3.2. Nouveaux conformismes et quartier-musée.

Avec le thème de l’embourgeoisement conjoint du quartier et des gays dans leur ensemble, se développe aussi l’image d’un conformisme tous azimuts affectant les modes de vie et les lieux gays. Comme le bourgeois remplace le populaire, le conformisme, les clichés et les modes stéréotypées remplacent l’alternative et la convivialité. Ces images tranchent avec la transgression que les gays seraient supposés incarner. Deux types de conformisme affectent l’image du Marais et du Village: un conformisme interne aux gays et un conformisme « contaminant » venant de l’extérieur.

Une première forme de conformisme contrebalance les images alternatives et atypiques des quartiers gays : elle est le produit de l’institutionnalisation de la présence gay dans le quartier. Sur un mode souvent humoristique et ironique, le quartier gay suscite ainsi les moqueries, la mobilisation de stéréotypes et la construction d’images caricaturales. C’est précisément ce qu’on reproche alors au Marais ou au Village : ne rendre visible que des stéréotypes et des caricatures de l’homosexualité qui transforment parfois le quartier en musée ou en zoo dont de plus en plus de touristes seraient friands. L’obsession pour le renouvellement des lieux et des ambiances traduit aussi en miroir les risques de la lassitude, de l’ennui et de la banalisation. Par définition, la nouveauté et la découverte sont vouées à s’effacer derrière les anniversaires des établissements qui subsistent et les auto-célébrations qui, si elles créent de la mémoire locale (notamment à Montréal), enregistrent aussi les marques du temps. Depuis le milieu des années 1990, l’usage de termes péjoratifs pour décrire les lieux, les publics et les ambiances se généralise : « minets », « folles », « gym-queen », « butch », « musclors ». Les termes sont proches dans la presse gay française et québécoise et désignent péjorativement des looks, mais aussi des modes de vie et les lieux qui leur sont associés. Ainsi, l’Open Café ou le Banana Café sont souvent décriés sur un mode ironique fustigeant la superficialité et l’exhibitionnisme des lieux :

‘« Si l’endroit est incontournable vu de TF1 ou « Voici », il ne l’est pas pour la majorité des gays parisiens. Coincé entre gens du showbiz planqués, gogo, drags et jeunes hommes prêts à tout pour leur quinze minutes de gloire, vous aurez l’impression d’être dans un docu « Tout est possible ». » (Supplément Têtu, Guide Europride, 1997)

La critique de ce conformisme interne est ambiguë : d’un côté, elle apparaît virulente et omniprésente dans la presse gay, de l’autre, la presse gay des années 1995-2005 semble largement participer à la construction de ces normes. Les publicités et l’iconographie des nouveaux supports de presse gratuits parisiens et des supports payants parisiens et montréalais, met en avant des corps sculptés, des looks très gays et un imaginaire sexuel très proche des images proposées dans le Marais et le Village. Des figures très à la mode parmi les gays désavouent d’ailleurs largement ce déploiement à grande échelle d’une culture gay uniforme. Dans Têtu, Hedi Slimane déclare : 

‘« Les aspérités semblent avoir été gommées. La culture gay et ses avatars, à l’échelle globale, j’ai un peu de mal. Un certain nombre de conventions, une norme se sont mis en place, qui ne laissent pas trop d’espace aux alternatives » (Têtu, n°100, 2005)

Photographe et styliste gay, Hedi Slimane est une figure gay « à la mode » mais selon une mode et des critères très légitimes. Il connaît en effet un succès retentissant dans les années 2000 en modernisant les lignes homme des maisons Yves Saint-Laurent, puis Dior entre 2001 et 2007. Elu « styliste de l’année » en 2003, il est présenté par Têtu comme « LE créateur phare de la mode masculine » et ne cesse d’être encensé par les critiques de mode du monde entier. Pour Têtu, « il est de ceux qui bousculent les certitudes » et son discours critique sur la culture gay accompagne le rejet, par les gays les plus branchés, du Marais et « de ses avatars ». Plus généralement, les conformismes du Marais gay et des images qu’il véhicule semblent lasser la presse gay elle-même. Ils s’inscrivent dans une image inanimée de la scène parisienne gay associée à l’idée que « la nuit est finie » :

