Au delà de ces premiers indicateurs, une deuxième série de traces quotidiennes de la présence des gays en tant qu’habitant du quartier est fournie par des indicateurs indirects renvoyant aux activités locales et à certains éléments de l’immobilier local.
Un premier élément renvoie à une tendance déjà évoquée : la quotidiennisation progressive du commerce gay dans les deux quartiers (chapitre 4). Ce processus a été analysé en relation avec l’évolution des modes de vie des nouveaux gentrifieurs du quartier et la visibilité croissante des lieux gays. Il peut également constituer une trace de la présence résidentielle croissante des gays : la multiplication des services spécifiquement gays et la diversification des commerces orientent l’activité gay du Village et du Marais vers le jour et vers des services plus quotidiens, liés à d’autres besoins que la fête, la sociabilité ou la sexualité. Depuis le milieu des années 1990, dans le Marais, et dès le milieu des années 1980, dans le Village, l’apparition de commerces et de services de proximité gays traduit en partie l’existence d’une demande quotidienne dont une partie renvoie à une demande résidentielle. Ce processus distingue les deux terrains : le Village semble davantage doté en commerces et services gays de proximité que le Marais. On y recense l’apparition de toute une gamme de services et d’activités spécifiquement gays dont la fréquentation semble liée au fait d’habiter à proximité : boulangerie, magasin d’alimentation, pharmacies, cabinets médicaux, salons de coiffure, dépanneur, plombier, et même salon de toilettage canin. Ces services desservent souvent une clientèle gay de résidents du quartier dont une bonne part de nos enquêtés fait partie. Si le Village semble davantage doté en services gays du quotidien, c’est aussi parce que s’y est diffusée et appliquée dans les années 1990 la notion d’accommodement dont les effets concrets, visuels et quotidiens marquent le quartier. L’accommodement est une notion juridique particulièrement en vogue au Canada désignant un ensemble d’aménagements et d’assouplissements des règles, des normes et des lois visant à réduire les discriminations subies par certaines personnes ou certains groupes en raison de ces règles, normes et lois. Par extension, les accommodements désignent des aménagements de l’espace public et des lois tenant compte des particularismes religieux, ethniques ou identitaires de certains groupes, relativement proches de mesures de discriminations positives. Les excès de ce type de mesures ont amené ces dernières années à valoriser des accommodements dits « raisonnables » au Canada et au Québec. Dans le cas du Village Gai, on peut appliquer ce terme de manière légèrement détournée pour rendre compte du développement d’activités et de services quotidiens qui se colorent d’un particularisme homosexuel dès lors qu’ils se situent dans les limites du quartier. C’est le cas de grandes enseignes ou de chaînes commerciales qui ouvrent une agence, une franchise ou un commerce dans le Village en valorisant une image ou des services spécifiquement tournés vers les gays. C’est le cas de la chaîne de cafés Second Cup ou de la chaîne de glacier Ben et Jerry’s, mais aussi de la station de métro Beaudry ou de l’agence bancaire Desjardins sur la rue Sainte-Catherine. Ces exemples montrent que l’on tient compte de la vie locale, et en particulier résidentielle, notamment pour l’agence bancaire, pour ouvrir tel ou tel type de lieu.
Le cas de l’église Saint-Pierre l’Apôtre s’inscrit aussi pour partie dans ce processus (Koussens, 2007). Eglise catholique, datant du XIXème siècle, Saint-Pierre l’Apôtre est située rue de la Visitation, en plein cœur du Village et s’affiche elle même depuis une quinzaine d’années comme une « église ouverte ». Dès le début du XXème siècle, cette église dispose d’un fort ancrage local et d’une image de paroisse tolérante et accueillante pour les familles pauvres du Centre-Sud, puis dans les années 1960, les démunis et les itinérants. L’accueil des personnes exclues et marginales marque profondément l’image et les pratiques de la paroisse, située dans un quartier populaire de Montréal où l’itinérance et la prostitution se développent dans les années 1980. C’est dans ce contexte que les homosexuels apparaissent progressivement comme une population spécifique du quartier avec laquelle l’église se met à composer et dialoguer. Le catholicisme s’accommode ainsi de l’homosexualité et de la présence de gays parmi les habitants du quartier. En 1996, une partie de la chapelle du Sacré-Cœur est aménagée en lieu d’hommage aux personnes disparues du sida. De multiples apparitions du rainbow-flag marquent les lieux et la fréquentation des messes est également marquée par une forte proportion de gays selon les observations faites lors des messes dominicales et les discussions que nous avons pu avoir avec certains fidèles. Le message lui-même délivré par le curé se colore également de ce particularisme (encadré 5).
