2.3.a. L’effet des environnements socioculturels.

La cartographie de 2007 ressemble à d’autres cartographies parisiennes concernant d’autres pratiques sociales (niveaux de revenus, comportements électoraux notamment). Comme pour d’autres populations mais de manière spectaculaire ici, c’est la centralité qui caractérise d’abord les espaces attractifs, les espaces répulsifs étant quant à eux, situés en périphérie. Cette centralité géographique vaut en termes de transports (intra-muros et en lien avec l’Île-de-France), d’accès aux commerces et aux services mais permet aussi la proximité avec des lieux de loisirs, des lieux culturels et récréatifs, lieux fortement investis par les gays (Nardi, Schneider, 1998 ; Adam, 1999). La valorisation des sorties et des loisirs semble d’autant plus structurante qu’elle concerne des individus, vivant majoritairement seuls, et dans notre cas, disposant de ressources économiques et culturelles élevées. Le type de ménages majoritaire dans notre échantillon est traditionnellement très attiré par les anciens quartiers centraux des métropoles occidentales (Bidou-Zachariasen, 2003). L’attrait pour les quartiers centraux peut d’abord être envisagé comme le résultat d’une surreprésentation des cadres supérieurs dans l’échantillon. Le tableau 6 montre cependant que cet attrait subsiste chez les gays lorsque l’on contrôle l’effet de la position sociale en comparant les cadres supérieurs de l’échantillon aux cadres supérieurs parisiens dans leur ensemble : la sur-représentation des gays reste robuste, voire augmente (3ème arrondissement), traduisant la persistance d’un effet « gay » toutes choses ou presque égales par ailleurs.

Tableau 19 : Valeur de λ selon l’arrondissement en 2007, population des cadres supérieurs et professions intellectuelles.
Arrondissements 1er 2ème 3ème 4ème 5ème 6ème 7ème 8ème 9ème 10ème
Valeur de λ 2,50 3,14 3,10 1,44 0,43 0,63 0,46 0,63 1,34 1,84
Arrondissements 11ème 12ème 13ème 14ème 15ème 16ème 17ème 18ème 19ème 20ème
Valeur de λ 1,69 1,13 0,43 0,65 0,53 0,26 0,80 1,69 1,50 0,98

L’opposition entre Est et Ouest parisien permet d’approfondir l’analyse. Cette coupure parisienne traditionnelle est bien connue par les sociologues français. L’Ouest bourgeois, favorisé économiquement et culturellement, et qui vote majoritairement à droite, s’oppose à l’Est parisien historiquement plus populaire, où l’immobilier reste moins cher et où l’on vote depuis le début des années 90, à gauche (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2001). Au regard de la composition sociale de notre échantillon, il serait légitime de retrouver notre population à l’Ouest, ou au moins, peu attirée par le Nord et l’Est de Paris. Malgré le poids des cadres supérieurs et professions intellectuelles dans l’échantillon, les résultats empiriques sont pourtant inverses. Comment interpréter ce résultat ?

