1.b. « The boy next door » : la figure du voisin gay.

Ces hypothèses sont en partie étayées par une figure récurrente présente dans les entretiens : celle du « voisin gay ». Il est très rare que les enquêtés habitant l’un des deux quartiers ne mentionnent pas au moins un voisin gay : la plupart d’entre eux étant gays, ils peuvent être davantage susceptibles de prêter attention à cette information, voire de spéculer sur l’homosexualité supposée d’un voisin. Cette occurrence systématique constitue néanmoins, elle aussi, une trace non négligeable de la présence résidentielle des gays. Les enquêtés l’évoquent dans des proportions très variables dans leur immeuble ou leur bloc, mais on constate l’existence, parmi un voisinage globalement mixte, de certains immeubles ou certains blocs particulièrement « gays ». Ces micro-concentrations sont nettement plus fréquentes à Montréal qu’à Paris. Dans le Village, il n’est pas rare de découvrir des blocs réhabilités ou des nouveaux condominiums exclusivement habités par des gays selon les dires des enquêtés. Dans les différents blocs du Village où a habité Marc-André, les gays ont toujours avoir majoritaires :

‘« Présentement, y a 10 logements là, et sur 10, y en a deux qui sont straights45, on est…5 couples gays et 2 célibataires […]« En général, là j’y pense mais partout où j’ai habité [dans le Village], y avait plus de gays que de straights , c’était plus de 50% souvent » (Marc-André, 39 ans, cadre commercial, en couple cohabitant, locataire en cours d’achat, Village)

Le voisinage immédiat de Yann, habitant rue Alexandre de Sève, comme Marc-André, consiste en un condominium récent de 80 logements occupé massivement par des gays :

‘« Y : Je connais des gens fin je sais qu’ils habitent dans l’immeuble parce que je les vois aux réunions de gestion mais on s’connaît pas plus, bon c’est des personnes seules, y a quelques couples, mais sinon c’est des gens seuls et 95 % c’est des hommes seuls, et gais bien sur !
E: Ah bon ? Sur 80 logements y a 95% de gais ?
Y : Ah oui on est dans le Village ! L’édifice en face y a 8 condos ben ça n’est que des gais c’est évident, sur la rue Alexandre de Sève, c’est vraiment que des gais presque hein, ça c’est très net…le village est très gai quand même ! Oh oui, là, les deux édifices c’est vraiment très important...
E : Toi tu t’en rends compte quotidiennement ? Dans ta rue, je veux dire comment tu les reconnais (rires) ?
Y : J’sais pas moi, on le sait, c’est tout, c’est des gens qu’on peut voir dans les restos, ou dans les bars, je les reconnais quand même…mais comme j’te disais y a une vie de quartier où on voit toujours les mêmes personnes en fait quand on vit ici, c’est comme une petite ville, on rencontre toujours les mêmes personnes aux mêmes heures, bon quand je quitte le matin je vois celui là…ou celui-ci…je sais qu’ils sont gays, je le sais c’est sur et eux aussi, c’est comme ça, c’est le voisinage gai, tu le sais, tu n’as pas besoin de le dire, mon voisin de l’étage je sais qu’il est gai même si il ne me l’a jamais dit »
(Yann, 48 ans, cadre responsable communication, couple cohabitant, propriétaire, Village)

L’homosexualité « évidente » des voisins est souvent associée à plusieurs caractéristiques : vivre seul ou être un « jeune couple gay », occuper certains emplois dans certains secteurs, disposer d’un niveau de vie élevé, d’un logement souvent très confortable, voire « faire la fête ». La plupart des voisins gays a des métiers typiques de la constellation des gentrifieurs, qu’ils soient marginaux ou plus fortunés, journaliste ou serveur de bar :

