2.2. Emballement médiatique et institutionnalisation.

Si le Marais et le Village se singularisent par certaines ambiances, pratiques et populations, l’emballement médiatique qu’ils suscitent dans la seconde moitié des années 1990 est sans précédent. Cette médiatisation intense a plusieurs caractéristiques plus ou moins partagées par nos deux terrains.

Dans la presse gay d’abord, et dans les années 1990, le Marais et le Village sont hégémoniques comme repères institutionnalisés dans les rubriques traditionnelles : le mot même de Marais ou de Village devient souvent un nom commun ou un adjectif servant à désigner des looks, des modes de vie ou des types d’homosexuels. Dans les index et les plans de Paris et Montréal, la catégorie « Village » ou « Marais » domine largement les autres, un zoom sur les deux quartiers est systématiquement proposé dans les plans gays des deux villes (Illico, Têtu, Fugues). D’autre part, les Unes, dossiers et articles consacrés spécifiquement au Marais ou au Village prennent une place grandissante dans les magazines, devenant en tant que tel un sujet à traiter : les années 1995-2000 constituent la période la plus fournie à ce sujet. Le propos y est relativement homogène et concerne la croissance et le développement du quartier gay. On valorise aussi la diversification des services et des commerces, les initiatives et la structuration des activités commerçantes, le rôle positif que le quartier a sur le tourisme gay, la visibilité homosexuelle et dans de nombreuses trajectoires homosexuelles. En 1995, par exemple, dans son numéro intitulé « Montréal : la mecque rose d’Amérique ? », Fugues interroge des gays sur leur rapport au Village. Les témoignages insistent sur les avantages que procurent le quartier dans une vie d’homosexuel, son caractère festif, ludique, animé et tolérant : l’enthousiasme de la presse gay n’est plus tellement relié à des vertus alternatives ou des valeurs populaires. Le quartier semble un acquis, on y célèbre à présent d’autres aspects : la consommation, la mode, les institutions gays locales, le caractère incontournable de tel ou tel lieu, la nécessité de ne pas manquer tel ou tel événement. La présence gay dans le quartier a pris des formes et des proportions beaucoup plus importantes et c’est bien un élément valorisant : le Marais est réellement devenu à la fois « circuit des hommes et circuit des modes » (Gai Pied n°305, 1988). Ce changement de cadrage repose notamment sur deux logiques cumulatives.

Une première logique est celle de la croissance et de la diffusion des formes de présence gay dans les deux quartiers. Les commerces et services gays se multiplient très rapidement et la presse n’a de cesse de signaler les ouvertures de nouvelles adresses gays sur le mode de la « consolidation » et de la concentration accrue dans un périmètre central devenu le lieu où tout se passe et tout se joue pour les gays. En quelques années, la rhétorique de la découverte laisse place à la célébration d’une vitrine urbaine des homosexualités. Dans le Village, cette croissance spectaculaire est redoublée par l’audience croissante, la renommée grandissante et notamment internationale d’événements gays associés au quartier dont les deux principaux sont le festival Diversités et le week-end « Black and Blue » déjà évoqués. Le Marais ne propose pas de tels événements et ne dispose visiblement pas d’un rayonnement international équivalent : c’est plutôt au quotidien que se construisent les images de l’emballement et de la fréquentation exponentielle des rues du quartier. Elles sont accentuées par les micro-processus d’appropriation ou d’envahissement de l’espace public qui rythment la semaine et l’année dans le secteur du « Marais gay ». À partir du milieu des années 1990, ces rythmes maraisiens scandent ceux de la vie gay parisienne pour la presse spécialisée avec leurs points d’orgue : le week-end (vendredi et samedi soir, mais aussi samedi et dimanche après-midi) et le printemps, période de déploiement des terrasses. Or, l’affluence d’un lieu participe à présent à son intérêt. Le « calme » a changé de signification « en langage pédé » :

[à propos du Bar] : « Après un taux de fréquentation proche de l’asphyxie, l’endroit est aujourd’hui plus calme (ce qui en langage pédé est proche de ringard) » (Supplément Têtu, Guide Europride, 1997)

Par extension et diffusion spatiale, la presse gay construit ainsi une image de quartier très fréquenté au-delà des populations pionnières et des groupes d’avant-garde : les quartiers gays sont devenus très populaires, non plus au sens socio-économique, mais au sens de l’attrait qu’ils exercent auprès d’un public de plus en plus nombreux.