D’abord, les arrondissements les plus bourgeois apparaissent souvent comme les plus répulsifs. On peut y voir les effets d’un environnement socioculturel peu enclin à la présence résidentielle des gays, une répulsion des gays pour des quartiers dans lesquels les valeurs et les représentations des résidents sont traditionnellement peu favorables à accepter l’homosexualité. Si les gays de notre échantillon appartiennent majoritairement à des catégories sociales favorisées, elles ne désignent sans doute pas en majorité les groupes sociaux dominants dans ces espaces et dont le statut social dominant repose surtout sur un capital économique et des moyens financiers très élevés. Les modes de vie et les pratiques de ces élites économiques de l’Ouest parisien ou des 7ème et 8ème arrondissements sont marqués par un attachement aux traditions notamment en matière de vie familiale, de conjugalité et de mœurs (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2007). Par ailleurs, les espaces répulsifs peuvent être également qualifiés de « quartiers résidentiels » au sens où plusieurs d’entre eux ne possèdent pas les attraits d’une vie de quartier animée, commerçante et riche en lieux récréatifs, par opposition aux quartiers centraux et à certains anciens quartiers populaires de l’Est parisien. La construction d’images de quartiers animés et vivants peut jouer en faveur de l’investissement de certains espaces par les gays (chapitre 5). A l’inverse, dans le cas des 14ème, 15ème, 16ème et 17ème arrondissements, l’image du quartier y semble moins attractive pour les gays. Lors des entretiens avec les habitants gays du Marais, on constatera ainsi l’aspect répulsif que possèdent ces arrondissements dans les représentations d’individus pour qui ils constituent des quartiers « morts », « résidentiels », « horribles » et « loin de tout ». Le plus souvent « résidentiel » s’oppose à « animé » et dissuade de s’y installer tandis que « loin de tout » signifie surtout loin du centre et de ce qui fait un quartier « animé ». Ces différents éléments peuvent expliquer le faible attrait des quartiers de l’Ouest et de la rive gauche parisienne. Leur profil sociologique bourgeois et familial, leur image de quartiers résidentiels peu animés et leur faible dotation en lieux de sortie s’opposent à des espaces différents du point de vue de la sociologie résidentielle et de l’environnement socioculturel qui s’y déploient. On peut alors distinguer deux types de configuration.

Dans le cas des arrondissements centraux, ce n’est plus seulement une situation géographique qui doit être évoquée. Sociologiquement, les quatre premiers arrondissements constituent des « quartiers de cadres », mais il ne s’agit pas du même type de cadres et de populations que dans l’Ouest parisien (Préteceille, 2007) : les cadres du public, les professions culturelles et artistiques y sont nettement plus présents que dans l’Ouest parisien où dominent les professions libérales et les cadres d’entreprise. Les travaux portant sur la gentrification parisienne montrent bien que ces catégories supérieures ne composent pas un ensemble homogène dans l’espace parisien (Clerval, 2008a). Les arrondissements centraux y apparaissent à la fin des années 1990 comme des quartiers privilégiés notamment par les professions de l’information, de l’art et des spectacles (P.C.S. 35 de l’INSEE). C’est donc un certain type de classes moyennes et supérieures qui prévaut ici sur les autres (Clerval, 2008a). Disposant de revenus économiques moins élevés que les cadres d’entreprise mais de capitaux culturels au moins équivalents, ils n’ont ni les mêmes pratiques résidentielles, ni les mêmes modes de vie. Les résultats électoraux de ces dernières années montrent d’ailleurs que les 2ème, 3ème et 4ème arrondissements s’intègrent à la nouvelle sociologie parisienne des gentrifieurs plutôt qu’à celle de la bourgeoisie traditionnelle et économique des beaux quartiers. Dans ce cas, les gays trouvent également ici un environnement sociologique et culturel plus favorable à leur présence locale, plus proche de leurs modes de vie et de leur environnement socioprofessionnel dominant (Verdrager, 2008). Dans notre cas, l’enregistrement des professions ne permet pas d’obtenir des informations plus précises que celle de la PCS en 6 catégories. On peut faire l’hypothèse que parmi les cadres de notre échantillon, les professions intellectuelles et artistiques sont fortement présentes en raison des spécificités des parcours professionnels et sociaux homosexuels (Pollak, 1982 ; Schiltz, 1997), sans moyens de le vérifier. Ces spécificités socioprofessionnelles gays articulées au profil des quartiers centraux permettraient de comprendre en partie cet attrait du centre de Paris. Le profil de ces quartiers de classes moyennes et supérieures des secteurs de la culture, de l’information/communication, de l’art et des spectacles conjugué à celui de notre échantillon accentue l’influence des localisations résidentielles centrales. Si la centralité géographique et la centralité spécifiquement « gay » ont un effet sur les choix résidentiels des gays, l’influence de l’environnement social et culturel local doit également être soulignée.

