3.4. « Aller ailleurs », faire autrement : des quartiers en crise ?

La conséquence de ces critiques tous azimuts est la mise en avant d’une crise, partie prenante des nouvelles images du Marais, beaucoup moins visible à Montréal. Cette crise mobilise des images négatives du quartier gay et favorise l’émergence d’autres images : celles de lieux « différents » mais toujours situés dans le quartier, ou alors, plus radicalement, l’injonction à aller ailleurs et la mise en relief d’autres espaces possibles pour les gays.

Depuis la fin des années 1990, un discours critique teinté de nostalgie déplore le conformisme, la lassitude, voire l’ennui caractérisant les institutions gays les plus fréquentées, les deux quartiers gays dans leur ensemble, et surtout le Marais. La presse gay semble déconcertée par l’embourgeoisement et la banalisation de la vie de quartier rimant avec son manque d’intérêt et son aspect paradoxalement « inanimé ». Infiltrant progressivement un discours nostalgique du passé rappelant la renaissance et l’animation conviviale d’antan, un refrain de frustration revient dans la presse gay à travers l’idée que « c’est bien mieux ailleurs », ou que « c’était bien mieux avant » :

‘« Les quartiers gays de Londres, Berlin, Amsterdam, New York, San Francisco et Sydney n’ont cessé de déborder de leurs limites territoriales pour devenir de vraies villes à l’intérieur des villes. Paris, elle s’est endormie…du coup pour s’amuser ou découvrir de nouvelles choses, il faut aller ailleurs » (Têtu, n°14, 1997)

D’autres lieux apparaissent ainsi mobilisés à travers d’autres métropoles ayant su, d’une manière ou d’une autre, préserver et renouveler davantage leurs aménités : animation, avant-garde, mode, culture et fête. Les reportages consacrés aux capitales européennes opposent par exemple l’alternative berlinoise ou la folie londonienne au calme et à l’ennui parisien du Marais. L’image des lieux gays du Marais se détériore alors que les villes américaines et les destinations plus exotiques (Tokyo, Sydney ou les villes asiatiques) fascinent la presse gay. Á l’échelle mondiale, le Marais gay semble en retard et dépassé par d’autres eldorados. Cela alimente largement une nouvelle image en vogue dans la presse gay des années 2000, celle d’un Marais en crise et d’un quartier que les gays cherchent à fuir :

‘« Berlin, Bruxelles ou Barcelone sont des destinations gay en pleine santé, et souvent moins coûteuses. Les voyagistes gays, comme Attitude Travels, font en effet partie des rares entreprises commerciales à afficher une santé de fer » (in « Commerces gay : la crise ? », Têtu, n°54, 2006)

Plus encore, à l’échelle intra-urbaine, le Marais rencontre de nouvelles concurrences sur le terrain des tendances gays et des lieux qu’il faut fréquenter. D’autres lieux et d’autres quartiers parisiens sont mis en avant dans les années 2000, au moment où la géographie commerciale homosexuelle parisienne se reconfigure effectivement (chapitre 4). Des établissements comme le Pop’in, le Folie’s Pigalle, Chez Moune ou le Club 18 misent sur un affichage gay moins explicite mais sur des soirées orientées vers des genres musicaux ou des publics « plus pointus » : musique rock et public correspondant pour le Pop’in (rue Amelot, 11ème arrondissement), rap, raï et rn’b et public « black, blanc, beur » ou soirées transgenres pour le Folies Pigalle (place Pigalle, 18ème arrondissement), rock et musiques électroniques pour les soirées mix de l’ancien cabaret lesbien Chez Moune (18ème arrondissement), DJ’s à la mode et public très « branché » au Club 18 (1er arrondissement). Ces lieux semblent davantage à l’avant-garde ou au cœur des nouvelles modes culturelles et musicales des années 2000 : ils misent souvent sur une confusion des genres et des orientations sexuelles, sur un affichage gay moins explicite, mais la musique y est plus atypique, les looks plus diversifiés et moins normés que dans le Marais. C’est en tous cas ces images-là qui sont associées à ces lieux dans la presse gay. Si l’on ne peut pas aller à Berlin, Londres ou New York, au moins peut-on préférer ces endroits aux bars de « Gayland ». Or, ces lieux sont pour la plupart situés dans le Nord et l’Est parisien, secteurs urbains marqués par une gentrification galopante depuis les années 1990. Cette mise en valeur d’autres lieux et d’autres quartiers donnent l’impression que les gays accompagnent et participent ici aussi aux logiques de la gentrification. L’organisation des soirées « Mort aux Jeunes » illustre ces tendances. Ces soirées, mêlant les cultures rock, pop et électro aux cultures gays, regroupent un public mixte avec prédominance gay et prédominance d’étudiants, artistes, journalistes, enseignants et métiers du design, de la communication et de la mode43. Elles ont lieu dans des endroits différents mais instructifs du point de vue de notre recherche : un vieux bar investi par les gays et les travestis, Chez Carmen (2ème arrondissement), une discothèque populaire et hétérosexuelle de Belleville (La Java), un ancien entrepôt réhabilité en salle de concert sur les bords du Canal Saint-Martin (Le Point FMR). Elles sont relativement peu relayées par la presse gay au début mais y apparaissent ensuite, estampillées des fameux qualificatifs fonctionnant comme sésame de la gaytrfication : « alternatif », « branché », « délirant » ou « décalé ». En parallèle, les articles se multiplient sur le thème de la « crise » du Marais, une crise financière et commerciale mais surtout identitaire :