‘« T : Donc y a Laurent, à côté, qui est journaliste et pédé, lui ! Puis y a un voyant…
V : Ah oui, un pédé voyant…c’est pas mal aussi !
T : Il est pédé, le voyant ? ah oui, peut être, t’es sur ?
V : J’crois bien oui, en tous cas y a que des mecs qui vont le voir…(rires)
T : Euh y a le galeriste en bas aussi, lui il est pédé…
V : Ah oui, d’ailleurs lui je l’ai revu à des fêtes avec des amis communs, oui puis y en a un autre aussi, celui qui connaissait Pierre-Emmanuel…qui écoute Mylène Farmer…
T : Oui alors lui, il est pédé aussi, en fait il a travaillé avec un copain à nous sur des projets de graphisme, il est graphiste d’ailleurs ! Dans cet immeuble, on va dire que ça grouille les pédés ! » (Tony et Vincent, 42 et 43 ans, gays, designers, en couple cohabitant, locataires, Marais)
« Au dessus, c’est le photographe, qui est pédé aussi, tout là haut c’est un décorateur fin photographe aussi, la quarantaine j ‘dirai. Avant là, y avait un couple de jeunes mecs qui a été viré, ils étaient serveurs dans des bars, un peu bohèmes là, c’était la fiesta tous les soirs, fin, un peu bobo !» (Stéphane, 40 ans, gay, journaliste-monteur, DJ, célibataire, locataire, Marais)
« J’ai aussi mes voisins du dessous, ils me font rire, le petit couple de jeunes, tout mignon, je les aime bien, je leur parlerai de ta thèse, j’pense qu’ils seront d’accord à mon avis. Nicolas, c’est un prof en banlieue, histoire-géo je crois, il se présente dans l’arrondissement d’ailleurs, ils sont très PS…ils sont à fond dedans, ça me fait rire de les voir là dedans […] Louis est administrateur à l’Assemblée Nationale, ça s’invente pas hein ! Ils me font rire, ils sont très…très PS, très bobos quoi ! L’autre jour, ils sont venus me donner le tract du PS, Nicolas fait de la propagande dans tout l’immeuble ! » (Frédéric, 39 ans, critique cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Ces exemples ne sont pas exhaustifs : il existe des voisinages moins caractéristiques des milieux sociaux de la gentrification où le voisin gay peut être notamment étudiant ou cadre supérieur dans un autre domaine d’activité que ceux mentionnés ici. Le profil qui se dégage cependant est bien celui d’individus âgés de 30 à 50 ans, vivant seul ou en couple, disposant de revenus assez élevés pour accéder à un logement dans le quartier et de capitaux culturels très élevés lorsque ces informations sont connus des enquêtés46. Du point de vue de l’installation résidentielle, elle varie en fonction de la propre date d’entrée dans l’immeuble des enquêtés mais correspond généralement à deux types de configurations valables à Paris et à Montréal : une installation récente pour les voisins les plus fortunés, souvent dans les années 2000, une installation généralement plus ancienne ou dans les logements les plus petits pour les voisins gays les moins riches. L’entrée dans le logement a plutôt eu lieu alors dans les années 1990, surtout dans le Village, ou dans des logements plus modestes (jeunes gays installés dans des studios du Marais ou des colocations du Village).

Il est intéressant, enfin, de retrouver ces descriptions chez nos rares enquêtés hétérosexuels, lors des entretiens exploratoires. Dans le Marais, elles prennent des formes différentes en fonction des caractéristiques sociales de chacun. Ces voisins gays, aux modes de vie spécifiques et aux ressources (économiques et/ou culturelles) souvent plus élevées que les populations locales d’antan, peuvent susciter l’incompréhension ou la méfiance de certains, mais aussi attirer la sympathie et l’amitié d’autres types d’habitant. On les décrit comme des gens fortunés aux modes de vie étranges lorsque l’on est un ancien habitant du quartier et que l’on ne les connaît pas vraiment, comme des voisins sociables, cherchant à créer des liens et ayant de bonnes initiatives lorsque l’on est une femme seule, plus jeune et intéressée par l’art et la culture (encadré 4).

