3.3. La figure du ghetto en question.

Une autre image ambiguë parcourt notre corpus et devient visiblement problématique à la fin des années 1990, c’est celle du ghetto. Le terme est surtout exploité dans un sens péjoratif par l’ensemble des protagonistes : il signifie pour la plupart des médias (gays ou non, parisiens et montréalais) un danger et une configuration à éviter. Le danger est cependant plus inquiétant pour la presse généraliste que pour la presse gay, et plus mobilisé en France qu’au Québec. Le quartier gay comme ghetto homosexuel reste une image cultivée et diffusée avant tout par les médias généralistes français. Quels enjeux symboliques met-il à jour ? Quels sont ses liens aux processus de gentrification ?

Les images du quartier gay ont partie liée avec celles de l’entre soi et du regroupement social dans un périmètre spatial bien délimité. Dans ce contexte, on a vu comment le Marais et le Village étaient à la fois investis comme des espaces aux vertus identitaires pour les gays et en même temps comme des quartiers où la sociabilité se caractérisait par l’intensité et la chaleur des relations dans les années 1980. Le quartier gay véhicule l’idée d’un milieu autant spatial que social où le capital relationnel spécifiquement gay constitue une plus-value. Derrière cette image du quartier-village chère aux gentrifieurs et redoublée par le terme de « village », apparaît aussi assez rapidement, surtout dans la presse généraliste, l’image oppressante et communautaire du ghetto. Le terme est évidemment polysémique : il désigne à la fois la configuration dramatique des ghettos imposés aux populations stigmatisées et persécutées (le ghetto juif en particulier) et le cas des ghettos socio-économiques ou culturels de fait (signification nord-américaine des quartiers ethniques). Dans le cas des gays, il traduit plutôt l’idée d’un ghetto choisi et volontairement constitué, idée largement nourrie par la presse généraliste. Parce qu’ils semblent se regrouper ensemble, qu’ils accompagnent chronologiquement des revendications militantes radicales dans les années 1970-80 et parce qu’ils n’apparaissent ni imposés, ni inscrits dans la tradition des modèles urbains occidentaux, les quartiers gays, d’abord nord-américains, apparaissent ainsi comme des ghettos choisis. Les gays auraient décidé de s’agréger ensemble dans certains quartiers disponibles de fait.

Cette image s’enracine fortement dans les représentations médiatiques de la presse généraliste française des années 1990 qui construit le Marais selon cette sémantique et cet imaginaire là : Paris serait le théâtre d’un processus équivalent à la constitution peu souhaitable des ghettos nord-américains. Ce nouveau ghetto élirait domicile dans le Marais. Le terme « Gayland » s’accompagne de l’image excessive d’un séparatisme potentiel :

‘« Le Gayland a déjà son drapeau, va-t-il demander son indépendance ? » (Le Nouvel Observateur, 28/02/2002)

La presse généraliste rapporte les conflits qui agitent le Marais au sujet de la présence des gays depuis 1995 et les conflits autour du déploiement des drapeaux arc-en-ciel rue des Archives et rue Vieille du Temple. Le ghetto homosexuel est alors agité comme un risque pour le quartier et son avenir, par exemple dans le dossier «  GAY MARAIS : Ghetto ou village ? » (Le Nouvel Observateur, 28/02/2002). En 2002, pour le Parisien, « dans le Marais, la guerre des enseignes est déclarée » : des associations de riverains demandent à un salon de coiffure gay de retirer ses enseignes dont « le bleu n’est pas du tout adapté à la rue » Rambuteau. Ce type de conflits illustre les contestations de la légitimité gay à occuper l’espace public et symbolique des rues du quartier. Plusieurs articles évoquent les initiatives de riverains réunis en association pour sauver le quartier des dangers qui le guettent. Parmi eux, on dénonce la « mono-activité » et de la fréquentation touristique et piétonnière du quartier avec trois cibles privilégiées : les pouvoirs publics inefficaces, la communauté et les commerces asiatiques « envahissant les rues du 3 ème arrondissement » et, enfin, les attroupements et nuisances sonores de « certains bars », visant clairement les gays :