Encadré 5
- Une messe à l’église Saint-Pierre l’Apôtre dans le Village. Extraits du journal de terrain - Dimanche 29 Avril 2007. Vers 10h. « La messe a déjà commencé lorsque je suis entré dans l’église, je me suis assis au fond. Les rangs sont clairsemés mais je dénombre environ une centaine de personnes dans l’assistance dont pas mal de personnes âgés, plutôt au fond, mais aussi quelques familles peu nombreuses. Il y a beaucoup d’hommes, et visiblement, des couples d’hommes assis côte à côte, et puis beaucoup de crânes rasés » « La messe se déroule assez classiquement. Il y a quand même un grand drapeau arc-en-ciel sur le côté près de la Chapelle où se situe le mémorial des disparus du sida et à l’entrée de nombreuses brochures aux mêmes couleurs pour des associations, des ateliers de paroles et de discussions sur l’homosexualité. Surtout dans son homélie, le curé s’adresse d’une manière particulièrement vivante et proche aux fidèles : il se déplace dans l’espace, utilise beaucoup d’injonctions verbales. Il y aborde le thème de la préservation de la nature et de l’environnement en citant des exemples d’actualité puis en vient à la difficulté de construire sa foi dans « un monde qui ne croît plus en rien ». Il exhorte les fidèles à ne pas avoir « honte » de leur propre foi et à la révéler au monde, comme l’a fait Jésus car «tout n’était pas donné à lui, Jésus, lui aussi, a dû sortir du placard ». Aucune réaction particulière de l’assistance devant cette expression : elle a pourtant un sens très particulier dans ce contexte, cette église, ce quartier. « Sortir du placard », faire son « coming-out », ça désigne généralement le fait de révéler son homosexualité aux autres, aux proches, à sa famille ou son entourage. « Lui aussi » signifie d’ailleurs que parmi l’assistance, certains, nombreux ou pas, l’ont fait. Cela situe aussi Jésus aux côtés des homosexuels dont les vies comportent certaines difficultés à se dire, assumer ses positions face à un environnement hostile ou violent. D’une certaine manière, l’homosexualité s’insère ici dans la liturgie-même, le quartier gay est donc aussi un quartier où les gays viennent à l’église et où l’église catholique l’a bien compris et s’en accommode. » « La messe se termine, les gens discutent dans et devant l’église. Je discute avec un couple d’hommes : ils habitent le quartier et viennent de temps en temps à la messe du dimanche où ils sont « acceptés sans être jugés » et où ils apprécient « l’ouverture de pensée » du curé. Malgré mon insistance, ils déclinent la proposition d’entretien par manque de temps essentiellement selon moi. » Illustrations : l’église Saint-Pierre l’Apôtre, rue de la Visitation, Montréal. |
Le cas de Saint-Pierre l’Apôtre est emblématique de traces plus ou moins institutionnalisées et formelles, mais nombreuses, de la présence résidentielle gay dans le Village. Parce que ces traces sont liées au quotidien et au fait d’habiter à proximité de son église, son agence bancaire ou sa boulangerie, elles traduisent l’existence d’une population homosexuelle résidant dans le Village. De tels indicateurs sont beaucoup moins nombreux dans le Marais et surtout beaucoup moins formellement identifiables. Deux interprétations sont possibles à ce sujet : soit les gays sont moins présents dans les logements du Marais que du Village, soit leur présence est moins visible et moins affichée localement. Le développement d’activité, de services et de particularismes locaux liés à la présence des gays dans le quartier semble indiquer qu’ils n’y sont plus seulement présents ponctuellement ou pour leurs sorties mais qu’ils s’y sont installés de manière durable, quotidienne et probablement résidentielle. Parmi ces activités, un secteur particulier nous intéresse davantage, à savoir l’immobilier et ses rouages spécifiquement gays.
