1.1.a. L’évolution de la sociologie résidentielle.

La relation structurelle entre les caractéristiques socio-démographiques des populations homosexuelles dans leur ensemble et celles des populations de gentrifieurs se retrouve dans le cas de nos terrains où l’évolution des structures sociales locales laisse apparaître une niche sociologique pour les gays. Dans le Marais, cette niche apparaît relativement clairement depuis la fin des années 1970 : les catégories de population les « moins gays » tendent à s’effacer tandis que celles qui s’affirment statistiquement sur-représentent les gays. Dans le Village, le processus est similaire mais moins prononcé et plus ambigu : il offre des niches résidentielles plus étroites mais visiblement plus investies par les gays. 

Depuis la fin des années 1960, le profil des ménages du Marais se transforme à l’image d’autres contextes de gentrification. La baisse tendancielle du nombre d’habitants se traduit par une baisse du nombre de ménages. Parmi eux, la part des ménages de petite taille augmente fortement, celle des ménages de plus de 2 personnes diminue. En 1999, plus d’un ménage sur deux habitant le Marais est un ménage solo (c’est-à-dire composé d’une seule personne) alors que les ménages de 5 personnes ou plus représentent moins de 3% de l’ensemble. La famille traditionnelle hétérosexuelle bi-parentale avec un ou deux enfants s’efface du quartier et la part des ménages sans enfants, déjà importante en 1968, est quasiment hégémonique en 2006. Ce processus est semblable aux évolutions parisiennes dans leur ensemble mais il est plus fort et légèrement plus précoce dans le cas du Marais. Le quartier consacre ainsi les ménages de petite taille, sans enfants et les ménages solos, notamment les hommes seuls, plus encore que Paris. Les ménages qui quittent le quartier correspondent à des « configurations peu gays », les gays vivant plus souvent que les autres dans des ménages de petite taille et ayant beaucoup moins souvent que les autres des enfants. Comme le montre Djirikian, la gentrification du Marais profite en premier lieu aux hommes seuls (Djirkian, 2004). Ces hommes seuls ne sont bien sûr pas tous homosexuels, mais cette corrélation entre nouveaux habitants et ménages gays dans leur ensemble constitue une première trace probable de l’arrivée de nouveaux habitants dont une partie non négligeable serait homosexuelle. De ce point de vue, l’évolution de la structure des ménages connaît deux moments décisifs, l’un entre 1968 et 1975, l’autre dans les années 1990 (annexe 2). Difficile à dater précisément, la participation des gays à ce processus concernerait plutôt les années 1990 et viendrait alors consolider des transformations déjà engagées. L’évolution des classes d’âge dans le quartier conduit globalement aux mêmes résultats : les catégories d’âge qui progressent et finissent par être sur-représentées dans le Marais sont aussi celles qui sont sur-représentées parmi les gays, à savoir les 30-50 ans, alors que les classes d’âge plus âgées, sous-représentées chez les gays, régressent constamment.

Du point de vue des positions sociales, les conclusions sont similaires. Les catégories traditionnellement dominantes dans le quartier et qui s’effacent avec le temps sont celles qui correspondent le moins au profil dominant des populations homosexuelles. Des catégories beaucoup « plus gays » deviennent, au contraire, dominantes : les jeunes actifs, les cadres supérieurs et professions intellectuelles. La spectaculaire inversion sociale que connaît le quartier depuis les années 1960 correspond à un processus parisien conjuguant baisse des effectifs ouvriers et augmentation des effectifs de cadres et de cadres supérieurs sous l’effet de la tertiarisation des activités. Ce double mouvement est plus précoce et plus intense encore dans le Marais que dans Paris : le quartier est plus ouvrier que Paris jusqu’en 1982, les cadres supérieurs et professions intellectuelles y sont très sur-représentés par rapport à Paris à partir de 1990 (annexe 2). Le processus de gentrification résidentielle commence dès la fin des années 1960, précédant la gestation du Marais comme quartier gay, mais se prolonge, voire s’accentue dans les années 1990. C’est surtout le cas pour l’arrivée des cadres supérieurs et professions intellectuelles dont la part parmi les actifs passe d’environ 24% en 1982 à plus de 42% en 1999. Les catégories populaires s’effacent du Marais : les ouvriers, catégorie dominante jusqu’au milieu des années 1970, ne représentent plus que 7,6% des actifs en 1999. Ce processus est spécifiquement favorable aux gays car ils sont beaucoup plus souvent que les autres situés parmi les cadres supérieurs, les professions intellectuelles et intermédiaires alors qu’ils occupent beaucoup moins souvent que l’ensemble des postes d’employés et surtout d’ouvriers. Toutes les données disponibles sur la sociologie des populations homosexuelles illustrent ces écarts. On peut alors penser que parmi ces nouveaux venus plus favorisés44 que les anciens habitants, une part d’entre eux est gay. En 1999, la distribution des actifs en catégories socioprofessionnelles détaillées à Paris et dans le Marais montre certaines sur-représentations confirmant cette hypothèse, notamment parmi les cadres supérieurs et les professions intellectuelles. La sur-représentation des cadres supérieurs et professions intellectuelles correspond également à celle qui existe parmi les gays avec les mêmes spécificités, dont la spectaculaire sur-représentation des professions de l’information, des arts et spectacles. Cette catégorie est généralement très favorable aux gays (Pollak, 1982) et l’on y a fort (socio)logiquement recruté de nombreux enquêtés par la suite. C’est d’ailleurs la C.S.P. la plus active et investie dans la gentrification parisienne et dans celle du Marais (Djirikian, 2004 ; Clerval, 2008a). A l’inverse, les catégories les plus sous-représentés sont également celles où l’homosexualité est bien moins présente, et aussi bien moins souvent déclarée, chez les ouvriers ou chez les retraités (Messiah, Mouret-Fourme, 1993 ; Schiltz, 1997). La sous-représentation des retraités et des personnes sans activité professionnelle hors étudiants correspond à la structure en classes d’âge des populations homosexuelles et à leur fort taux d’activité. L’évolution de la sociologie résidentielle du Marais constitue alors une première trace de l’installation de certains gays dans le quartier au regard des caractéristiques sociologiques des populations homosexuelles. S’il est difficile de quantifier exactement cette part d’homosexuels parmi les nouveaux venus, elle semble non négligeable et contribue à modifier les structures sociales locales. Ce processus semble plutôt venir renforcer des transformations déjà engagées dès la fin des années 1960 que l’initier réellement et à lui seul.

