2.1. L’alternative : populations, modes et pratiques.

La thématique de l’alternative tient, elle aussi, une part centrale dans le corpus étudié et sur l’ensemble de la période. Evidemment, ce qui est « alternatif » évolue avec le temps, en fonction de ce qui est considéré comme « dans la norme ». Le Marais et le Village ne cessent cependant au moins dans les années 1980 d’être présentés comme des espaces alternatifs où se croisent des populations, des pratiques et des modes atypiques. Cette valorisation de la différence et de l’alternatif fait largement écho aux dispositions socio-culturelles des gentrifieurs à l’avant-garde, voire à la marginalité, plutôt qu’au conformisme tranquille des normes sociales dominantes.

Ce sont d’abord des groupes de population qui portent des alternatives socio-culturelles. Leur description signale l’avènement des termes « look » et « branché » dans la presse gay des années 1980 et mobilise souvent des attributs vestimentaires et des référents culturels ou socio-économiques. À Paris, dans les années 1980, ces populations convergent d’abord vers le quartier nocturne des Halles, puis se déplacent peu à peu vers le Marais. Elles regroupent des noctambules aux looks provocateurs et atypiques, des artistes plus ou moins reconnus, des gays, des personnalités de la culture mais aussi des populations plus marginales de la nuit parisienne (travestis, prostitué(e)s). Gai Pied associe d’abord cette « nouvelle bohème » au secteur des Halles au début des années 1980 : « Les nuits des Halles : fast-food, zonards, modistes, banlieusards et gays » (Gai Pied, n° 46, 1982). Mais le Marais apparaît progressivement comme un lieu de rencontre privilégié par ces différents groupes alternatifs. Les journalistes de Gai Pied y croisent à la fois des artistes novateurs et avant-gardistes dont bon nombre sont homosexuels (Jean-Paul Gautier, Patrice Chéreau, Grace Jones, Karl Lagerfeld), des personnalités liées au monde de la culture ou de la nuit (Jack Lang, Régine, Fabrice Emaer, David Girard), mais aussi un ensemble d’anonymes majoritairement jeunes et « branchés » d’une manière ou d’une autre. Cette faune de la nuit mélange des codes et des référents culturels assez variés. Elle illustre aussi les tendances et les modes spécifiquement homosexuelles qui s’affirment dans les années 1980. Par exemple, l’irruption de la mode du cuir, directement importée des Etats-Unis, marque profondément les codes culturels et le paysage homosexuel parisien de l’époque. De ce point de vue, la presse gay associe le cuir à l’avant-garde, puis à LA tendance du moment. Gai Pied propose un dossier sur « la mode cuir », puis inaugure une nouvelle rubrique en 1982, la « fiche branchée » dont le premier sujet est « le cuir ». On y recense les lieux les plus cuirs, le Sling, le Transfert et le Keller, situés aux Halles et près de Bastille, mais on y évoque aussi le Central, en plein cœur du Marais. Le cuir constitue alors une tendance vestimentaire mais aussi sexuelle, associée à certaines pratiques plus ou moins explicitées. On doit nuancer les dimensions sexuelles du discours alternatif au sujet du Marais car le quartier reste faiblement équipé en lieux de sexe, ces lieux étant situés dans le secteur des Halles. La mise en avant de l’alternative dans le Marais repose d’ailleurs davantage sur des populations, des ambiances et des pratiques socio-culturelles que sur des sexualités minoritaires et marginales : l’avant-garde y est plus culturelle que sexuelle. Au Duplex, « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, la nostalgie des années folles est devenue « chébran » » (Gai Pied, n° 48, 1983) et, dans le Marais, on mise plutôt sur des lieux non-sexuels atypiques que sur des backrooms peu visibles dans le quartier. Ainsi, signale-t-on l’ouverture de la Boutique sentimentale au 14, rue du roi de Sicile et ouverte en 1983 :

‘« 11 Octobre : vernissage de la Boutique Sentimentale. Galerie d’art, expos, boutique de stylistes : une quinzaine de créateurs indépendants et des créations originales » (Gai Pied, n°87, 1983)

Dans le Village, les populations alternatives sont également mises en avant mais en un sens différent. Le « cocktail » alternatif et hétérogène parisien a peu d’équivalent à Montréal. On y évoque des populations marginales plutôt qu’alternatives et il s’agit des itinérants, des prostitués et des dealers du quartier, les avant-gardes socioculturelles montréalaises ayant plutôt élu domicile sur le plateau Mont-Royal. De plus, il n’y pas réellement de syncrétisme de la marginalité : les marginaux du quartier semblent étrangers aux gays nouvellement installés et le trafic de drogue pose visiblement problème aux établissements gays. Il n’en reste pas moins que le quartier Centre-Sud possède une image marginale et qu’elle fait partie des représentations médiatiques associées au Village dans les années 1980. Les gays, marginaux par leur orientation sexuelle, côtoient ici des marges plus radicales de la société, aux limites de la légalité.

