3.1. Business et embourgeoisement: la fin de l’espace militant ?

La presse gay enregistre une double mutation en cours depuis la fin des années 1980. D’une part, le Village et le Marais ont connu un embourgeoisement résidentiel plus ou moins fort en dix ans et ne peuvent plus tellement être célébrés comme des quartiers « populaires ». D’autre part, le contenu éditorial de la presse gay a évolué vers d’autres centres d’intérêt et d’autres préoccupations. Dans les années 1980, le militantisme, la contestation et la dénonciation des différentes oppressions subies y tenaient une place centrale. Au début des années 1990, les dangers et les menaces de l’épidémie de sida avaient également monopolisé l’attention des médias gays. Mais depuis le milieu des années 1990, les choses changent. La presse gay se transforme profondément, dirigeants et journalistes sont plus jeunes et souvent moins militants. Le contenu des magazines est beaucoup plus orienté vers les pratiques de consommation, la publicité, les articles et dossiers plus légers au contenu moins politique ou social. Les deux quartiers gays y apparaissent sous des images et à travers un vocabulaire différents : les effets du changement social au sujet des homosexualités et des transformations socio-économiques locales convergent vers un embourgeoisement et une normalisation tous azimuts. Des critiques virulentes apparaissent alors dans le corpus étudié et sont très bien résumées dans un texte polémique paru en 1997 dans la Revue h sous la plume du militant gay fondateur de Gai Pied, Jean Le Bitoux, intitulé « Marcher dans le gai Marais » (Le Bitoux, 1997).

Rappelons que, de manière surprenante, la presse gay s’est révélé souvent, elle-même, sociologue. Dans les années 1980, y apparaît une description précoce du destin gentrifié des quartiers gays : alors que le terme de gentrification n’est pas encore mobilisé par les sociologues français, il est fort bien décrit dans Gai Pied au sujet de New York:

‘« Il y a quelques années tout l’East Village était considéré comme dangereux, les loyers y étaient bon marché. Il attire aujourd’hui beaucoup de jeunes, d’artistes et d’étudiants qui se partagent les frais de cohabitation dans des appartements « chemins de fer » dont les pièces sont disposées en enfilade. Ainsi, à la population d’origine slave et portoricaine, installée depuis longtemps, s’est ajoutée la jeunesse new wave issue de la middle class. C’est la gentrification de ces quartiers, on appelle ainsi le phénomène d’invasion des quartiers pauvres par la middle class » (Gai Pied, n°62, 1983)

Quelques années plus tard, on retrouve à nouveau cette transition problématique de la bohème au chic, évoquée dans le cas de San Francisco :

‘« Le gay Village était synonyme du NY bohème. Aujourd’hui, le quartier est chic et cher, les yuppies l’ont envahi » (Gai Pied, n°374, 1989)

La description de la « gentrification de ces quartiers » frappe par sa pertinence sociologique et mobilise un terme peu connu à l’époque. Le journaliste gay québécois Pierre Foglia l’utilise aussi de façon précoce et suggestive dans La Presse, média généraliste, dans un article intitulé « Retour au Village » :

‘« Pourtant le Village n’a pas beaucoup changé. Juste un peu plus kitsch, juste un peu plus design. Conséquence de la gentrification de la rue Sainte-Catherine, particulièrement dans le bout de Papineau. Ça sent la peinture fraîche… » (La Presse, 29/01/1987) :’

Ces descriptions rencontrent un double écho dans le corpus étudié au début des années 1990. En premier lieu, le contenu même de la presse gay et ses lignes éditoriales semblent, d’une certaine manière, se gentrifier. Par exemple, la ligne éditoriale de Gai Pied évolue et enregistre, de manière générale, le passage d’une homosexualité militante souvent solidaire des couches populaires à des modes de vie gays plus diversifiés et plus intégrés aux classes moyennes et supérieures. En témoignent le dossier et la Une du n°436 de Gai Pied de 1990 : « Cadres sup et homo : double vie » ou la Une de Illico sur « La nomeklatura gay » (Illico, n°6, 1991. Ce changement traduit plus généralement de nouvelles conditions de vie pour les gays dans les années 1990 : il ne s’agit plus tellement de savoir comment assumer et vivre son homosexualité dans un environnement social hostile, mais de savoir comment la vivre « à la mode » et comment se construire un réel mode de vie gay. De nouvelles valeurs et de nouvelles images apparaissent ainsi, relayées par les nouveaux supports de presse Illico, puis Têtu à partir de 1995. La mode, la consommation et la fête nocturne y prennent souvent le pas sur les ambiances populaires, solidaires et conviviales. En filigrane, les gays y sont décrits comme des ménages plutôt favorisés, disposant de temps et d’argent, de peu de charges familiales : le mode de vie qui leur est proposé comme modèle ressemble beaucoup à celui des gentrifieurs de l’époque.