Dans le Village et dans le Marais, le marché immobilier local a connu depuis la fin des années 1980 une hausse des prix, plus spectaculaire et plus intense encore dans le cas du Marais. Par ailleurs, une activité immobilière spécifiquement gay s’est développée dans ces deux quartiers, notamment avec l’apparition d’agences immobilières spécialisées et orientées vers la clientèle gay à la fin des années 1990. Elles peuvent prendre deux formes : des agences appartenant à un réseau immobilier généraliste ouvrant dans le quartier avec un personnel gay et une stratégie commerciale plus ou moins explicitement tournée vers la clientèle homosexuelle (configuration très présente à Montréal) ou des agences indépendantes souvent plus explicitement tournées vers les gays, comme l’agence La Garçonnière dans le Marais. Les entretiens réalisées auprès des agents immobiliers du Village et du Marais montrent que la clientèle gay est une composante particulière de la demande immobilière et une clientèle « qui compte ». De manière générale, les agences, spécialisées ou non, ont appris à composer avec cette clientèle. Les agences spécialisées ont, plus clairement, misé sur des services spécifiques en termes d’accueil, d’assistance juridique et de types de logements recherchés :
‘« On voulait se spécialiser sur la clientèle gay, dans le Marais qui n’avait pas d’agence en tant que telle, reconnue et affichée, d’ailleurs maintenant, les autres agences ont tendance à se rapprocher de nous, en se targuant d’être aussi gay friendly alors que nous on s’est affiché dès le départ […] Au départ, on avait je dirai 90 à 95% de la clientèle qui était gay, puis ça s’est étendu, on avait peu d’étrangers au départ, et ça aussi ça a changé, puisqu’on en a beaucoup maintenant, ça va être aussi bien des américains, australiens, espagnols, italiens aussi […] Pourquoi les gays viennent ici ? Ils savent pertinemment que c’est une agence gay, que le personnel qui y travaille est gay et ils nous exposent tout leurs problèmes aussi bien le problème de l’achat d’appartement que le problème de la séropositivité, que le problème lié à l’assurance, que le problème qu’ils sont deux garçons, aussi bien à l’achat que pour la location » (Xavier, Agence La Garçonnière, Marais, Paris) ’La spécificité de La Garçonnière reposerait ainsi sur plusieurs éléments : une clientèle ciblée et des stratégies de captation associées (publicité, annonceurs, adhésion au SNEG), un accueil présenté comme « différent » misant sur une écoute et une attention particulière portée aux gays et à des problématiques qui leur sont spécifiques (assurances, garanties, aspects juridiques d’un achat immobilier pour un couple de même sexe), une réflexion aussi sur les types de besoins des gays en termes de logements et de biens immobiliers. De fait, ces agences semblent effectivement drainer une clientèle visiblement plus gay que celles des autres agences. Le lien au quartier apparaît également prononcé dans la mesure où ces agences traitent de biens situés majoritairement dans le quartier ou à proximité :
‘« A priori, non, on n’est pas vraiment centré sur le quartier, on fait tout Paris ! On se cantonne pas ici, bon après, on travaille principalement sur… 60 à 70% des biens de l’agence sont situés entre le 1er et le 4ème arrondissement, les 4 premiers en gros, et on a beaucoup de choses qui se situent là, oui, 4ème, Marais, 1er aussi, oui, mais on fait aussi beaucoup dans le 11ème, dans le 19ème, le 20ème, le 9ème, presque tout Paris quoi ! »47 (Xavier, La Garçonnière, Marais, Paris) ’Les agences spécialisées constitueraient ainsi une trace formelle et formalisée de la demande de logements et de biens immobiliers spécifiquement gay dans les deux quartiers. Mais on découvre aussi, pendant l’enquête, des processus plus fins qui témoignent de particularismes immobiliers gays dans les deux quartiers. En premier lieu, les agents immobiliers évoquent le désir ciblé de certains propriétaires de louer leur appartement à des gays selon une sorte de discrimination inversée dans laquelle être homosexuel constituerait un avantage pour accéder à un logement du quartier :
