1.2.b. Histoire et culture: redécouvrir le quartier ?

Si le caractère populaire du quartier participe à une forme de retour aux sources au centre-ville, plusieurs attributs du Village et du Marais sont également valorisés par la presse gay comme les leviers possibles d’une réanimation à laquelle les gays sont invités à prendre une part importante en découvrant ou redécouvrant le quartier.

La rhétorique de la découverte occupe une bonne partie des années 1980, en particulier dans le Marais, objet de surprises et d’injonctions à la déambulation. Les qualités mentionnées renvoient à différents aspects, aux lieux gays eux-mêmes, mais pas seulement. Le Marais est notamment valorisé pour ses qualités architecturales, ses rues et son patrimoine historique. C’est le cas de la rue des Francs-Bourgeois, « une rue splendide et pittoresque qui relie les Halles au nouveau quartier qui monte, Bastille » (Gai Infos, n°37, 1987). Les hôtels particuliers du Marais, « ses vieilles demeures » et leurs cours intérieures sont fréquemment évoqués (notamment l’hôtel Salé abritant le Musée Picasso) donnant notamment un « charme atemporel » au Fond de Cour, célèbre restaurant gay de la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie (Gai Pied, n°223, 1986). Dans les années 1980, l’investissement du Marais par les gays a beau être nouveau, il se nourrit de l’ancien et du cadre urbain exceptionnel d’un quartier historique du centre de Paris. Qu’il soit découvert ou redécouvert, il est valorisé pour son patrimoine selon une logique déjà visible du côté de certains commerces et redoublée ici par les représentations médiatiques. Cet élément est d’ailleurs mentionné aussi par la presse généraliste à peu près à la même époque, sans qu’on y repère encore les gays. La mobilisation de l’Histoire prend alors deux formes différenciées : mobilisation d’un passé populaire et mobilisation, ici, d’un passé, plus ancien encore, associé au luxe aristocratique et à la valeur exceptionnelle du bâti déjà en cours de réhabilitation.

La presse gay québécoise est moins prolixe sur les qualités du cadre urbain du Centre-Sud, sans doute moins valorisantes a priori. Les deux quartiers partagent cependant la qualité de la disponibilité et le fait qu’ils soient encore peu fréquentés renforcent apparemment leur intérêt et leur attrait. Le Village est décrit comme étant longtemps resté « tranquille » ou « paisible » mais l’heure est au « réveil de l’Est, après des années de ron-ron » (Fugues, vol.2, n°8,1985). Les photographies et la description des terrasses du Village offrent en été l’image d’un lieu paisible, calme et agréable où les affres de la vie urbaine semblent s’arrêter pour un temps. Les numéros d’été de Fugues nourrissent cette image dans les années 1984-87 : à l’été 1987, le magazine consacre un dossier « Spécial dehors » aux terrasses du Village.

‘« Sur Amherst, les garçons vont dîner à La Garçonnière sur la terrasse arrière et découvrent un jardin paisible, un petit brin de campagne en plein Village » (Fugues, vol.4, n°5, Août 1987).

Les différents attraits des deux quartiers s’inscrivent dans une rhétorique de la découverte alimentée par l’importance des reportages et des récits à la première personne de soirées et de nuits passées dans le quartier prenant la forme de circuits. Leurs étapes ressemblent à des déambulations aléatoires jusqu’au milieu des années 198039 puis tendent à constituer des circuits-types aux étapes « incontournables » et progressivement balisées.