Une deuxième logique amène la presse gay à se focaliser parallèlement sur quelques « lieux-clés » de la vie gay du quartier dont l’apparition, l’audience et les initiatives (publicité, événements, soirées spéciales) contribuent à l’institutionnalisation. Dans le Marais, certains établissements nés dans les années 1980 consolident leur statut en s’adaptant aux modes et aux tendances (programmation musicale, DJ, soirées à thème) : le Quetzal devient notamment l’un des établissements-phares du quartier dès la fin des années 1980 et son statut d’institution perdure dans les années 1990 (encadré 3).

Encadré 3  - Du bar branché à l’institution, l’exemple du Quetzal.
Ouvert en 1987, au 10, rue de la Verrerie, le Quetzal constitue un bon exemple valorisation d’un bar gay du Marais depuis la fin des années 1980. Il cumule dès son ouverture de nombreuses qualités pour la presse gay (modernité du décor, mélange des looks, originalité des services, ambiance branchée) et devient rapidement une institution locale où il faut venir se montrer. Dix ans plus tard, il est toujours très fréquenté et apparaît comme l’une des valeurs sûres du quartier, même si sa fréquentation a changé (plus âgée et plus « virile »). Si le Quetzal existe toujours aujourd’hui, il semble moins prisé depuis quelques années. La presse gay le recense toujours, mais le met beaucoup moins en avant. Plusieurs enquêtés qui fréquentent ou ont fréquenté ce bar évoque fréquemment son côté un peu « vieillot » tant du point de vue de la clientèle que du décor, renouvelé en 2006, mais « mal choisi », « froid » ou « raté » selon les enquêtés. Le bar souffre également selon le SNEG d’une baisse de fréquentation, généralisée à tous les lieux gays du quartier, mais particulièrement forte au Quetzal.
L’ouverture du Quetzal en 1987 : un nouveau lieu branché du Marais gay.
« Ouvert depuis plus de deux mois à peine, le Quetzal est déjà devenu un des hauts lieux du Marais. Crée par les anciens managers du Gai Moulin, Alain et Bernard, des garçons de tous styles y mélangent leurs looks autour d’un verre en goûtant le soleil sur la terrasse. Décor moderne, matières à la Philippe Starck, le Quetzal est sans aucun doute l’un des lieux les plus agréables et les plus branchés du Marais. Le matin, on y prend un solide petit déjeuner santé continental, le midi et le soir le Quetzal vous propose des sandwichs variés et raffinés, avec en point fort un happy hour de 18h30 à 20h. Pour un verre, on vous offre le 2 ème pour votre compagnon. Le Quetzal est ouvert tous les jours de 8h à 2h » (Gai Infos, n°32, Juin 87.)
« Où il faut se montrer ?Le quetzal, dernier des bars du Marais, le quetzal cartonne à mort ! Parfaite cohabitation des styles ! » (Gai Infos, n°35, Septembre 87)
Dix ans plus tard, une « institution » et une « valeur sûre ».
« Le Quetzal fête ses 10 ans d’existence ! Un anniversaire à ne pas rater. Bar pionnier du Marais, il est devenu le repère des mâles, des vrais, mais reste un des rares bars pédés accessibles à tous, une institution dans le quartier. Une ambiance détendue, une programmation éclectique (du disco à la house), une clientèle d’habitués et de nouveaux venus. L’happy hour du vendredi soir est toujours bondé, idéal pour ne pas repartir seul en boîte. Les années ont passé, le Quetzal est resté, preuve qu’il est une valeur sûre ! » (Têtu, n°16, 1997)

De rares lieux pionniers conservent leur place de choix, sans vraiment se renouveler. Dans ce cas, c’est justement leur aspect suranné, vieillot et presque « ringard » qui contribue à leur charme, tout en suscitant une forme de moquerie de la part de la presse qui les envisage comme des institutions forgées par une tradition dépassée :

‘« Le Central, premier bar pédé du Marais, mérite le détour pour sa clientèle souvent d’époque et l’ambiance musicale totalement décalée qui enchaîne vieux hits discos et tubes de chanteuses françaises depuis longtemps oubliées » (Supplément Têtu, Guide Europride, 1997)