‘« Le Marais est-il en crise ? Fermeture d’établissements, réticence paradoxale pour les gays de venir dans « leur » quartier, esprit de fête en berne dit-on : une certaine morosité pèse sur le « milieu », après vingt ans d’existence. » (Baby boy, gratuit gay parisien, n°18, 2005)
« Dans le milieu gay, tout se casse la gueule ! […] Pour faire front les commerçants gays ont décidé de réagir. Á Paris, la tendance est aux investissements et à la « professionnalisation » du métier. En province, le « gay friendly » est de rigueur » (Têtu, n°54, 2006)
« Comme celles des homos, l’identité des lieux est devenue plus floue »(Têtu, n°54, 2006)

Le renouvellement n’est pas uniquement orienté vers d’autres villes et d’autres quartiers. Il apparaît aussi dans la presse gay des années 2000 à travers les images d’un renouvellement interne au Marais. Si « aller ailleurs » est tentant, on incite aussi à « faire autrement » par le biais d’ambiances différentes. Dans les années 1980, l’image du Marais et du Village était marquée par la différence, différence vis-à-vis des lieux hétérosexuels, différence vis-à-vis des anciens secteurs gays (Sainte-Anne à Paris, le Red Light de l’Ouest à Montréal). Dans les années 2000, la différence tient à la spécialisation des établissements et à la volonté de se différencier d’un modèle uniforme et normatif. Pour une partie des établissements, cette image décalée par rapport au quartier gay se rattache à des spécialisations en fonction du look et des normes dominantes du « milieu ». C’est le cas des lieux « bear’s » ou virils misant sur la virilité et la maturité par réaction au jeunisme des « gamines » et à la supposée féminité de certains gays et de certaines ambiances :

‘« La revanche des quinquas…
Il suffit de se promener dans les rues du Marais pour s’en rendre compte : si les minous à peine sortis de l’adolescence ou les fringants trentenaires forment encore la grande majorité des consommateurs du quartier gay et de ses commerces, les mecs plus âgés ne sont plus exclus de ce milieu réputé impitoyable. Désormais être un homme mûr n’interdit plus l’entrée dans les bars, les boîtes ou les saunas. » (Illico, n°144, 2006)
« C’est précisément parce qu’il essuyait ces railleries dans la plupart des bars du Marais que Patrick a décidé d’ouvrir un bar « no attitude » où la branchitude ne serait pas une obligation. Et toc, dans le mille ! Avec une porte sélective qui fait la part belle aux hommes plutôt qu’aux gamines, le Bear’s Den cartonne immédiatement et devient immédiatement un endroit « dont on parle ». Curieuse retournement de la fameuse « tendance » à la grande satisfaction de Patrick qui y voit l’occasion d’attirer une clientèle internationale » (Illico, n°144, 2006)

En réalité, la contestation des normes passe par la fabrique d’autres normes esthétiques et sociales que la « porte sélective » ne fait que traduire physiquement. Il est plus intéressant de constater que l’image décalée de certains lieux se construit par des éléments du passé, de retour dans certains lieux : la convivialité, les aspects populaires, la différence, y compris par rapport au modèle des ambiances gays dominant le quartier. On a déjà évoqué le cas du Tango, son image atypique et son décalage géographique et culturel vis-à-vis du cœur du Marais gay (chapitre 4). On peut aussi évoquer le cas du bar, le Oh ! Fada, « aux tarifs très honorables » dont le nom reprend une expression populaire marseillaise et donc provinciale, et dont l’image se construit sur des éléments très particuliers :