Dans le Village, les évolutions sociologiques sont moins tranchées et moins spectaculaires, mais traduisent d’une part des logiques spécifiques de gentrification et d’autre part, une participation des gays à ses transformations. Les données de recensement et leur analyse par Van Criekingen viennent illustrer ces processus (annexe 2 ; Van Criekingen, 2001). Depuis les années 1970, l’évolution des ménages habitant Centre-Sud ressemble globalement à celle du Marais, de Paris et de Montréal : diminution de la taille moyenne des ménages, croissance des ménages de petite taille, des couples sans enfants et des tranches d’âge médianes (entre 29 et 54 ans). Ces transformations restent plus tardives et moins intenses que dans le Marais : elles sont surtout nettes depuis la fin des années 1980, et l’on constate un maintien relatif de certaines familles nombreuses. Les évolutions socio-économiques sont également spécifiques. Deux indicateurs mobilisés par Van Criekingen permettent de décrire l’évolution ambiguë des propriétés sociologiques des habitants du quartier. L’augmentation continue de la part des très diplômés parmi les habitants traduit l’arrivée d’habitants plus jeunes, étudiants et/ou gentrifieurs dans un quartier où leur part était traditionnellement faible. Ce processus, visible dès la fin des années 1970, s’affirme surtout à partir du recensement de 1981. En revanche, si le niveau de revenu moyen augmente également, il reste l’un des plus faibles de Montréal à la fin des années 1990. En 2001, dans les limites du Village, la part des ménages pauvres est de 49% contre seulement 29% pour Montréal. Se maintient donc une population pauvre en parallèle à une population de nouveaux professionnels s’installant de manière encore sporadique dans certains secteurs du quartier, surtout depuis le milieu des années 1990 (Van Criekigen, 2001). Ces éléments justifient l’emploi des termes de gentrification marginale ou de gentrifieurs culturels pour décrire les transformations du Centre-Sud et surtout, du secteur du Village Gai depuis les années 1980 (Rose, 1984 ; Van Criekingen, 2001).Dans les derniers recensements, le Village conserve ses caractères ambigus et plus hétérogènes que la sociologie du Marais : une population traditionnelle du quartier Centre-Sud composée de familles populaires, aux faibles revenus, occupant un parc de logement social encore conséquent cohabite avec une population plus jeune, où les couples en union libre et sans enfants prédominent, disposant de niveaux de diplômes élevés mais de revenus relativement modestes au regard d’autres quartiers gentrifiés, y compris à Montréal (Plateau Mont-Royal, notamment).

La gentrification prend donc une forme spécifique et moins classique que dans le Marais : elle n’efface ni le stock de logements sociaux, ni une population relativement pauvre encore présente. Elle est davantage portée par des gentrifieurs culturels et marginaux que par des gentrifieurs fortunés (chapitre 1). De plus, à l’échelle du quartier Centre-Sud, la gentrification ne se déploie pas uniformément : elle concerne surtout des « niches » situées dans certaines rues et certains îlots, à proximité des rues Sainte-Catherine et Amherst, où les entretiens ont montré la présence massive de gays résidents dans un même bloc ou un même édifice. Au l’échelle métropolitaine, le Village est un quartier significativement plus masculin (59% d’hommes contre 48% à Montréal), où dominent les ménages solos (57% des ménages contre 38% à Montréal) et les familles en union libre (62% contre 26% pour Montréal) et sans enfants (88% contre 62% pour Montréal). Parmi ces hommes en union libre sans enfants, très diplômés, on peut penser qu’une composante gay significative existe, localisée dans les niches de gentrification du quartier (Van Criekingen, 2001). Le raisonnement est identique à celui conduit au sujet du Marais mais avec des différences significatives : la présence homosexuelle est notamment visiblement plus forte dans les rues et les logements du Village. On a par exemple relevé davantage de signes indirects de cette présence au cours de l’enquête comme la présence d’auto-collants arc-en-ciel sur de nombreuses portes ou boites aux lettres dans les rues du Village. L’évolution sociologique des deux quartiers dessine ainsi les voies d’une probable présence résidentielle des gays plus importante aujourd’hui que par le passé et plus importante ici qu’ailleurs dans les deux villes concernées. Les gays apparaissent comme des acteurs potentiels des mutations résidentielles observées: une partie d’entre eux est venue habiter ici et infléchir les structures sociales locales.

Notes
44.

Leur classement dans les P.C.S. traduit des niveaux de diplôme et de revenus plus élevés que les anciens habitants du Marais qu’ils soient ouvriers, employés ou petits artisans.