Parmi ces anciens lieux, le Duplex apparaît toujours aussi inclassable. Sa description allie des motifs culturels et sociologiques typiques des haut-lieux de gaytrification, mais il semble toujours « atypique » et relativement en marge du processus général de renouvellement des années 1990 :

‘« Le bar le plus atypique du quartier : la musique va de la pop anglaise la plus obscure à Oum Kalsoum, tout en respectant un niveau sonore acceptable. Il faut dire qu’ici on se parle, que ce soit pour commenter les œuvres exposées aux murs, draguer autrement que par borborygmes ou déclamer des théories fumeuses sur les rôles sexuels- l’endroit est le repaire de la pédocratie locale » (Supplément Têtu, Guide Europride, 1997)

En parallèle, apparaît surtout une nouvelle vague d’établissements dans le quartier au tournant des années 1995-97, largement médiatisée par la presse gay. Ce sont des bars plus grands, au décor plus moderne, où la musique est plus forte et plus directement liée aux tubes du moment : la presse gay y voit de « nouveaux concepts » misant sur de nouvelles tendances musicales, une clientèle internationale, un aménagement intérieur marqué par l’avènement d’un design plus épuré et une homosexualité affranchie de toute injonction au placard. La presse gay se renouvelle en parallèle et son renouveau (Têtu, nouvelle formule de Illico) accompagne l’engouement pour ces nouveaux lieux. On peut citer les nouveaux bars gays du Marais, « nouvelle génération » : l’Open Café (1995), l’Amnésia (succédant au Swing en 1994), le Cox (décembre 1995), le Mixer, (1997), puis le Bear’s den (avril 1999), l’Okawa (2001), le Carré (2001) et le Raidd (2003). Non seulement ce renouvellement transforme les structures commerciales et la fréquentation du quartier mais c’est aussi son image qui est modifiée par ces nouvelles tendances décrites par la presse gay : musique plus forte (techno et musiques électroniques), sexualité plus affirmée et débridée, espaces plus grands, fréquentation accrue, consommation à grande échelle et visibilité affranchie. Comme si les tendances étaient inéluctables, on peut déplorer certains aspects d’un établissement mais concéder, malgré tout, qu’il reste une institution « incontournable », argument définitif et omniprésent pour ne pas le contourner lorsque l’on est gay et lecteur de Têtu. Tel est le cas du célèbre Cox :

‘« Avant d’atteindre le bar, vous serez bousculé et piétiné, si vous ne disparaissez pas totalement dans la fumée ambiante, puis vous serez finalement rejeté vers la terrasse où, si la techno-house de rigueur est moins forte, le regard des mecs qui vous matent n’en est pas pour le moins très « dur ». Quoi qu’il en soit, l’endroit est incontournable » (Supplément Têtu, Guide Europride, 1997)

Ces nouveaux lieux ne sont d’ailleurs pas seulement des bars et des discothèques. Certains sont également valorisés parce qu’ils proposent des services allant au-delà de la sociabilité et des sorties. En 1996, Têtu consacre ainsi un encart à la pharmacie gay du Marais, la Pharmacie du Village, ouverte en Octobre 1995, « rue du Temple, au cœur du Marais », dirigée par Bruno Baron et où l’on diffuse de la musique très gay : « Line Renaud et Dalida » (Têtu, n°5, Août 1996). Bruno Baron raconte qu’il a « travaillé trois ans dans un grand hôpital de Montréal. Cette ville c’était un rêve d’enfance ! D’ailleurs le nom « pharmacie du Village » est inspiré du quartier gay de là bas ! » Il explique aussi : « Nous avons fait de cette pharmacie un endroit chaleureux et elle a très vite été gay ». Un accueil et des services spécifiques sont proposés aux séropositifs, tenant compte des singularités de la clientèle de l’officine et du quartier :

‘« Ici on parle du sida comme d’un mal de gorge. On conseille aussi les gens qui ont peur de parler de sexualité et de maladies sexuellement transmissibles à leur médecin […] On distribue gratuitement gel et capotes, la pharmacie travaille en collaboration avec le Kiosque Sida Info » (Têtu, n°5, 1996).

Endroits à la mode, nouvelles tendances et services particuliers semblent marquer l’image du Marais des années 1990 à travers des lieux-clés devenus des « incontournables » du quartier.

