2.2. Une géographie résidentielle spécifique.

Les résultats obtenus montrent qu’il existe ainsi des espaces plus ou moins marqués par la présence résidentielle des gays dans Paris. Une typologie permet de caractériser les types d’espaces attractifs en lien avec leur situation dans l’espace parisien. Loin d’être figée, cette inscription résidentielle des gays dans l’espace urbain évolue au rythme des transformations de Paris dans son ensemble, mais aussi selon des logiques spécifiques.

Le calcul du coefficient gay permet de construire une typologie des espaces en fonction de leur caractère plus ou moins attractif pour les gays. Le tableau 3 et sa traduction cartographique (figure 1) dressent les structures de cette géographie spécifique.

Tableau 16 : Valeur de λ selon l’arrondissement, 2007.
Arrondissements 1er 2ème 3ème 4ème 5ème 6ème 7ème 8ème 9ème 10ème
Valeur de λ 3,42 4,08 2,55 1,95 0,64 0,84 0,44 0,52 1,16 1,74
Arrondissements 11ème 12ème 13ème 14ème 15ème 16ème 17ème 18ème 19ème 20ème
Valeur de λ 1,71 1,09 0,50 0,58 0,66 0,32 0,80 1,19 1,08 0,92

Un arrondissement sur deux voit son coefficient gay dépasser l’unité : dans un cas sur deux, les gays abonnés à Têtu sont sur-représentés. Cette sur-représentation est maximale dans le 2ème arrondissement où λ vaut 4,08. Les trois premiers arrondissements sont les plus attractifs et le sont nettement par rapport aux autres. À l’inverse, des arrondissements sont très peu prisés et apparaissent répulsifs lorsque λ prend ses valeurs les plus faibles (16ème, 7ème, 8ème et 13ème arrondissements). On peut construire une typologie en cinq groupes fondée sur le caractère plus ou moins attractif d’un arrondissement (tableau 4) et observer la distribution inégale de cet échantillon en fonction des types d’espace (graphique 2).

Tableau 17 : Typologie des espaces parisiens en fonction de leur degré d’attractivité, 2007.
Types d’espace Valeur de λ Arrondissements
Espaces très attractifs Supérieur à 2 1, 2, 3
Espaces attractifs Entre 1,2 et 2 4, 10, 11
Espaces neutres Entre 0,9 et 1,2 19, 20, 18, 12, 9
Espaces répulsifs Entre 0,5 et 0,9 5, 6, 8, 15, 14, 17
Espaces très répulsifs Inférieur à 0,5 16, 7, 13,
Graphique 2 : Répartition de l’échantillon selon les types d’espaces.
Graphique 2 : Répartition de l’échantillon selon les types d’espaces.

Le graphique 2 montre que les espaces majoritairement choisis par notre échantillon restent les espaces neutres qui concernent plus de 37% des individus55. Les quartiers « extrêmes » (très répulsifs ou très attractifs) concernent moins d’un cas sur cinq. Le fait qu’un espace apparaisse attractif ne signifie pas que tous les individus s’y installent, ni qu’il puisse constituer un « ghetto homosexuel ». Un espace « attractif » n’est pas forcément un espace où les gays habitent le plus en termes d’effectifs, mais bien plutôt celui où ils sont sur-représentés. L’attractivité d’un espace ne semble pas accessible à tous mais concerne une minorité d’individus, ce qui laisse penser que l’installation dans ce type de quartiers est fondamentalement sélective. De plus, la cartographie résidentielle traduit géographiquement ces écarts à l’échelle de Paris et permet de dépasser l’échelle de l’arrondissement. Des oppositions géographiques apparaissent, qu’il s’agisse du fort clivage entre quartiers centraux et périphériques, de la différenciation entre les rives droite et gauche de la Seine ou de la fracture géographique et sociologique entre Est et Ouest parisiens.

Figure 5 : Valeur de λ selon les arrondissements parisiens, 2007.
Figure 5 : Valeur de λ selon les arrondissements parisiens, 2007.

Carte réalisée par l’auteur à l’aide des logiciels Philcarto et Photoshop.

