents éléments participent à l’image d’un réseau d’interconnaissances fortement localisé, convivial et accueillant. On se rapproche bien souvent de l’image du quartier-village chère aux gentrifieurs et également valorisée par les gays. On joue de fait sur le terme « village » qui renvoie dans le corpus aux quartiers gays new-yorkais (West Village puis East Village), au quartier gay de Montréal lui-même et au célèbre premier bar gay du Marais, Le Village. Au-delà du terme même, c’est bien la recréation d’un lien social de proximité et de réseaux étroits de sociabilité qui est mise en scène dans les deux quartiers : au cœur de métropoles de taille mondiale, ces relations sociales semblent intenses, chaleureuses et authentiques.

Illustration 5 : Publicité pour
Illustration 5 : Publicité pour le Village (Paris), diffusée dans Gai Pied au début des années 1980.

L’image des quartiers du Marais et du Village est ainsi fortement associée à leur caractère populaire. Rappelons qu’il marque effectivement la sociologie du Marais du XIXème siècle jusqu’aux années 1960 et qu’il correspond bien au profil sociologique du secteur du Village. Cette valorisation du populaire est essentiellement perceptible dans les années 1980. Elle s’estompe au milieu des années 1990 : d’autres valeurs s’affirment dans la presse gay alors que les traces du populaire ont quasiment disparu du Marais et semblent fragilisées dans le Village. Pour autant, en investissant les composantes populaires de l’histoire et de la sociologie de ces deux quartiers, la presse gay se réapproprie ici des ambiances et des symboles en les réhabilitant et les revalorisant. Elle semble en faire un élément relativement exotique dans l’espace urbain parisien et montréalais des années 1980, mais d’autres qualités du quartier sont aussi investies comme support d’une réanimation et objet d’une revalorisation patrimoniale, culturelle et plus largement sociale.

Notes
37.

Il s’agit de la fête nationale du Québec, célébrée le 24 Juin et dont les dimensions identitaires et contestataires sont renforcées depuis les années 1970.

38.

Fêtes traditionnelles familiales québécoises et rurales autour du maïs.