‘« Huit associations du Marais font pression…
« Nous en avons assez de subir des nuisances liées au manque de respect du site et de ses résidants […] Le problème du commerce de gros, celui du trafic et de la circulation, mais aussi des attroupements crées autour de certains bars du quartier, et la saleté des trottoirs ont été les quatre thèmes principaux abordés ». (Le Parisien, 7/03/2001)
« Elle part en croisade contre les bars du Marais… 
Odile Duquet, présidente de l’association des copropriétaires et habitants du Marais, n’entend pas désarmer : «  Nous sommes les oubliés du Marais, depuis qu’il y a les gays ! » […]  Elle voudrait que le Marais, particulièrement le secteur de la rue des Archives, retrouve son caractère originel…sans ses bars qu’elle accuse de tous les maux. Elle a décidé de passer à la vitesse supérieure, depuis son balcon : « Maintenant, je balance des œufs ! » » (Le Parisien, 31/01/2001)

Ces conflits opposant riverains et commerçants traduisent les enjeux de cohabitation que fait émerger le Marais gay depuis la fin des années 1990. Pour le Journal du Dimanche, « le Marais cherche sa voie » (Le Journal du Dimanche, 2/02/2003) et France Soir s’inquiète, rue aux Ours, de l’installation du nouveau commissariat de police du 3ème arrondissement juste à côté du célèbre établissement sexuel du Dépôt, « 1200m2 de plaisir, 100% mec » dans l’article « Le dépôt à côté du « Dépôt » ». Pour la presse gay, les conflits avec les riverains sont l’occasion de rappeler que la figure du ghetto est excessive dans le cas du Marais (Têtu, n°18, 1997) et que la présence des gays est ici légitime. Têtu dénonce à plusieurs reprises l’association Aubriot-Guillemittes. Ses discours « contre la multiplication des établissements homosexuels » attaquent « un petit groupe qui rêve de faire de ce quartier l’équivalent des quartiers homosexuels de certaines grandes villes américaines » :

‘« Comme si les riverains se plaignaient rue de Lappe de la multiplication des restos tex-mex ? Si ces riverains désirent tant le calme, pourquoi ne déménagent-ils pas dans le XIVème arrondissement ? » (Têtu, n°5, 1996)

Peu importe le caractère non opératoire du terme « ghetto », reste que la réanimation d’un quartier par les gays produit ici une image ambiguë oscillant entre les bénéfices initiaux d’un entre-soi convivial et les risques d’un modèle communautaire souvent contesté par les autres, mais largement décrié aussi par les gays eux-même (Le Bitoux, 1997). Ces interrogations spatiales rappellent que les images du quartier gay ont une résonance sociale. Le débat récurrent entre intégration par assimilation et séparatisme gay parcourt l’histoire des homosexualités et celle de ces résurgences intellectuelles et militantes (Nardi, Schneider, 1998 ; Jackson, 2009). La visibilité acquise dans et par le quartier met à jour la persistance du débat sur les rapports entre « eux » et « nous ». Ce débat n’est pas spécifique aux quartiers et aux populations gays. On le retrouve très souvent dans les processus de gentrification « classique » à travers les relations et les formes de cohabitation entre anciens et nouveaux, entre catégories populaires et gentrifieurs, entre habitants et passants : il apparaît redoublé dans le cas de la gaytrification par la question de l’orientation sexuelle et le modèle pionnier nord-américain des quartiers gays apparentés à des quartiers communautaires.