Une portion centrale de Paris apparaît nettement valorisée par les gays : elle regroupe les trois premiers arrondissements de Paris, puis les 4ème, 10ème et 11ème arrondissements. Ces arrondissements composent un espace central de la rive-droite entre la Seine, Bastille, République et la gare du Nord dans lequel les deux premiers arrondissements sont les plus prisés, leur coefficient valant respectivement 3,42 et 4,08. Une autre zone géographique se distingue par une valeur de λ proche de l’unité, comprise entre 0,9 et 1,2 : c’est le Nord-Est parisien auquel s’ajoute le 12ème arrondissement. Ces espaces, « neutres » du point de vue de l’installation résidentielle des populations de notre échantillon, correspondent à l’est de Paris, prolongement du noyau central vers les 18ème, 20ème et 12ème arrondissements. Les espaces les plus répulsifs où les gays de notre échantillon apparaissent sous-représentés sont situés à l’ouest de Paris et sur la rive gauche. Les 16ème, 13ème et 8ème arrondissements sont les plus répulsifs (λ entre 0,32 et 0,52). La rive gauche constitue une zone répulsive dans son ensemble et le Nord-Ouest de Paris également (λ entre 0,5 et 0,9 ici). Les gays de notre échantillon élisent donc plus souvent domicile dans les quartiers centraux qu’ailleurs, plus souvent sur la rive droite que sur la rive gauche et plus souvent à l’est que dans l’Ouest de Paris. Cette photographie valable en 2007 doit être resituée dans une perspective dynamique laissant apparaître ses tendances récentes. L’étude de l’évolution de cette géographie entre 1997 et 2007 traduit des permanences et des mutations de l’attractivité des quartiers parisiens. Les données obtenues pour 1997, 2002 et 2007 peuvent ainsi être comparées. L’indice de ségrégation vaut 0,234 en 1997, 0,197 en 2002 et 0,209 en 2007 : il traduit une plus forte ségrégation en 1997 que par la suite, même si elle augmente entre 2002 et 2007. Plus encore, le calcul de λ montre des évolutions non négligeables en dix ans.

Tableau 18 : Valeurs et évolution de λ en 1997, 2002 et 2007.
Arrondissements 1er 2ème 3ème 4ème 5ème 6ème 7ème 8ème 9ème 10ème
λ 1997 3,45 4,18 3,51 3,74 0,59 1,51 1,19 1,12 1,08 1,73
λ 2002 3,81 4,18 3,17 2,86 0,63 0,83 0,84 1,17 1,19 1,55
λ 2007 3,42 4,08 2,55 1,95 0,64 0,84 0,44 0,52 1,16 1,74
Arrondissements 11ème 12ème 13ème 14ème 15ème 16ème 17ème 18ème 19ème 20ème
λ 1997 1,32 0,87 0,45 0,69 0,48 0,39 0,66 1,17 1,08 0,86
λ 2002 1,46 0,95 0,40 0,59 0,65 0,31 0,82 1,17 0,91 1,03
λ 2007 1,71 1,09 0,50 0,58 0,66 0,32 0,80 1,19 1,08 0,92

Les effectifs de 1997 étant nettement inférieurs aux effectifs de 2002 et 2007, la signification des évolutions pour la période 1997-2002 est probablement moins assurée que pour la période suivante.

Si les arrondissements centraux parisiens restent les plus attractifs au cours de la période, cette prépondérance s’amenuise avec le temps et leur rôle polarisateur semble diminuer : λ y diminue presque continûment en dix ans. En parallèle, certains quartiers sont, au contraire, de plus en plus prisés : c’est clairement le cas des 11ème et 12ème arrondissements, c’est relativement vrai des 19ème et 20ème arrondissements du Nord-Est, de même que des 9ème et 10ème arrondissements. Des quartiers relativement attractifs en 1997 perdent ce statut dix ans plus tard: les 6ème, 7ème et 8ème arrondissements. Les alentours de Saint-Germain des Prés ne constituent notamment plus un espace attractif pour les gays parisiens en 2007. Ces tendances apparaissent dans la figure 2 lorsque l’on compare les cartes de 1997 et de 2007 même si la structure d’ensemble de la géographie résidentielle gay parisienne reste stable.

Figure 6 : Valeur de λ selon les arrondissements parisiens en 1997 et 2007.
Figure 6 : Valeur de λ selon les arrondissements parisiens en 1997 et 2007.

Cartes réalisées par l’auteur à l’aide des logiciels Philcarto et Photoshop.