Encadré 4 - Deux regards hétérosexuels differents sur les voisins gays.
Au cours de l’enquête exploratoire, nous avons notamment interrogé deux habitants hétérosexuels du quartier choisis pour leur investissement associatif local, mais avec des profils très différents : André et Nathalie. Tous deux évoquent spontanément la « question homosexuelle » et la présence d’habitants gays, mais sur des registres différents. André illustre une distance et une incompréhension devant cette présence alors que Nathalie se révèle beaucoup moins éloignée de ce voisinage gay avec qui elle interagit et qu’elle voit plutôt comme un atout.
Ancien habitant du quartier, André a 68 ans. Fils d’artisans modestes, il a toujours vécu dans le quartier : il y est né puis y a tenu une quincaillerie pendant toute sa vie. Retraité depuis 1993, il a déménagé dans le 15ème arrondissement avec sa femme où il habite actuellement, tout en conservant, un petit local en rez-de-chaussée derrière son ancienne boutique. Il y a installé le local de l’association qu’il a crée au moment de sa retraite, « Raconte moi le Marais », association visant à préserver la mémoire du quartier populaire. Il a participé à un ouvrage écrit par une « historienne du quartier » en 1997-98, recueil de photographies et de témoignage sur la vie du Marais populaire dans les années 1950 et 1960. Féru d’histoire et amateur d’anecdotes locales, lors de l’entretien, André raconte une histoire presque enchantée du Marais populaire dans lequel solidarité, authenticité et ambiance villageoise marquaient le quotidien d’un quartier pauvre, familial et insalubre :
« Vous ne pouvez pas imaginer dans quel état on vivait, dans quelle puanteur les gens vivaient, je veux dire, nous on voyait des rats dans les rues de Paris, c’était Zola ici après la guerre […] Les gens avaient autre chose à penser, il fallait travailler pour nourrir la famille hein, il fallait manger, alors quand, dans une famille, on était à sec hein, quand l’atelier ça marchait pas fort, on se débrouillait, on passait donner du beurre »
André décrit les transformations du quartier (population, commerces, bâti, ambiance), sur un mode souvent péjoratif ou négatif. Dans ce récit, apparaissent aussi les gays, populations dont André a du mal à comprendre « ce qu’ils font » et vis-à-vis desquelles il se sent dépassé :
« On dit beaucoup que le Marais est devenu très riche, très bourgeois…bon d’un côté c’est tant mieux, si les gens vivent mieux c’est pas plus mal hein, mais ce qu’on oublie c’est que ce sont pas les mêmes gens aussi, c’est que pour que les riches viennent s’installer, il faut que les pauvres s’en aillent, c’est mathématique ! Je vais vous dire, moi, j’ai rien contre les …les homos, il faut appeler un chat un chat, j’ai rien contre eux, ils font bien ce qu’ils veulent hein, mais ça me dépasse un peu moi ! Je sais pas ce qu’ils font là, on dirait qu’ils ne travaillent pas hein, ils sont là, comme ça, ils rachètent tout leur truc, mais ils font quoi ces gens ? il faut bien qu’ils vivent quand même […] Je saurai pas vous dire, moi je ne les côtoie pas, on dit que c’est une mafia dans le quartier, je ne crois pas tout ce qu’on dit, mais c’est vrai qu’ils ont racheté pas mal d’appartements et qu’ils ont de l’argent, oui c’est vrai, là dans l’immeuble, on voit bien que ce sont des gens qui ont des moyens plus élevés »
L’évocation des nouvelles populations du Marais fait apparaître une catégorie étrangère : les « homos », dont les pratiques et les modes de vie semblent « dépasser » les habitudes et conceptions d’André, notamment celles du travail, et dont la principale caractéristique est la possession d’argent.
De son côté, Nathalie est une femme divorcée de 37 ans qui vit avec ses deux enfants dans un immeuble, passage de l’Ancre, dans le 3ème arrondissement. Cadre supérieur dans une entreprise privée, elle est propriétaire et a crée une petite association de riverains dont le but était essentiellement l’organisation de séances de cinéma dans la cour de son immeuble et de petites fêtes entre habitants. Elle s’est investie dans ce projet à la fin des années 1990, avouant ne plus avoir le temps de s’y consacrer depuis 2 ans. Le moteur initial de ce projet a été la rencontre avec un couple gay arrivé en 1998 dans l’immeuble, alors qu’elle y habitait depuis quelques années. Depuis quelques mois, ce couple a quitté l’immeuble pour emménager et ouvrir un magasin de vélos dans le 20ème arrondissement : Nathalie constate que la vie de l’immeuble est moins festive et animée depuis leur départ. Au moment de décrire ses relations avec ses voisins, elle explique :
« Je pense surtout à Emmanuel et Cédric, en fait, parce que c’est surtout avec eux…c’est des gens qui avaient vraiment envie de rencontre des gens, de créer des liens. Moi, j’étais pas contre, mais disons que je suis pas d’un naturel euh, je vais pas aller vers les gens quoi. Quand ils sont arrivés, je me souviens, un soir, ils sont venus me voir et ils m’ont dit « c’est dommage avec cette cour, que personne n’en fasse rien, il faudrait en profiter de cet endroit pour organiser des choses », et puis je les ai trouvés sympas. On est allé voir la fille qui tenait la galerie et elle, elle a eu l’idée de prendre un drap, de l’étendre comme ça dans la cour, c’était vraiment bricolo hein, et puis du coup, les garçons ont invité tout le monde en passant voir les gens chez eux…ben les gens ont suivi. »
« Emmanuel était danseur, bon alors depuis ils ont tout arrêté et ils ont ouvert un magasin de vélos, mais Emmanuel est un danseur à la base, un danseur professionnel, alors il nous avait fait un spectacle dans la cour, c’était drôle de voir que les gens étaient tous venus pour voir ça, la cour était remplie. […] C’était vraiment très sympa, les gens étaient ravis, et reconnaissants aussi, parce que Emmanuel et Cédric avaient vraiment réussi à faire bouger les gens, à créer quelque chose dans ce petit passage…le fait qu’ils soient homos ça rendait les choses drôles parce que je crois que c’était les seuls de l’immeuble oui, et c’est vrai que ça rendait les choses plus faciles je pense pour eux aussi. »
La présence de voisins gays devient ici l’occasion de créer des relations et des événements dans l’immeuble pour des gens qui n’en avaient pas vraiment auparavant. Cet exemple montre bien que le voisinage gay peut constituer une ressource sociale et un bénéfice pour ceux dont les propriétés sociologiques et les dispositions rencontrent les pratiques et les représentations de ces voisins gays. Dans le cas de Nathalie, le statut de mère célibataire comme les ressources et capitaux culturels importants la rendent plus disponible pour ce type de relations avec ce type de voisins.