Á Montréal, l’image du ghetto est également mobilisée, mais émerge beaucoup plus tôt dans la presse locale, gay et généraliste. Si elle peut être présentée comme une menace potentielle, le spectre du ghetto homosexuel reste plus éphémère et beaucoup moins anxiogène pour diverses raisons. L’existence d’un zonage urbain beaucoup plus marqué dans les métropoles nord-américaines y est sans doute pour beaucoup : apparemment, l’habitude des regroupements migratoires et ethniques dans l’espace urbain rend moins effrayante la perspective d’un quartier spécifiquement homosexuel. Si l’émergence du Village est objet de curiosité pour la presse généraliste montréalaise, elle ne semble ni « inquiéter », ni indigner les observateurs. De plus, l’implication des associations homosexuelles dans la vie du quartier renforce sans doute l’image moins négative du Village Gai que l’on envisage autant comme un quartier commerçant que comme l’assise spatiale et identitaire des homosexuels québécois. Le Village possède une assise plus large que le Marais gay et les thématiques de la solidarité, de la liberté et de la diversité montréalaise sont très présentes dans la médiatisation du quartier. Elles contribuent à en forger une image positive dans laquelle des initiatives de coopération entre différents acteurs de la vie locale sont évoquées (sécurité, embellissement des rues, organisation d’événements, développement économique). C’est le cas lorsque associations gays, commerçants et riverains collaborent pour lutter contre la prostitution dans le quartier (La Presse, 16/11/1989). L’entre soi apparaît ainsi sous des images différentes à Montréal : très valorisé dans les années 1980 comme facteur de convivialité et d’émancipation, il a pu interroger la presse généraliste pendant une décennie (« Un ghetto gai à Montréal ? », Le Journal de Montréal, 24/06/1986) mais suscite moins de conflits, d’inquiétude et bénéficie d’une image plus valorisante :

‘« La population a très bien accueilli les gais. Ici c’est du bon monde, du monde ouvert. Il faut dire que les gais ne sont pas venus pour créer un ghetto. Nous sommes aussi des citoyens montréalais qui veulent que la ville soit belle, qui veulent améliorer la qualité de vie du quartier. » (« Un pouvoir gai ? », Le Devoir, 31/10/1992)

Ainsi, le « quartier communautaire » est visiblement investi d’un sens proche de celui du quartier-village des gentrifieurs marqué par la solidarité, la proximité et l’intensité de relations sociale pouvant traverser les frontières homo/hétéro même si, de fait, le Village Gai est peu mixte. D’autres images que celles du ghetto homosexuel menaçant existent donc aussi, notamment celle du quartier communautaire bénéfique dans le corpus montréalais. Á Paris, le corpus de presse met aussi en avant la mixité de certains lieux du quartier sous des aspects encore plus ambigus. Si elle modère l’image du ghetto gay parisien, en gommant « l’hégémonie homosexuelle » (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2000), elle contribue aussi à fragiliser, pour la presse gay, les identités homosexuelles et leur inscription spatiale dans le Marais. Ces tensions entre images du ghetto et de la mixité entremêlent des clivages autant sociaux que sexuels et redoublent les tensions et conflits de légitimité typiques de la gentrification par de nouveaux clivages en perpétuelle recomposition entre gays, gay-friendlys et « hétéros ». Les associations de riverains du Marais dénoncent d’ailleurs à la fois les effets de la présence gay et les effets de la gentrification (dont ils sont pourtant le plus souvent des acteurs essentiels) en fustigeant autant le ghetto gay que le ghetto de bobos, ses friperies et boutiques de design.

L’ennemi légitime est pluriel et la gaytrification ne fait que renforcer des conflits d’ordre symbolique focalisés sur la présence des uns et des autres et sur les droits et responsabilités de chacun dans les usages d’un espace urbain réhabilité. On retrouve ces conflits au cœur d’autres contextes de gentrification (Lehman-Frisch, 2008) mais le rôle des gays n’est pas totalement classique car ils ne sont pas que des nouveaux venus parmi d’autres. Leur présence quotidienne dans le quartier ajoute aux attributs classiques des gentrifieurs des images sans équivalent : l’amour, l’affection, la sexualité entre deux hommes et les gestes ou images qui les accompagnent restent fondamentalement « hors normes ». L’image du ghetto traduit ainsi les tensions identitaires qui agitent les homosexualités lorsqu’elles investissent un espace urbain. Ces tensions entre eux et nous, mais aussi entre différentes composantes du « nous », peuvent nourrir le désir de poursuivre la quête d’un ailleurs, précisément « ailleurs ».