Le quartier du Village connaît le même destin, ses hauts-lieux gays devenant des institutions incontournables à plusieurs échelles : celle du quartier Centre-Sud, celle de Montréal dans son ensemble, mais aussi l’échelle nord-américaine et mondiale (Remiggi, 1998). La Boîte en Haut est ainsi devenue « le pilier du Village » :

‘« Années après années, La boîte en haut ne cesse d’étonner. Surnommée « la vraie boîte gaie du Village », « le seul club authentiquement gai », « l’unique boîte » par les habitués ou les connaisseurs du quartier, La Boîte en haut va célébrer son 17ème anniversaire à l’automne. Depuis son ouverture, la boîte s’est consacrée aux goûts de sa fidèle clientèle. Vouée aux spectacles et aux tours de chant, elle a toujours gardé un standing recherché. D’ailleurs plusieurs artistes renommés n’hésitent pas à y faire leur prestation régulièrement tant ils aiment l’ambiance » (Fugues, Août 1992)

Comme à Paris, la presse gay fait ici l’éloge de deux types d’institutions du quartier à partir du milieu des années 1990. D’un côté, on retrouve certains établissements pionniers ayant renouvelé leur décor, leur image ou leur programmation musicale et événementielle en suivant les tendances et les modes gays : prestation de DJ’s, soirées à thème hebdomadaires, décors plus modernes et design. On peut citer ici La Boîte en Haut, le K.O.X., la Taverne du Village, la Taverne Normandie, Priape ou le Resto du Village, qui continuent d’attirer une clientèle nombreuse. De nouveaux établissements apparaissent aussi avec des moyens matériels et financiers plus importants et des images plus modernes, plus jeunes et plus ouvertes sur l’espace public. D’énormes complexes et de vastes discothèques remplacent les cabarets d’antan et connaissent un succès immédiat : la presse gay y voit le signe de la centralité du Village et de son rôle accru dans l’animation des nuits de Montréal. Les noctambules, les jeunes branchés et les étudiants du Plateau Mont-Royal investissent ces nouveaux lieux ouverts depuis le milieu des années 1990 : le Sky Pub (1994), le complexe Bourbon (1995), le Parking (2000) ou le Unity (2002). De nouveaux lieux deviennent aussi des institutions parce qu’ils se spécialisent vers certains types de clientèles ou d’ambiances : le Unity est un lieu « jeune » et « branché » pour Fugues alors que le Stud (1995) est associé à une clientèle plus âgée, et surtout plus virile. L’image de l’Aigle Noir (2000) est liée, elle, à la virilité et au cuir. Le cabaret Chez Mado ouvre en 2002 en devenant rapidement « une institution » pour la presse gay et généraliste qui décrivent alors son image « décalée », « kitsch » et « délirante ».

L’institutionnalisation des tendances gays du Village passe ainsi par plusieurs canaux. Comme à Paris, elle repose sur la pérennisation de certains lieux pionniers renouvelant leurs ambiances au grès des modes et des tendances culturelles propres à la communauté gay. Comme à Paris, mais de manière plus spectaculaire, elle passe aussi par un changement d’échelle, de moyens financiers et de critères de valorisation : les endroits à la mode ne sont plus réellement des lieux atypiques à découvrir mais des bars et des discothèques immenses installés dans des édifices imposants et très visibles dans l’espace physique et médiatique. L’atypisme repose alors davantage sur des critères de taille, de visibilité et de quantité que sur les ressorts plus qualitatifs du passé. Légèrement plus tôt qu’à Paris, l’institutionnalisation des modes gays passe aussi par la spécialisation des établissements et des pratiques, fortement redoublée par la presse gay qui prend l’habitude de distinguer à présent des types de lieux, de publics et d’ambiance à l’intérieur même des quartiers gays.

La presse gay poursuit ainsi un travail de valorisation dont les ressorts semblent nouveaux. Les années 1990 illustrent le paradoxe de toute « alternative » : facteur d’attractivité et d’intérêt, elle semble peu à peu dénaturée précisément parce qu’elle se diffuse localement en bénéficiant d’une audience et d’une reconnaissance plus larges. Elle s’apparente, in fine, à un ensemble d’habitudes et de références à présent ancrées dans les esprits et les pratiques quotidiennes. Ce qui était alternatif, nouveau ou atypique devient finalement banal et normal. Une telle normalisation est d’autant plus structurante qu’elle est renforcée par un autre mécanisme médiatique à travers l’engouement de la presse généraliste pour le Village et surtout pour le Marais.