‘« Pas un seul jour dans le Marais sans qu’on entende que la nuit gay parisienne n’est plus ce qu’elle était et que la splendeur passée a laissé place à la morosité glacée de soirées sans âme organisées dans des supermarchés de la fête » (in « La nuit est-elle finie ?, Baby Boy, n°19, 2006)

Dans le Village, les hauts-lieux de la rue Sainte-Catherine, suscitent le même type d’images stéréotypées mais leur présentation reste moins virulente dans Fugues. La spécialisation des lieux, des ambiances, voire même des rues du quartier est plutôt l’objet d’une valorisation que d’une critique des normes. Les nombreux événements associatifs mentionnés dans l’agenda de Fugues donnent une image « équilibrée » au quartier alliant commerces, loisirs et préoccupations militantes en termes de droits, de santé et d’exclusion. Le conformisme commercial des établissements gays les plus affichés (Unity, Sky, Stud) n’efface pas les actions et le rôle du Centre Communautaire local qui reste très présent dans les médias gays jusqu’à aujourd’hui.

Une première image du conformisme passe donc par la dénonciation, en interne, des clichés et stéréotypes gays que le Marais et le Village rendent visibles et érigent en modèles pour les gays : l’usage généralisé du terme « clones » en traduit les excès. Ce thème est nettement plus présent à Paris qu’à Montréal où le regroupement entre-soi des gays suscite certes des critiques humoristiques mais n’enraye pas les images de la solidarité supposée et du militantisme de la communauté gay du Village.

Une autre version des dérives conformistes est plus visible dans le Village et affecte aussi le Marais : elle repose sur le revers de la médaille de l’attractivité et de la visibilité, c’est-à-dire l’irruption des hétérosexuels dans le quartier. La mixité peut et a pu, dans le passé, être ponctuellement valorisée comme carrefour des différences et métissage moderne. Elle apparaît aussi comme un danger croissant à travers deux effets dénoncés surtout par la presse gay française. Elle peut d’abord dénaturer les lieux et les modes de vie gays au cours d’une « déshomosexualisation » du quartier : la présence des hétérosexuels peut défigurer les identités homosexuelles et la signification des lieux gays ou du quartier gay. Cette dénaturation est d’ailleurs évoquée par des observateurs extérieurs hétérosexuels. Parmi eux, on trouve déjà en 1992, Michel Maffesoli, déclarant, avec son style habituel, dans Gai Pied :

‘« A trop vouloir calquer leurs revendications sur celles de la famille mononucléaire, les homosexuels y perdent leur âme, leur spécificité et se perdront ainsi dans la grisaille d’une normalité sans horizon » (Gai Pied, n°512, 1992)

Il faut relier cette crainte au processus d’acquisition de droits nouveaux pour les gays qui peuvent être envisagés comme un calque des modes de vie hétérosexuels (conjugalité, parentalité, droits fiscaux). Du point de vue spatial, la fréquentation du Marais et du Village n’est plus seulement gay (chapitre 4) : une confusion des genres peut alors affecter l’image des deux quartiers. Dans le Marais, l’engorgement de la rue des Francs-Bourgeois, la multiplication des boutiques misant sur une clientèle mixte, les bars et commerces gay-friendlys redessinent les contours d’un quartier-supermarché ou d’un parc d’attraction oscillant entre « boboland » et « Gayland », les deux termes parcourant la presse gay et la presse généraliste. Libération titre ainsi « Les Francs-bourgeois, rue barbare » tant « cette artère de 705 mètres du IV ème arrondissement n’est plus, le jour du Seigneur qu’un Disneyland pour acheteurs compulsifs » (Libération, 21/06/2002). La rue Sainte-Catherine en est la traduction montréalaise, mais cette dernière a d’abord été une rue gay avant d’être une rue commerçante et frénétique, à la différence des Francs-Bourgeois. Cet investissement des rues commerçantes par d’autres populations génère des inquiétudes chez les gays et, surtout, celle d’une muséification du quartier gay. Ce processus typique de la gentrification est augmenté d’un effet « zoo » spécifique aux quartiers gays, par lequel le quartier devient une sorte d’observatoire naturel des gays pour les citadins, les banlieusards et les touristes. Á l’image de certains quartiers ethniques, se développe alors un tourisme de l’exotique dans de nouveaux « zoos gays » (Binnie, Skeggs, 2004) où l’on viendrait observer, photographier et côtoyer la différence, en l’occurrence celle de l’orientation sexuelle. On fustige ainsi les « homos refoulés du Marais » dans Illico, les « banlieusards en goguette chez les gays » dans Têtu, les « cars de touristes des nouveaux gays tours »  dans Fugues.