En 2007, comme en 1997, le centre rive-droite reste la zone la plus prisée mais les ménages gays semblent se déplacer vers l’Est et le Nord-Est parisien où se concentrent les arrondissements qui voient leur attractivité augmenter le plus. La coupure Est/Ouest, déjà visible en 1997, semble encore plus affirmée dix ans plus tard. Les quartiers parisiens de la rive gauche et de l’Ouest de Paris apparaissent plus répulsifs que les autres et plus répulsifs encore qu’ils ne l’étaient dix ans plus tôt. En une décennie, certains changent alors de statut, et donc de catégorie, passant parfois du statut de quartier attractif à celui de quartier répulsif (6ème et 7ème arrondissements). La géographie résidentielle des gays parisiens semble s’inscrire dans une relative continuité : les arrondissements centraux restent les plus attractifs même si leur attractivité décline au profit de quartiers plus périphériques, mais situés à proximité, sur la rive droite et dans l’Est anciennement populaire parisien. La coupure Est/Ouest trace un clivage entre quartiers répulsifs de l’Ouest et de la rive gauche et Est parisien plus attractif : ce clivage, accentué avec le temps, renvoie à des caractéristiques sociologiques et urbaines propres à Paris sur lesquelles nous reviendrons (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2001). Les résultats de 2002 montrent également certaines ruptures, notamment à travers l’évolution originale des arrondissements centraux dont l’attractivité augmente entre 1997 et 2002 puis diminue ensuite. Sur cette courte période, il faut souligner le maintien du schéma d’ensemble mais aussi une translation et une migration des ménages gays de l’hyper-centre vers ses périphéries immédiates de l’Est, renforçant la coupure Est/Ouest initiale. Malgré ces évolutions récentes, les structures d’ensemble de la géographie résidentielle gay parisienne semblent relativement stables et se caractérisent par des clivages durables. On a souvent mis en avant l’attrait des gays pour les grandes villes : si Paris continue d’exercer cet attrait dans de nombreuses trajectoires homosexuelles (Blidon, 2008c), ce n’est pas vrai de tous les quartiers parisiens et c’est le premier résultat important de cette analyse.

Une première interprétation consiste à relier géographie résidentielle homosexuelle et géographie des commerces gays pour expliquer l’inégal investissement des différents espaces. Les quatre arrondissements centraux sont en effet les plus dotés en établissements spécifiquement destinés aux homosexuels (bars, restaurants, boutiques). Dans le chapitre 4, on a montré que cette dotation est très spectaculaire dans le cas du Marais depuis les années 1990 et qu’elle a aussi marqué les 1er et 2ème arrondissements dans les années 1970 et 1980. On peut faire l’hypothèse que cette centralité commerciale et récréative proprement homosexuelle influence certains choix résidentiels, notamment pour une catégorie de gays, impossible à circonscrire ici, mais dont l’homosexualité constitue une composante identitaire centrale structurant des modes de vie et qui, par construction, est sans doute particulièrement représentée dans notre échantillon. L’influence d’un quartier gay sur les pratiques spatiales des populations homosexuelles a souvent été discutée, voire contestée (Leroy, 2005 ; Blidon, 2008b) : dans notre cas, elle aurait bien un effet sur les choix résidentiels de certains gays, choix polarisés par une centralité gay spécifique en termes de lieux commerciaux et de modes de vie associés. On peut envisager à nouveau le cas des 10ème et 11ème arrondissements comme un prolongement résidentiel probable du Marais gay du fait de sa proximité géographique et d’un contexte immobilier moins sélectif que celui du carré central parisien. De leur côté, les espaces périphériques sont les plus faiblement dotés en « lieux gays » et apparaissent répulsifs pour les ménages de notre échantillon. C’est particulièrement vrai de l’ensemble de l’Ouest parisien, et du sud de la rive gauche. Dans les 5ème et 6ème arrondissements, l’effacement de Saint-Germain des Prés dans la géographie commerciale homosexuelle parisienne depuis vingt ans, ainsi que les contraintes immobilières et financières semblent avoir dissuadé les ménages gays de s’installer ici. Ce processus, visible ici sur une décennie (7ème et 6ème arrondissements), illustrerait dans ce secteur le maintien d’une influence de traces résiduelles d’une vie gay autour de Saint-Germain-des-Prés, vie gay tendant à disparaître avec le temps. Les arrondissements du Nord-Est parisien attirent relativement les gays, deux effets pourraient l’expliquer ici. Ces espaces se situent relativement près du cœur gay de Paris et de ses prolongements immédiats (11ème arrondissement). Ils constituent également de nouveaux secteurs de localisation certes limités mais non négligeables dans la géographie commerciale homosexuelle : le gradient résidentiel gay correspond dans ses grandes lignes au gradient commercial gay et à ses évolutions récentes (chapitre 4). Cette corrélation tendrait à montrer comment l’attractivité des quartiers centraux parisiens se construit en partie sur des éléments spécifiquement liés à l’histoire de l’homosexualité parisienne (Redoutey, 2002).

