Nous avons repris à notre compte l’un des principaux vecteurs d’entrée dans la sociologie française et quantitatives des homosexualités : celui de la presse gay spécialisée, à travers le magazine français Têtu (encadré 6). Notre travail porte sur un échantillon de population définie par deux caractéristiques : l’abonnement à la revue Têtu et un lieu de résidence principale situé dans Paris intra-muros. Nous travaillons ainsi sur « les abonnés parisiens à Têtu » en 1997, 2002 et 2007. Le choix des dates est lié à la naissance de Têtu en 1995 et à la volonté d’appréhender les évolutions des processus étudiés. Le choix d’une telle population invite à la prudence quant à la représentativité et la portée des résultats obtenus.
Encadré 6 -
Le magazine Têtu. Publication mensuelle française lancée en juillet 1995 comme le magazine français « des gays et des lesbiennes », Têtu connaît un succès important à la fin des années 90, occupant un espace médiatique vacant depuis l’arrêt de l’historique Gai Pied en 1992. Le magazine aborde l’actualité homosexuelle (politique, droits, société, mœurs), mais aussi la culture, la mode, la santé. S’y croisent des sujets généralistes, des thématiques spécifiquement homosexuelles, des dossiers de fond (sida, homophobie, politique) et des sujets plus légers (drague, sexualité, loisirs). Malgré une relative érosion de son lectorat depuis 2005, Têtu reste le « média homosexuel » le plus visible et le plus diffusé. En 2006, Têtu a présenté de nouveaux chiffres concernant sa diffusion à l’O.J.D. (Office de Justification de la Diffusion) : 44 000 numéros seraient payés et diffusés chaque mois, 18% concernent des abonnés et 82% des ventes hors abonnement. Selon la même source, 90% des lecteurs sont des hommes, 45% des lecteurs ont moins de 35 ans, 15% ont plus de 50 ans. 80% des lecteurs sont des actifs, 47% d’entre eux sont cadres supérieurs, 36% des lecteurs résident à Paris, 54% dans une commune de moins de 100 000 habitants. Le fichier des abonnés de la revue comporte les champs suivants : nom, prénom, sexe, âge, adresse mail, adresse postale, code postal, profession, numéro de téléphone. Pour être traité, ce fichier a subi des modifications : limitation aux personnes physiques, de sexe masculin, résidant dans Paris. Les contraintes d’anonymat nous ont obligés à supprimer certains champs (nom, prénom, adresse mail, numéro de téléphone). Après de longues négociations, l’adresse postale complète a été réduite au code postal, nous contraignant à raisonner à l’échelle de l’arrondissement. Nous disposons au final des trois champs suivants : code postal, âge, profession. Ces informations limitées permettent cependant d’obtenir des lieux de résidence de ménages gays habitant Paris à l’échelle de l’arrondissement, à trois dates différentes (1997, N= 385 ; 2002, N= 1204 ; 2007, N=1220). |
D’abord, être abonné à Têtu signifie-t-il être gay ? Les enquêtes réalisées par le magazine lui-même sur son lectorat montre qu’il est composé très majoritairement d’hommes (entre 90 et 99% depuis 1995). Nous ne travaillons que sur les abonnés hommes. Parmi eux, une très large majorité se déclare homosexuelle, cette proportion variant entre 92 et 97% sur la période étudiée, 1997-200750. Ces résultats « internes » à Têtu corroborent ceux des différentes enquêtes passant par la presse gay (Enquêtes Presse Gay, Baromètre Gay) dans lesquelles les répondants masculins se déclarent presque uniquement homosexuels. Cette quasi-hégémonie parmi le lectorat de la presse gay et de Têtu amène raisonnablement à penser que cette prévalence de l’homosexualité atteint quasiment 100% lorsque l’on passe du fait de lire Têtu au fait de s’y abonner. Dans la mesure où l’on a retenu uniquement les abonnés privés à titre individuel, on admettra que les abonnés parisiens masculins à Têtu se déclarent bien tous homosexuels. Notre échantillon est bien composé de gays habitant Paris. Cependant, tous les individus gays ou se déclarant comme tels et habitant Paris ne lisent pas Têtu et tous ceux qui le lisent n’y sont pas abonnés. Deux biais peuvent alors avoir des effets importants.
On peut faire l’hypothèse que la lecture et l’abonnement à un tel support de presse spécialisée est plus fort pour une catégorie de gays pour lesquels l’homosexualité constitue à la fois un centre d’intérêt et une composante identitaire structurante importante : on serait ainsi tenté de penser qu’une part importante de l’échantillon possède « un mode de vie gay très affirmé » (Adam, 1999, p. 65) passant par une identification à l’identité homosexuelle et par l’appropriation de ce genre de supports culturels spécialisés. L’effet de ce biais en termes de composition sociale reste peu déterminé. Il peut favoriser les homosexuels des catégories sociales favorisées dans lesquelles l’affirmation et la révélation de son homosexualité est plus aisée qu’ailleurs (Bajos, Beltzer, Bozon, 2008). Mais il peut inversement favoriser un recrutement d’homosexuels plus modestes, plus susceptibles d’un engagement de type communautaire et d’un investissement des objets, supports et ressources d’une culture gay (Adam, 1999). D’ailleurs, le fait de s’abonner à Têtu plutôt que de l’acheter en kiosque peut aussi permettre l’anonymat et la gestion d’une identité indicible dans son environnement relationnel et dans l’espace public. Ce dernier effet, sans doute important dans des espaces ruraux ou des petites communes, est moins vrai dans le cas d’homosexuels habitant Paris. Retenons qu’a priori l’abonnement à Têtu sélectionne une catégorie de gays pour qui l’homosexualité constitue une composante identitaire structurante importante, sans doute plus à même de se dire et se vivre comme « homosexuel ». Un deuxième effet tient aux biais qu’introduit la mobilisation d’une pratique culturelle telle que l’abonnement ou même la lecture d’un magazine. Ces deux pratiques sur-représentent nettement les catégories sociales les plus favorisée culturellement, notamment les cadres supérieurs et les professions intellectuelles (Donnat, 1998). En imaginant classer Têtu dans la catégorie définie par les enquêtes sur les pratiques culturelles comme « magazine ou revue culturelle, littéraire, musicale, de cinéma », on remarque que les écarts y sont encore plus marqués (Donnat, 1998). Les gays abonnés à Têtu seraient davantage que les autres gays des cadres supérieurs et des professions intellectuelles du fait des inégalités sociales devant ce genre de pratiques culturelles. L’abonnement à Têtu déforme la population gay parisienne par deux effets principaux : un effet identitaire gay et un effet de sélection socioculturelle. Le second effet est d’autant plus important qu’il a des conséquences importantes en termes de choix résidentiels dans l’espace parisien (Préteceille, 1995, 2007 ; Clerval, 2008a). Ces biais « attendus » sont largement confirmés par les caractéristiques de l’échantillon d’enquête principal de 2007.
Ajoutons que parmi les non-homosexuels, la majorité des répondants se déclare « bisexuel »