La presse gay n’est pas aveugle face à l’embourgeoisement qui affecte ses deux quartiers de prédilection, le Village et le Marais. Elle a depuis longtemps associé les gays et leur présence spatiale à l’argent et à des enjeux économiques de poids. « On le voit à Castro où tout est parti de l’argent gai » (Gai Pied, n°21, 1980) mais aussi à Paris puisque « de nouveaux bars des Halles adoptent l’étiquette gay pour remplir leur tiroir caisse » (Gai Pied, n°37, 1982). La critique du business gay ancré dans le Marais et du ghetto cloisonnant existe dès les débuts de Gai Pied où l’on fustige l’asservissement paradoxal des gays dans leur propre refuge dans l’article « Les pédés, nouvelle cible économique » (Gai Pied, n°10, 1980). La presse française semble ainsi très tôt et durablement partagée entre l’idée d’un Marais « fief des gays de la capitale, symbole de la visibilité homosexuelle et de la liberté acquise » (Illico, n°3, 1991) et le fait que « de nouveaux bars des Halles adoptent l’étiquette gay pour remplir leur tiroir caisse » (Gai Pied, n°37, 1982). Le 11 Avril 1986, Bernard Pivot reçoit David Girard dans sa célèbre émission Apostrophes pour la parution de ses mémoires Cher David. Les nuits de Citizen Gay. David Girard, alors à la tête de plusieurs établissements de la nuit gay et de plusieurs saunas parisiens, est devenu l’archétype du « patron gay ». Au cours de l’émission, il est critiqué pour le cynisme avec lequel il exploite le marché gay à des fins économiques et commerciales. Si les établissements qu’il dirige ne se situent pas dans le Marais, cette critique est aussi portée aux businessmen du Marais par la suite. L’image du Marais apparaît ainsi liée à l’argent, au business et au « fric » par opposition aux valeurs et images typiques des années 1980 : le militantisme, la contestation et l’alternative. Cette opposition un peu caricaturale traduit de fait les effets d’un embourgeoisement local mais renvoie aussi au passage de lieux gays de sociabilité à un quartier symbole d’un véritable secteur économique, la « pink economy » importée d’Amérique du Nord. Dans Illico, Têtu et Fugues, on ne présente plus les acteurs du quartier gay par leur prénom mais on met plutôt en avant leur pouvoir économique et leur statut d’entrepreneurs visionnaires. Illico dresse le portrait de « Bernard Bousset, le gay boss » (Illico, n°3, 1991), puis de Jean-François Chassagne se définissant lui-même comme « un gestionnaire du gay business » (Illico, n°6, 1991). Cette image du business gay, présente dès le début des années 1990, ne cesse de se développer dans les années 2000 :

‘« Les dîners chics remplacent le couscous à 3 ronds, les débats associatifs et les meetings confidentiels. La rue Michel Le Comte fait presque pitié à côté des nouvelles adresses prestigieuses. […] Les groupes de communication gay ont, eux aussi, produit leur cheptel de nomenklaturistes : Journalistes, photographes, invités aux cocktails, soirées et vernissages en tous genre et rédigeant des piges pour la presse « straight » branchée. » (Illico, n°14, 1991).
« Désormais « convenable », le public gay devient « marketable ». Agence de communication, consultants et experts marketing, médias, tout le monde cherche à s’emparer de ce nouvel eldorado commercial et les gays sont parés de toutes les vertus : créateurs de tendances, riches et consommateurs compulsifs…de véritables machines à cash. » (Wesh City, n°2, Octobre 2005)