‘« Je ne fais rien du tout pour ça, ce sont les propriétaires qui choisissent . Quand un propriétaire vient me voir pour louer son loft, on discute, je lui expose un peu les choses mais lui, il sait pertinemment qu’il va le louer à des gays, et il veut des garanties, on sait qu’avec un couple gay, il va avoir les garanties parce que il y aura de l’argent hein, et parce que…il veut que son appartement soit entretenu aussi […] J’ai fait visité à un couple là, sur Amherst […] Le propriétaire m’avait bien dit que c’était fait pour les gays ce loft, alors tu vois, c’est comme si c’était fait pour eux, et pas pour les autres ! Moi je l’aurai donné à n’importe qui…lui, il voulait des gays et après, bon ils ont trouvé ça magnifique, avec la grande terrasse, et ils ont eu l’appartement…le propriétaire a dit « oui » de suite, mais il sait bien qu’en venant ici, il aura pas de soucis et c’est pour ça qu’il cherche plutôt des gays ! » (Paul, agent immobilier, Village, Montréal)« Ne pas avoir de soucis », « avoir les garanties », « appartement tenu de manière impeccable » sont autant d’aspects importants pour le propriétaire, hétérosexuel ou gay lui-même, qui sont, pour les acteurs concernés, plus probables chez les gays que chez d’autres. Cette manière de cibler une population gay comme acheteurs ou locataires privilégiés peut se traduire de manière moins formelle encore et reposer sur les profils sociologiques de propriétaires manifestant certaines dispositions à louer un logement à des gays, à cohabiter avec eux, en raison de connivences ou de proximités socioculturelles. Le cas de Jason, propriétaire de Pascal, l’illustre bien, Jason possédant les attributs du gentrifieur pionnier du Village, ouvert et particulièrement proche de ses locataires homosexuels :
‘« C : Le propriétaire, c’est Jason, qui est hétérosexuel, mais il est anglophone et a choisi le Québec comme lieu de résidence dans les années 70 à cause de l’esprit bohème, il avait essayé de vivre à plusieurs endroits, en Australie en Colombie britannique, et puis vraiment quand il est arrivé à Montréal, il aimait l’esprit réfractaire, à l’ordre établi et puis il s’entendait super bien avec les quelques gais établis ici à l’époque, dans le quartier, et c’est pour ça qu’il a choisi d’habiter ici, alors c’est un hétéro mais gai dans l’âme, un peu artiste, bohème, sinon à côté c’est un couple âgé homosexuel, qui loue ses appartements sans préférence à des gais et à des hétéros mais c’est presque tous des homos, l’autre appartement à côté les deux appartements les deux propriétaires habitent là, sont gais tous les deux et c’est un mélange hétéro, homo, étudiants, jeunes couples gais…Sans observer de réelle hégémonie homosexuelle et sans s’attarder sur l’image plus médiatique que scientifique du « ghetto homosexuel », on observe parfois l’existence de blocs ou d’immeubles spécifiquement gays, surtout à Montréal, où la majeure partie des résidents, locataires et/ou propriétaires sont gays. Fruit de proximités socioculturelles entre hétérosexuels gentrifieurs et homosexuels (gays ou lesbiennes) ou résultat de stratégies de propriétaires misant sur des locataires gays, elle peut aussi résulter de l’intervention des agents spécialisées eux-mêmes qui en tiennent compte dans leurs pratiques, notamment locatives, venant par là, renforcer des processus de concentration résidentielle :
‘« Disons qu’il y a certains immeubles où vous savez pertinemment que y a quasiment que des gays, bon l’immeuble où j’habite sur 6 appartements, y a 3 gays, bon après là les appartements qui sont rue des Archives à l’angle de la rue Sainte Croix, ce sont des grands appartements donc y a peut être 3 ou 4 gays, mais ce sont des appartements familiaux, donc y a beaucoup de familles aussi dans le 4ème hein ! donc après faut pas être idiot non plus, faut ajuster aussi ce qu’on propose à ce qu’on sait pertinemment, en fonction de la recherche du client » (Xavier, La Garçonnière, Marais, Paris)Les agents immobiliers interrogés ont bien conscience d’une présence gay dans les logements du quartier et en tiennent compte dans leur travail. Le métier d’agent immobilier peut alors prendre une allure et des couleurs particulières lorsqu’il concerne le Marais ou le Village.