L’homosexualité semble bien occuper une place dans le voisinage local. En entretien, les questions posées sur les voisins demandaient une description exhaustive des différents habitants de l’immeuble ou du bloc, sans mentionner a priori la question homosexuelle. Ce sont souvent les enquêtés eux-mêmes qui font intervenir l’homosexualité de tel ou tel voisin, y compris chez les quelques enquêtés hétérosexuels. Ces descriptions composent un portrait sociologique en accord avec les données résidentielles locales tout en resituant ces jeunes ménages gays dans un voisinage mixte où cohabitent différents types de population. Cette mixité semble plus forte dans le cas des immeubles du Marais que dans le Village. Dans le Marais, on mentionne ainsi un ou deux appartements occupés par un ménage gay dans l’immeuble, mais aussi deux ou trois personnes âgées anciennement installées ici, deux ou trois familles aisées avec enfant, quelques étudiants ou jeunes actifs vivant seuls dans les studios et les étages élevés. Dans le Village, on recense généralement moins de voisins, étant donnée la taille plus petite des blocs, mais aussi davantage de gays parmi eux. Les enquêtés du Village connaissent d’ailleurs bien mieux l’orientation sexuelle de leurs voisins, à l’échelle du bloc qu’ils habitent mais aussi à l’échelle des blocs environnants. Le corollaire méthodologique est la plus grande facilité à recruter des résidents gays dans le Village par le biais du voisinage car les enquêtés mentionnaient plus de voisins gays auxquels ils pouvaient proposer un entretien. Cet élément peut d’ailleurs influencer notre perception de ce voisinage gay plus concentré, mais peut aussi être lié à l’image différente des deux quartiers gays : une image très gay, internationale et attractive du Village, une image plus ambiguë et plus controversée du Marais (chapitre 5). Cette différence a sans doute un impact sur la manière dont les habitants du quartier perçoivent et décrivent leur voisinage gay. Non seulement, les gays sont probablement plus présents ici qu’ailleurs dans la ville au regard des évolutions de la sociologie résidentielle des deux quartiers, mais cette hypothèse semble renforcée par l’évocation du voisinage avec les enquêtés. Inégalement fourni sur les deux terrains, le voisinage gay semble correspondre à des franges sociologiques de la gentrification par ses caractéristiques sociodémographiques, ses activités professionnelles ou ses modes de vie. Ces traces de la présence d’habitants gays semblent bien s’inscrire dans le paysage sociologique typique des nouveaux venus de la gentrification du Village et du Marais.

Notes
45.

Straight signifiant hétérosexuel en anglais.

46.

Les travaux de Marianne Blidon montrent aussi les forts niveaux de diplômes des 26 résidents gays du 4ème arrondissement ayant répondu au « sondage » qu’elle a réalisé (Blidon, 2007, p. 89-90).