Ces étapes intègrent certes des bars gais mais aussi, et massivement, des lieux culturels. Le Village et le Marais sont présentés d’ailleurs comme des quartiers très culturels, quand bien même leur équipement réel en lieux culturels reste relatif au regard de Paris et Montréal dans leur ensemble. Il s’agit alors de découvrir dans le Marais des lieux culturels variés, qu’ils soient récents ou plus anciens, tels ses musées, ses galeries d’art (3ème arrondissement) et ses cafés-théâtre. Cette valorisation dépasse largement les lieux gays et depuis le milieu des années 1980, le Marais est surreprésenté dans les agendas culturels de Gai Pied et de Gay Infos. Les lecteurs sont invités à fréquenter le nouveau musée Picasso et découvrir l’hôtel Salé qui l’abrite, à découvrir aussi les expositions du Centre Pompidou, les galeries du Perche et celle de Vivane Esolers (3ème arrondissement), le théâtre des Blancs-Manteaux, le Point Virgule, les cinémas le Marais puis le Latina. Dans les années 1985-86, on met en avant les petites expositions organisées au Duplex et celles du récent Centre Culturel Suisse, rue des Francs-Bourgeois. Gai Pied offre des tarifs réduits pour le cinéma Le Marais (20, rue du Temple), célèbre la programmation audacieuse du Latina et la naissance, en 1987, du « 1 er festival du Marais-off, du 17 au 30 juin au Thaï Théâtre, 37 rue Vieille- du-Temple » (Gai Infos, n°32, 1987). A la fin des années 1980, des lieux maraisiens occupent une place centrale dans les agendas culturels de la presse gay sans pour autant être des lieux gays : le théâtre des Blancs-Manteaux (15, rue des Blancs-Manteaux), le Point-Virgule (7, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie), le Petit Casino (14, rue Chapon). Ces références culturelles sont hétérogènes : elles mélangent culture légitime (Beaubourg, musée Picasso, galeries d’art), culture de café-théâtre, culture patrimoniale et certains artistes plus avant-gardistes. Le cas de la galerie Yvon Lambert40 constitue un exemple intéressant. Né en 1946, Yvon Lambert ouvre sa première galerie parisienne en 1966 dans le 6ème arrondissement, puis se déplace en 1977 pour s’installer rue du Grenier Saint-Lazare, au cœur du Marais populaire, dans le 3ème arrondissement. Il expose alors essentiellement de jeunes artistes participant à l’essor de l’art contemporain au début des années 1980. En 1986, la galerie s’installe à son emplacement actuel, dans un ancien atelier d’artisans, sous une impressionnante verrière, au 108, rue Vieille-du-Temple. Elle constitue l’une des galeries les plus importantes et fréquentées de Paris depuis les années 1990, et a fait connaître des grands noms actuels (Christian Boltanski, Nan Goldin, Sophie Calle, Jenny Holzer). Or, cette galerie d’art contemporain est mentionnée par Gai Pied dès le début des années 1980 et fréquemment évoquée par la suite. Son déménagement en 1986 est l’occasion de célébrer les « jeunes artistes de demain » y exposant des « œuvres souvent impressionnantes » (Gai Pied, n°212, 1986). Ce cas est emblématique d’une valorisation culturelle du Marais reposant en partie sur des lieux relativement avant-gardistes prenant place dans un cadre urbain pétri d’histoire et d’une culture plus classique mais aussi des traces de l’artisanat local des années d’après-guerre. Ce curieux mélange des genres, des époques et des cultures alimente jusqu’au début des années 1990 un attrait de type culturel pour le Marais. L’image essentielle du bar gay le Duplex repose par exemple sur cette dimension culturelle, voire intellectuelle sur toute la période :

‘« Le Duplex est un bar d’art […] une curieuse alchimie imprègne ce lieu où se mêlent des gens variés aux goûts éclectiques » (Gai Pied, n° 515, 1992)
[au sujet du
Duplex] : « entre le club de rencontre et le salon de discussion pour les mecs avec gros Q.I. » (Têtu, n°1, 1995)

Dans le Village, la culture et les arts sont également mis en avant, mais principalement lorsqu’ils sont investis par la dimension gay. Il existe peu de lieux culturels dans le quartier Centre-Sud avant l’installation des établissements gays, hormis un cinéma et deux petits théâtres. De fait, les événements « culturels » sont surtout localisés dans les tavernes et les bars gais pendant les années 1980 : quelques expositions et spectacles musicaux, essentiellement tournés vers les cultures homosexuelles (nus masculins, travestis) y ont lieu. Quelques adresses de cinéma sont mentionnées mais la mise en avant de la culture est moins franche qu’à Paris, l’équipement en lieux culturels non gays étant sans équivalent entre les deux quartiers. Le Village reste d’abord valorisé pour ses bars, restaurants et tavernes accueillants et conviviaux, moins pour ses aménités culturelles et son patrimoine historique.

Ainsi, les médias gays font émerger plusieurs attributs des deux quartiers comme des qualités spécifiques valorisées ou revalorisées alors même qu’elles avaient jusqu’alors suscité peu d’intérêt. Ces attributs peuvent être des propriétés traditionnelles du quartier réhabilitées ou des propriétés plus récentes générées par les débuts de la gentrification ou les initiatives des gays dans le quartier. Dans les deux cas, le corpus de presse des années 1980 montre que le quartier est l’objet d’une découverte ou d’une redécouverte convoquant un profil populaire, des images authentiques, qu’elles soient calmes ou chaleureuses, une vie sociale visiblement plus intense ici qu’ailleurs, des qualités esthétiques et/ou culturelles. L’histoire spécifique à chaque quartier explique un lexique décalé entre Paris et Montréal : le Village semble véritablement découvert, le Marais lui, est davantage redécouvert et inscrit dans une temporalité plus longue que son homologue montréalais, le rattachant à la fois à son passé populaire immédiat et à son passé aristocratique plus lointain. Ces réhabilitations symboliques du quartier convergent vers des processus de revalorisation typiques de la gentrification : valorisation du populaire et de la convivialité, réhabilitation d’un lien au passé, attrait pour la culture sous des formes variées. En ce sens, la presse gay contribue à la redécouverte du Marais, à la découverte du Village, et en filigrane, à leur gentrification.

Notes
39.

On retrouve ce type de récits dans la littérature homosexuelle française depuis la fin des années 1970, chez Renaud Camus ou plus tard, chez Guillaume Dustan (Camus, 1978, 1994 ; Dustan, 1996, 1997, 1999).

40.

D’après nos informations, Yvon Lambert n’est pas connu pour être homosexuel. Un couple d’enquêtés ayant exposé dans sa galerie a semblé le confirmer en entretien.