‘« E : et du coup votre métier est différent d’un agent immobilier classique ?Ces éléments ne sont pas spécifiques aux agents immobiliers gays, on les retrouve largement comme des composantes du métier d’agent immobilier en général (Bonneval, 2007). Cependant, le cas de Paul s’enrichit lorsqu’on découvre plus tard, un peu par hasard, qu’il s’est beaucoup investi dans le milieu associatif gay ancré dans le Village dans les années 1980 et 1990. En consultant les archives de la presse gay montréalaise, on le retrouve régulièrement en photo à la fin des années 1980, notamment lors de soirées dans des bars gays du Village et lors d’événements associatifs également présentés dans les pages de Fugues. On comprend mieux alors comment ses « relations » et son « réseau » ont partie liée avec son travail d’agent immobilier actuel. Ces engagements passés fournissent aujourd’hui une forme de capital d’autochtonie (Rétière, 2003 ; Tissot, 2010a) fonctionnant dans le Village Gai : les acteurs du monde associatif gay montréalais le connaissent, le président de la S.D.C. est un de ses amis. On peut relier son activité professionnelle et ses réseaux de connaissance en mobilisant le Village comme ressources spatiale aux vertus socioprofessionnelles. Les réseaux de relation, majoritairement gays et constitués par un engagement associatif ancré dans les limites du Village, sont activés et mobilisés au service d’une activité immobilière très localisée. Quelques mois après la fin de l’enquête, nous apprenons que Marc-André48, responsable commercial à la S.D.C. du Village, ancien gérant de deux clubs gays du quartier et producteur de plusieurs événements gays du quartier, est lui aussi devenu agent immobilier spécialisé localement avec comme slogan « Fier d’être membre de la communauté ». De manière plus ou moins souterraine, l’implantation résidentielle des gays dans le Village est favorisée et renforcée par ce type d’effets de réseaux, alliant une sociabilité fortement homosexuelle à une capacité à convertir des ressources relationnelles dans le domaine immobilier local. Un dernier élément doit être évoqué à travers la manière dont les habitants gays du Village et du Marais présentent leurs prédécesseurs dans leur logement lorsqu’ils les ont rencontrés ou savent qui ils étaient. Dans 13 cas sur 47 entretiens de ce type, on observe ainsi une configuration similaire : les locataires ou propriétaires précédents étaient gays et ont réhabilité ou réaménagé le logement. Cette situation correspond généralement à une installation assez récente d’une deuxième génération ou deuxième vague d’habitants gays du quartier venant acheter ou louer un appartement déjà transformé par la première vague d’habitants gays. Ce processus est très proche du déploiement en vagues successives des gentrifieurs dans d’autres contextes (Bidou-Zachariasen, 2003). La présence résidentielle des gays s’inscrit donc de manière variable dans le temps mais apparaît associé à des processus de réhabilitation du stock de logement. Deux exemples peuvent être ainsi évoqués.
Philippe et Bruno sont en couple et habitent ensemble dans le Village. Philippe est suisse, il a 44 ans et dispose de revenus et d’un patrimoine financier beaucoup plus élevé que Bruno. Il travaille dans la finance entre Genève et Montréal, et effectue beaucoup de trajets et de séjours en Suisse, pour son travail. Bruno a 33 ans et travaille comme vendeur dans un magasin de vêtements dans le centre-ville de Montréal. Philippe a acheté seul, un immense loft sur la rue Amherst avec une vue panoramique sur Montréal et un espace immense (environ 150 mètres carrés) où seule une chambre est séparée par une cloison sans porte du reste du loft. Lors de ma venue chez eux pour l’entretien, ils comment par me faire visiter l’appartement qui a été acheté en 2001, en l’état. L’appartement a été acheté à un couple gay qui avait acquis le plateau dans les années 1990 alors qu’il n’était qu’un reste d’ancienne usine désaffectée : c’est ce premier couple gay qui a pris en charge la réhabilitation aidé d’un architecte et d’un décorateur d’intérieur. Philippe et Bruno n’ont pas réalisé de travaux majeurs, hormis le changement des peintures et l’installation de nouveaux meubles dans la partie cuisine du loft. De manière similaire, à Paris, Éric a 46 ans, il est gay et vit en couple depuis plusieurs années. Il a acheté un appartement dans le Marais, rue des Tournelles. Lors de l’achat, Eric cherchait un appartement situé dans le Marais où il louait déjà un appartement dans le 3ème arrondissement. L’appartement a été acheté à un couple de gays propriétaires depuis une dizaine d’années qui avait réalisé d’importants travaux pour aménager les combles et reconfigurer les pièces. L’appartement est en effet aménagé de manière très différente par rapport à l’origine, un plateau central distribuant par un petit escalier, mais sans porte, une chambre qui n’est pas réellement séparée du plateau.