‘« Oh ! Fada : un bar atypique du Marais
Enfin, c’est arrivé ! Un bar de quartier pas prise de tête pour un Ricard…pardon un sou, s’est ouvert dans le Marais. Oh Fada c’est un petit coin de midi dans le cœur de Paris : un baby foot, des enseignes anisées au mur, des serveurs souriants, une convivialité rare…Jean-Marie, un des directeurs, avoue même « que par solidarité pour les autres établissements, le lieu n’est ouvert que 4 jours par semaine », on ne peut pas ne pas moindre se prendre au sérieux ! » (Garçons !, n°67, 2004)

Ré-apparaissent ici un ancrage local au quartier, une ambiance et des attributs populaires (le pastis, les enseignes d’antan, le baby foot), un calme convivial, qui paraissent « atypiques ». Ces images, rares aujourd’hui, rappellent, d’une certaine manière, les premières apparitions du Marais dans la presse gay française : si elles restent relativement marginales, elles témoignent de la persistance d’une nostalgie générale pour le passé et l’ailleurs et d’une obsession pour le renouvellement.

Ainsi, on constate que le quartier est saisi à travers un jeu de tensions tout autant sociales que spatiales entre des valeurs et des qualificatifs parcourant l’histoire des représentations des quartiers gays : le commun, le banal, le touristique face à l’original, l’inattendu et l’exotique ; l’argent, le commerce et le ghetto confrontés au militantisme, à la réflexion et à l’ouverture ; l’alternative, l’avant-garde face au business, au commercial et au conformisme. Ce kaléidoscope montre qu’il n’existe pas une image et une seule mais que les quartiers gays sont l’objet de confrontations entre des symboles, des termes et des représentations plus ou moins cohérentes. Dans le Village, l’image du renouvellement reste associée à l’extension du périmètre d’action des gays. La crise, évoquée dans le Marais, y a nettement moins de pertinence et de résonance. On insiste plutôt et toujours sur les capacités gays au renouvellement par diversification des services et des sous-espaces. La rue Sainte-Catherine reste l’épicentre commercial et symbolique du quartier, mais on enregistre sa sensible « hétérosexualisation » et on valorise aussi d’autres espaces comme la rue Amherst qui accueille plutôt des boutiques et des services de jour, compléments nécessaires à un Village « équilibré » pour Fugues. Globalement, cependant, les images du Village sont moins souvent négatives et dévalorisantes que celles du Marais et l’image de la renaissance est tellement associée aux gays qu’elle continue à produire ses effets symboliques valorisants et positifs dans la presse gay.

Ce panorama des images médiatiques du Marais et du Village peut sembler relativement déconcertant : il se conclut sur des images et des représentations relativement similaires à celles évoquées dès le début du chapitre, mais tournées vers d’autres « ailleurs » plus ou moins proches. Cette circularité rappelle les dimensions dynamiques des processus étudiés et montre que les obsessions de la presse gay pour la nouveauté, le renouvellement et la découverte ont un rôle important dans la construction des espaces à la mode qu’il s’agisse de pays, de villes, de quartiers ou de lieux plus précis. La quête d’un ailleurs émancipateur y apparaît infinie et perpétuelle parce que sa réalisation concrète et historique dans le Village et le Marais a généré des transformations physiques, socio-économiques et symboliques de ces quartiers. En même temps que l’on y découvrait le charme de l’authentique et du populaire, que l’on réinvestissait un bâti réhabilité et une mémoire redorée, on faisait de ces quartiers des lieux attractifs, des étapes incontournables de l’animation urbaine mais aussi des institutions contraignantes, normatives, voire oppressantes. En fabriquant les images d’une attractivité nouvelle, on construisait aussi les conditions d’un carcan économique et culturel et d’un conformisme qu’il s’agirait bientôt de quitter à nouveau pour conquérir et investir ailleurs. Cette spirale des images du quartier ressemble beaucoup à celle qui caractérise les images du quartier en cours de gentrification, on l’a fréquemment rappelé dans ce chapitre. Pour finir, la figure 4, page suivante, propose de résumer les dynamiques symboliques de la gaytrification restituées dans ce chapitre.

Figure 4 : Les gays et l’image du quartier, deux modèles ?
Figure 4 : Les gays et l’image du quartier, deux modèles ?
Notes
43.

C’est là l’impression qui se dégage de nos observations et discussions avec les participants de ces soirées.