Au-delà de ces populations marginales et des images qu’elles alimentent, c’est aussi la description des pratiques de consommation et des modes de vie visibles dans le Marais et le Village qui porte en elle les traces de l’alternative et de l’originalité (sexualité, vêtements, looks, musique, consommation). Certaines de ces pratiques sont particulièrement concernées, notamment l’alimentation. Les années 1980 voient ainsi se développer un modèle alimentaire remettant en question les habitudes dominantes :

‘« Depuis quatre ans, dîner à l’extérieur, et de plus en plus tard, surtout pour les gays, est devenue une habitude du quartier » (Gai Pied, n°137, 1984)

Le repas ne correspond plus à ses horaires, ni à ses lieux traditionnels (dont chez soi). La pratique du « brunch » est caractéristique de plusieurs lieux du quartier : célébrée comme une nouveauté du Coffee Shop puisque « le Bar central a un petit frère, le Coffee Shop, 12h-1h, brunch le dimanche, cosy, parler discuter » (Gai Pied, n°37, 1982), elle devient l’une des spécialités du Look où les « brunch-tartines » connaissent un grand succès dans les années 1984-1988, puis du café The Foufounes (40, rue Vielle-du-Temple), dans les années 1992-1995. Dans les années 1990, le brunch devient la marque de fabrique de certaines rues et terrasses du Marais et l’épicentre de la géographie du brunch du dimanche matin se situe aux Marronniers, situé au 18, rue des Archives. Des formules originales associées à l’alimentation sont aussi mises en avant, lors de l’ouverture du Kiosque Gourmand au 39, rue du Roi de Sicile en 1991 : « Une formule originale dans un lieu atypique: épicerie fine et restaurant » (Illico, n°11, 1991). Dans le Village, ces manières atypiques de se nourrir apparaissent aussi avec l’ouverture de plus en plus tardive des dépanneurs du quartier, la multiplication de services de restauration, variés, exotiques et ouverts à toute heure. Ce processus converge vers les pratiques des gentrifieurs et constitue un élément fortement valorisé par la presse gay montréalaise qui met fréquemment en avant, depuis la fin des années 1980, tel ou tel restaurant comme une « formule originale » ou une « solution idéale pour faire le plein d’énergie avant une nuit dans le Village » (Fugues, Août 1992).

L’alimentation n’est pas un cas isolé. La presse gay valorise un ensemble de pratiques atypiques explicitement liées aux deux quartiers : elles concernent surtout les sorties, l’alimentation, les vêtements et les références musicales et culturelles. On remarque que l’habitat et les pratiques résidentielles y sont également investis d’une dimension avant-gardiste, notamment dans la rubrique « Intérieurs gays » de Gai Pied. Dans ce cas, si les pratiques ne sont pas réellement associées au Marais et au Village en tant que tels, on y découvre de nouvelles manières d’habiter son logement (encadré 2).