Concernant les espaces de l’Est et du Nord-Est parisien, on doit évoquer l’influence des processus de…gentrification. À l’échelle de Paris, on retrouve ici les quartiers les plus affectés par la gentrification : anciennement populaires, ils ont vu affluer les classes moyennes et supérieures depuis la fin des années 1980 (Bidou-Zachariasen, 2008 ; Clerval, 2008b). Leur venue dans ces quartiers, les changements d’image d’Oberkampf, Belleville ou Bastille par l’animation de leurs rues commerçantes (bars, restaurants, lieux artistiques) peuvent être mis en relation avec l’attractivité que certains arrondissements, traditionnellement populaires, exercent sur les ménages de notre échantillon, appartenant majoritairement aux classes moyennes et supérieures. Dans ces quartiers, l’environnement socioculturel et urbain compose un décor et une ambiance marqués par un subtil mélange entre authenticité et alternative, entre convivialité et ouverture, entre culture et métissage. Ces valeurs portées par de nouvelles couches moyennes et supérieures dans ce type de quartiers sont sans doute plus favorables à l’acceptation ou la tolérance de l’homosexualité, comme toute forme de différence (Bouthillette, 1994 ; Binnie, Skeggs, 2004). La relation entre environnement urbain gentrifié et présence homosexuelle, déjà constatée dans d’autres contextes urbains (Castells, 1983 ; Chicoine, Rose, 1998 ; Aldrich, 2004), peut expliquer l’attrait d’espaces anciennement populaires pour des gays cadres supérieurs ou occupant des professions intellectuelles. Des quartiers des 10ème, 11ème ou 18ème arrondissements offriraient ainsi un environnement attractif composé d’un voisinage culturellement favorisé et tolérant, d’une animation commerçante et récréative, d’une image de quartier réanimé, métissé et convivial. On pourrait, sur le long terme, repérer les mêmes tendances pour le quartier du Marais, puisqu’il a lui aussi connu un processus de gentrification des années 1960 aux années 1990 : l’attrait résidentiel du Marais gay au milieu des années 1990 est aussi lié à ce processus de « retour en grâce » d’un vieux bastion artisan au cœur de Paris et aux caractéristiques socioculturelles des populations l’ayant investi à ce moment là. Un environnement socioculturel particulier alliant mémoire populaire et nouveaux ménages diplômés caractérise la gentrification et peut apparaître comme attractif pour les gays parisiens.

Trois types de quartiers privilégiés par les gays apparaissent ainsi dans Paris : les quartiers centraux, les quartiers investis par les professions intellectuelles et artistiques et les quartiers gentrifiés. Ceux qui cumulent ces trois caractéristiques sont particulièrement susceptibles d’attirer les gays. Si le caractère central et animé d’un quartier semble valorisé, le caractère bourgeois et conservateur de certains environnements urbains semble à l’inverse être dissuasif. Ces résultats renvoient aux environnements sociaux privilégiés par une partie des gays parisiens mais aussi à la spécificité de notre échantillon. Composé majoritairement de catégories favorisées, il semble adopter des pratiques résidentielles typiques d’une partie seulement de ces catégories supérieures dans Paris, partie dont on peut penser qu’ils font d’ailleurs plus souvent partie que les autres. Mais l’attractivité de certains quartiers n’est pas seulement une donnée de l’espace, elle est aussi le fruit des pratiques de certains gays. Tous ne participent pas à la construction sociale de la valeur d’un quartier et une minorité habite effectivement dans des quartiers attractifs ou très attractifs. Qui sont donc les populations que l’on retrouve dans chaque type d’espaces ? Quel est l’effet de l’âge et de la position sociale sur ces localisations résidentielles ? Le croisement des lieux de résidence avec l’âge et la position socioprofessionnelle des individus rend compte des contextes variés dans lesquels s’effectuent des choix résidentiels, sous l’effet de contraintes et de ressources différentes.