Dans le cas parisien, cette influence n’est cependant pas hégémonique : l’articulation entre géographies homosexuelles commerciale et résidentielle y apparaît plus complexe que dans certains cas nord-américains où le quartier gay cumule les critères et nourrit davantage l’image d’un ghetto (Gates, Ost, 2004). Le cas de Montréal l’a suggéré, même s’il est impossible de le vérifier avec des données équivalentes. La situation singulière du Marais peut être appréhendée à partir du cas des 3ème et 4ème arrondissements. Le Marais fait ainsi partie des quartiers très attractifs au milieu des années 1990 : s’il apparaît alors comme le quartier gay de Paris du point de vue de sa dotation commerciale et des images qu’il suscite, il est aussi un quartier habité par les gays, de manière significative à l’échelle de Paris, en particulier dans le 4ème arrondissement où λ vaut 3,74 en 1997. Cet investissement résidentiel spécifique du Marais lui confère le rôle de quartier gay résidentiel au-delà des autres dimensions évoquées jusqu’ici. Cet attrait résidentiel semble pourtant diminuer depuis : l’épicentre gay du 4ème arrondissement voit son attractivité diminuer en dix ans de manière plus intense que le 3ème arrondissement par exemple. Depuis la fin des années 1990, des quartiers immédiatement périphériques au Marais gay prennent le relais. C’est le cas du 10ème et surtout du 11ème arrondissement dont l’attractivité égale presque celle du 4ème en 2007. Ce qui se joue ainsi à la frontière du 4ème et du 11ème arrondissement pourrait bien correspondre à une fuite ou une désaffection du Marais gay vers ses abords plus abordables et plus variés du point de vue des populations côtoyées. Le rééquilibrage 3ème/4ème arrondissements et la percée du 11ème arrondissement vont dans ce sens et rejoignent les intuitions de plusieurs chercheurs (Redoutey, 2004 ; Sibalis, 2004) comme les propos des agents immobiliers gays du quartier :

‘« Justement aujourd’hui y a beaucoup de gays qui habitent le Marais et qui veulent justement sortir du Marais, c’est pas forcément pour être dans le quartier gay de Paris que les gens viennent ici…Bon, y a des gens qui viennent chercher un appartement mais qui veulent être en dehors du Marais, ils veulent pas être spécifiquement dans le quartier gay, ils veulent pas être loin c’est vrai, mais ils vont chercher autour en fait, au niveau de République ou de Bastille peut être, tout ce côté 11ème ou le secteur rue de Bretagne aussi [3 ème arrondissement] » (Xavier, La Garçonnière, Marais, Paris)

L’idée d’une communauté gay homogène implantée dans un ghetto résidentiel apparaît alors contestable : elle résiste mal à l’épreuve des faits, comme à l’épreuve du temps. En supposant que notre échantillon sur-représente des homosexuels particulièrement « identitaires », ceux-ci ont pu être tentés par une installation résidentielle dans le quartier gay de Paris, mais cette tentation est moins forte aujourd’hui que par le passé. Les espaces résidentiels informent ainsi l’évolution historique des parcours homosexuels. Dans un contexte de relâchement des contraintes sociales et de « conquête de modes de vie » (Schiltz, 1997), une forme de tentation identitaire a pu traverses les modes de vie gays à Paris et leur composante résidentielle. Elle semble moins opératoire en 2007. Rappelons à ce titre que plus de 92% des abonnés parisiens à Têtu n’habite pas le Marais en 2007. Si les structures spécifiques de la géographie résidentielle homosexuelle parisienne apparaissent relativement nettes et stables au regard des données produites sur une décennie, elles apparaissent également liées à la géographie commerciale gay. Mais les espaces investis comme les espaces évités ne se caractérisent pas uniquement par leur dotation en commerces gays. D’autres effets sont à prendre en considération dans l’interprétation des résultats : le profil sociologique différencié des quartiers parisiens et les caractéristiques sociologiques des populations concernées.

Notes
55.

Résultat explicable par des effets structurels puisque les cinq arrondissements concernés regroupent par ailleurs près de 35% de la population masculine parisienne de plus de 15 ans.