Encadré 2  - « Intérieurs gays » : le logement et l’habitat dans Gai Pied.
Au début des années 1980, Gai Pied lance une rubrique « Intérieurs gays » qui consiste en un reportage-photo chez un gay, en général lecteur de Gai Pied, dont le logement ou le mode de vie présente un intérêt particulier. La rubrique comporte des photos et un article décrivant cet « intérieur gay ». On insiste généralement sur des objets, une décoration, un lieu et un mode de vie atypiques.
Un premier exemple est celui de Bernard, 39 ans, habitant un loft près de la Gare du Nord à Paris. Le loft est un « ancien atelier de confection de 120 mètres carrés » avec « quatre mètres de plafond ». Sur le choix du logement Bernard explique : « J’ai tout de suite pensé que le quartier de la gare du Nord était le Marais des années 90, qu’un loft était d’abord occupé par des marginaux, puis par la bourgeoisie branchée. Je ne me suis pas trompé. Depuis, l’immeuble a été rénové et il existe une demande très forte sur le quartier. C’est un quartier à la fois bourgeois et populaire ». Il rajoute ensuite : « Habiter un loft, j’associe ça à une forme de sexualité marginale » (Gai Pied, n°142, 1984)
Le second exemple concerne un appartement lyonnais, situé dans le quartier Saint-Georges, acquis par Daniel, 37 ans, qui y vit avec son compagnon. L’appartement était « déjà occupé par des gays » en colocation : « il y avait 6 ou 7 personnes qui habitaient ici, des étudiants, des gays, c’était ambiance un peu bohème ». Le reportage insiste sur l’insalubrité du logement, le charme du patrimoine architectural et la « bonne affaire » réalisée dans un quartier en pleine…gentrification (Authier, 1993). Il consacre le mode de vie d’un couple gay installé dans un quartier au charme particulier : « Le charme authentique de Saint-Georges, ce vieux quartier de Lyon où Daniel a restauré un appartement cosy dans un vieil immeuble longtemps laissé à l’abandon »(Gai Pied, n° 96, 1984).
Ces deux exemples ne sont pas directement liés au Marais. Ils montrent néanmoins que la presse gay valorise des avant-gardes dans le domaine de l’habitat et du logement. Dans les deux cas, on découvre des habitats et des quartiers typiques de la gentrification. Dans le cas de Bernard, on évoque le loft, le passage de la marginalité à la bourgeoisie branchée et le lien entre un type de logement et une sexualité marginale. Avec Daniel, on retrouve sans doute l’un des gentrifieurs de Saint-Georges étudiés par Jean-Yves Authier (Authier, 1993), possédant en plus, l’attribut de l’homosexualité.

Dans la presse gay, la qualité d’un lieu repose largement sur son originalité et sa capacité à proposer des lieux, des ambiances et des pratiques alternatives au sens où elles existent peu ailleurs et remettent en cause les modes de vie dominants. De ce point de vue, le Marais et le Village offrent ce spectacle de la différence jusqu’au milieu des années 1990, avec une obsession croissante pour la « nouveauté » et les nouveaux lieux que l’on « lance » bien souvent sur le mode de la prophétie auto-réalisatrice :

‘« Ouverture de La reine de Saba. Nouvel endroit « in » dans le Marais (52, rue du Roi de Sicile). L’été 87 se pointe déjà à l’horizon et il pourrait bien être celui de la Reine de Saba, en tous cas dans le Marais » (Gai Infos, n°29, 1987)

Dans le Village, les ouvertures de nouveaux bars, les changements d’administration ou de gérance, les travaux d’établissements déjà ouverts suscitent systématiquement des double-pages de publicité dans Fugues annonçant un « événement de l’année », une « ouverture imminente », voire même une « révolution » lors de l’ouverture du Stud en 1995. Ce culte de la nouveauté est renforcé par la valorisation d’un goût pour les formes de culture « différente » et le mélange des genres dans la sociabilité. A la fin des années 1980, on célèbre ainsi autant le Piano-Zinc où se mêle « spontanéité, humour, tendresse et délire » (Gai Pied, n°211, 1986) et où se produisent des travestis, des chansonniers et des artistes indépendants, que le Café Beaubourg, vaste établissement dont le design luxueux est l’œuvre de Christian de Portzamparc et qui rassemble une clientèle jeune et branchée. Le Marais et le Village sont manifestement des quartiers où quelque chose de différent, de nouveau et d’alternatif élit alors domicile. Ce quelque chose d’alternatif renvoie à plusieurs registres parmi lesquels le registre sexuel apparaît finalement assez discret. L’image des deux quartiers mêlent ainsi nouveauté, différence, minorité et originalité. Ces mises en scène du quartier reposent sur des éléments que l’on retrouve au cœur des représentations et des dispositions socio-spatiales des gentrifieurs. On comprend pourquoi les représentations du Marais et du Village produites par les gays peuvent à nouveau rencontrer les logiques symboliques de la gentrification. Cette rencontre est d’autant plus probable que le versant le plus sexuel de l’alternative portée par les gays n’est ni massivement ni directement mis en valeur dans le Marais et dans le Village, même s’il reste présent dans l’image de ces deux quartiers.