Les nombreux supports gratuits de presse gay se développant à Paris dans les années 2000 prolongent ce type d’images du quartier. Wesh City consacre un dossier au « Business gay » en 2005, Je Pocket inaugure une rubrique « Le boss du mois » courant 2006 offrant des portraits de patrons de lieux gays du Marais en insistant sur leur réussite économique et professionnelle : Jean-François Campana pour le restaurant Le Divin (Je Pocket, Janvier 2006) ou Richard Legay pour la boulangerie Le Gay Choc (Je Pocket, Février 2006). Les commerces et commerçants sont bien les fers de lance du quartier gay, réciproquement le quartier est avant tout l’enjeu du développement du « business gay ». Dans la presse gay montréalaise, le Village offre aussi l’occasion de publicités de plus en plus nombreuses pour les services et les commerces gays. Depuis la fin des années 1990, ces publicités ne concernent plus seulement des commerces et des pratiques de consommation (mode, restaurants, bars) mais laissent aussi place à des services : investissements immobiliers dans des projets locaux, contrats d’assurances, cliniques gays, cabinets d’avocats gays, agences immobilières, agences de voyages. On ne s’adresse sans doute plus exactement au même lectorat, ni aux mêmes gays, et on ne mise plus non plus sur les mêmes aspects des modes de vie gays, notamment dans le Village.

Á la différence du Village, les lieux gays parisiens accueillent très peu d’événements associatifs et les commerçants entretiennent visiblement peu de relations avec les associations homosexuelles. Seuls trois lieux font exception à ce sujet. Á la fin des années 1980, le Duplex accueille les réunions de la Coordination Nationale Homosexuelle qui y organise notamment des débats politiques lors de la campagne électorale des présidentielles de 1988. Le Tango organise des tea-dance le dimanche pour différentes associations depuis le début des années 2000, alors que le Piano Zinc a accueilli des soirées au bénéfice d’Act Up au début des années 1990. Pour le reste, le quartier gay semble relativement peu concerné par la question du militantisme qui s’efface derrière l’image de l’argent rose en pleine explosion à la fin des années 1990. Jean Le Bitoux dénonce avec virulence cette emprise du commercial sur le militant et critique un nouveau conformisme gay, blanc et bourgeois largement entretenue par une presse gay beaucoup moins militante :

‘« C’est le Marais qui a pris les homosexuels en otage. En proposant un mode de vie moderne adapté à nos nouvelles convictions de fierté homosexuelle. Et en en vantant les mérites dans la presse homosexuelle, une presse aujourd’hui d’autant plus jugulée que, de dérive en compromission commerciale, la presque totalité en est devenue gratuite, payée par ses annonceurs. Le lecteur, faible vecteur financier, est devenu largement secondaire. Ce type de presse provoque magiquement la disparition du social et du droit d’opinion au profit de l’économique univoque. Esquivées les valeurs du témoignage, de l’analyse, de la critique, bref toute distance entre les gais et « leur » quartier. Une seule signalétique : être beau, jeune, musclé, blanc, accessoirement bronzé et / ou rasé, à l’œil vif et aux fringues moulantes. Sans quoi, le prix, c’est un regard qui tue, l’un de ceux que l’on ne croise plus dans les bars hétérosexuels du centre de la capitale. » Jean Le Bitoux, « Marcher dans le gai Marais », Revue h, Juillet 1997.

La critique virulente de Le Bitoux traduit le malaise des gays eux-mêmes à la fin des années 1990. L’embourgeoisement du quartier apparaît par plusieurs canaux indirects : la hausse des prix des consommations, l’émergence de produits gays et de commerces gays plus luxueux et relativement onéreux (soins, esthétique et voyages à Paris et à Montréal), la difficile accession à des logements dans Paris et dans le Marais qui apparaît notamment dans les témoignages gays dans la presse française (Illico ou Têtu notamment). L’exclusion socio-économique devient un problème récurrent pour les gays : dans les années 2000, les dossiers et reportages sur le thème « être en gay en banlieue » décrivent les frontières symboliques mais aussi financières qui séparent une bonne partie des gays du Marais (Têtu, n°22, 1998). Dans le cas du Village, le phénomène est plus directement lié aux évolutions des parcours homosexuels, la gentrification limitée de Centre-Sud n’amenant pas le Village à devenir un quartier huppé ou ultra-séléctif.