La problématique touristique offre, à nouveau, un constat ambigu. Le « business gay », surtout à Montréal, a fait du tourisme et des structures d’accueil hôtelier, l’un des fers de lance du développement économique local. Dans les années 2000, la S.D.C. du Village a beaucoup promu le tourisme gay comme argument de développement du Village auprès des pouvoirs publics, mais ce tourisme a dépassé les frontières homosexuelles. Les visites touristiques généralistes de Montréal en bus passent toujours par le Village où l’on s’arrête devant les institutions gay du quartier, présentées et commentées par le guide, retraçant l’histoire de la renaissance du quartier orchestrée par les gays42. Le Marais est également l’objet d’un investissement touristique moins institutionnalisé mais bien réel : son étendue est plus large et dépasse le seul cadrage gay en raison d’atouts touristiques plus nombreux et plus diversifiés que ceux du Village. Par ailleurs, rappelons que les deux quartiers ont peu à peu été investis par une mémoire homosexuelle autonome qui en fait des lieux touristiques spécifiques : on les visite parce que l’on est gay et qu’ils symbolisent une étape décisive dans l’histoire des homosexualités. Une association parisienne organise ainsi des visites guidées du « Paris Gay » dans lesquelles le Marais occupe une place centrale alors que le mémorial aux victimes du sida situé en plein Village s’apparente presque à un lieu de pèlerinage gay. Le rappel récurrent de l’histoire des deux aventures urbaines et sociales du Marais et du Village dans la presse gay joue un rôle important dans la construction de cette image de mémorial gay à ciel ouvert, à l’image du Castro District (San Francisco) devenu haut-lieu touristique dans la géographie homosexuelle planétaire mais aussi dans la géographie touristique californienne, gay ou non. Le passage du musée au zoo repose ainsi sur le passage d’une image touristique et mémorielle interne aux gays, à une image identitaire à potentiel touristique pour d’autres populations : citadins hétérosexuels et touristes. Ce zoo est donc paradoxal car il remet en cause la notion même d’identité gay du quartier mais prolonge aussi le retour en grâce généralisé de quartiers à présent surinvestis médiatiquement et symboliquement. Les gays en sont à la fois acteurs et responsables mais en seraient aussi les victimes potentielles.

Le Marais et le Village possèdent ainsi l’image moins valorisante de musées gays de l’acceptabilité et de quartiers plutôt « friqués » en langage presse gay. Ces deux aspects contrebalancent pendant toute la période les images plus enchantées du quartier populaire, authentique et alternatif et connaissent surtout leur apogée depuis la fin des années 1990. L’image de la vitrine gay conformiste et touristique engage et traduit une conversion des identités gays depuis la revendication militante contestant les normes dominantes jusqu’au compromis de la visibilité acceptable et respectable vouée à la normalisation (Redoutey, 2004). Cette tension entre spécificités homosexuelles et intégration prend des formes différentes selon les deux terrains : le Village gai maintient davantage la spécificité gay des lieux, des ambiances et du quartier alors que le Marais parisien met davantage en scène la cohabitation et la confusion entre gays et hétérosexuels, y compris à travers la forme du débat et du conflit. La question de l’embourgeoisement pointe, elle aussi, l’un des effets de la gaytrification à travers l’effacement du populaire venant renforcer le changement d’image et de statut des gays dans l’ensemble de la société. Ces effets, fortement liés à la gentrification elle-même, sont nettement plus présents à Paris qu’à Montréal, la gentrification y ayant été plus précoce et plus intense. Le pouvoir symbolique des gays dans les processus de gentrification apparaît sur un mode ambigu : s’ils ont conscience d’une responsabilité dans la disparition des attributs valorisant du Marais et du Village et d’un rôle dans les mutations de l’image du quartier, les gays semblent aussi déconcertés et souvent critiques devant ces transformations qui interrogent in fine le sens de leur regroupement spatial dans les quartiers gays, souvent désignés comme des « ghettos ».

Notes
42.

Nous avons pu le constater lors d’une visite de ce type lors du séjour à Montréal au printemps 2007.