Cet « intérieur gay » est typique de réaménagements effectués par des résidents gays du quartier et qui transforment de fait le stock de logement ancien du quartier en infléchissant par conséquent certaines tendances immobilières locales sur lesquelles les gays ont bien une influence concrète. Éric n’a pas modifié l’appartement car la réhabilitation a déjà été effectué par ses prédécesseurs, à savoir…un couple gay :
‘« Comme tu vois, c’est très différent de ce que c’était à l’origine, on est là dans les étages supérieures où logeaient comment dire, c’était une chambre de bonne là dans la chambre donc y avait un petit couloir et ils [les propriétaires gays précédents] ont tout fait sauter pour agrandir cet espace et lui donner une autre allure […] non, nous on a rien fait de gros travaux, si, bon, on a changé un peu la salle de bains parce que les couleurs nous plaisaient pas mais je voulais pas me lancer dans de gros travaux, bon, moi les travaux (rires) tu vois ce que j’veux dire, j’suis pas bricoleur donc j’voulais arriver après, justement que la réfection soit déjà faite et j’voulais pas qu’il y ait trop de trucs à faire. Dans le quartier, on sait bien qu’il y a des travaux à faire à un moment ou à un autre, nous on voulait un truc déjà refait […] On les a vus une fois, c’était un couple de garçons, d’ailleurs tu vois bien que ça a été refait dans l’esprit, fin par des gays quoi ! Je sais pas trop, je crois qu’ils se séparaient comme souvent chez les gays donc ils voulaient s’en débarrasser le plus vite, ça s’est fait comme ça, ça nous a plu de suite oui » (Éric, 46 ans, cadre financier de banque, en couple cohabitant, propriétaire, Marais) ’Ces deux exemples traduisent bien des particularités immobilières gays reposant à la fois sur une présence plus significative qu’ailleurs et une forme de transmission de logements réhabilités entre gays due en partie au type de logement disponible dans le quartier, au type de travaux effectués et au type de besoins de logement apparemment spécifiques aux gays. Il ne s’agit pas nécessairement de circuits et de transactions immobilières cloisonnés : des hétérosexuels peuvent rechercher ce type de biens, accéder à ces logements, les revendre ou les louer à des gays. Les frontières sont donc peu étanches entre des couples hétérosexuels actifs, sans enfant, disposant de revenus et de capacités financières élevés, ayant des modes de vie correspondant avec ce type de logement et des gays aux caractéristiques socio-économiques relativement proches. Un certain nombre d’éléments montre pourtant que le fait d’être homosexuel et de se situer dans ces quartiers-là détermine certaines pratiques et certains choix résidentiels qui influencent l’immobilier local. La présence des gays dans le quartier semble laisser des traces dans le domaine immobilier : elle influence les transactions immobilières, elle influence le travail des agences et même le métier d’agent immobilier dans le Marais et le Village mais aussi les représentations et les pratiques des propriétaires, gays ou non, de même que le stock de logement lui-même dans ses composantes les plus matérielles. De ce point de vue, le repérage de ces traces constitue en retour une preuve ou un indice plus ou moins tangible de la présence des gays en tant qu’habitants du quartier, quand bien même le fameux chiffre de la part des gays parmi les habitants des deux quartiers est impossible à obtenir. Ces informations concernant l’immobilier gay montrent qu’une niche immobilière typiquement gay semble exister dans les deux quartiers. Elle s’est construite sur une présence de plus en plus quotidienne des gays, mais aussi sur des stratégies commerciales, l’existence de réseaux de relations et des interactions entre besoins gays en termes de logement et stock de logements disponibles ici.
La quotidiennisation des commerces, l’institutionnalisation de certaines activités et de certains services, l’existence d’une niche immobilière gay inscrite dans les limites du quartier constituent des traces indirectes de la présence résidentielle des gays dans le Marais et le Village. Par ailleurs, on constate déjà, en filigrane, que cette présence n’est pas neutre du point de vue des mutations du bâti et de la sociologie locale. Elle apparaît souvent associée à des capacités particulières à la transformation, c’est à dire à l’appropriation d’éléments matériels ou symboliques anciens au profit d’usages nouveaux et détournés. Rappelons que ces indicateurs donnent certaines tendances empiriques significatives dans leur contexte : on ne prétend pas affirmer que « les gays représentent 17% des résidents du quartier », ni que les gays sont les seuls habitants, du quartier, ni en tirer des affirmations générales et abusives sur les modes de vie gays en général. Il est également évident que les gays ne sont pas tous venus gentrifier ces deux quartiers et que la gentrification n’est pas le résultat exclusif des pratiques des ménages gays. Afin de resituer précisément ces premiers résultats dans un contexte plus large, nous avons cherché à élargir l’échelle d’analyse des relations entre choix résidentiels homosexuels et processus de gentrification dans le cas de Paris.
Constatons, au passage, que les quartiers mentionnés ne sont justement pas « tout Paris » et ne correspondent par à n’importe quel Paris, on reviendra sur ce point dans la suite du chapitre.
Marc-André a emménagé dans le Village en 1988 et ne l’a quasiment plus quitté depuis : il a occupé 7 logements différents dans le quartier et a exercé différentes activités professionnelles dans le secteur de la nuit gay du Village, puis à la S.D.C. du Village.