2.3.b. L’effet des caractéristiques individuelles.

L’influence de la variable âge sur les pratiques résidentielles de notre échantillon permet d’appréhender deux effets distincts : un pur effet d’âge et un effet de génération, difficiles à distinguer statistiquement. Nous avons choisi de resserrer notre typologie en 3 catégories d’espaces et d’observer la structure par âge des trois groupes de gays parisiens les habitant. Le tableau 7 montre que ces structures diffèrent selon le degré d’attractivité des espaces.

Tableau 20 : Structure par âge selon le type d’espaces (3 types), 2007.
  Très attractifs / Attractifs Neutres Répulsifs /
Très répulsifs
Paris
Moins de 30 ans 9,6% 7,4% 10,2% 8,9%
30-39 ans 40,6% 34,1% 32,9% 35,9%
40-49 ans 35,5% 35,1% 30,8% 34,0%
50 ans et plus 14,4% 23,5% 26,1% 21,1%
Total 100,0% 100,0% 100,0% 100,0%

N = 1057 / Khi2=18,4 ddl=6 p=0,005 (Très significatif)

On raisonne ici sur 1057 individus ayant répondu à la question sur l’âge. Les trentenaires sont sur-représentés dans les espaces attractifs, notamment très attractifs (40,6% contre 35,9% dans Paris), mais sous-représentés dans les quartiers neutres et surtout répulsifs. Les plus jeunes se répartissent de manière relativement équivalente dans les trois types d’espaces. La part des 40-49 ans est relativement stable dans les espaces neutres et attractifs (légère sur-représentation) mais plus faible dans les quartiers répulsifs que dans l’ensemble de Paris. En revanche, par opposition franche aux trentenaires, les plus de 50 ans sont fortement sous-représentés dans les espaces attractifs (14,4% contre 21,1% dans l’ensemble) et sur-représentés dans les espaces neutres et surtout répulsifs. Le poids relatif des classes d’âge est déformé par le type de quartiers concerné ; réciproquement, la structure par âge n’est pas uniforme dans les différents espaces. Ces résultats traduisent d’abord un effet d’âge : si certains environnements parisiens attirent les gays, ils attirent surtout des gays trentenaires, en pleine période d’activité et disposant sans doute de plus de ressources (économiques, sociales, professionnelles et culturelles) que des ménages et des individus plus âgés. Les gays les plus âgés sont aussi plus susceptibles d’avoir déménagé au cours de leur vie et d’avoir peut être quitté des espaces, attractifs lorsque l’on est jeune, moins prisés lorsque l’on vieillit (Sibalis, 2004). L’animation d’un quartier central, sa dotation en lieux de sortie, notamment en lieux gays, les possibilités qu’ils offrent, sont généralement plus valorisés par les plus jeunes (Adam, 1999). Dans le cas de Paris, cet attrait chez les jeunes est cependant contraint par les ressources financières, notamment dans les quartiers centraux : les moins de 30 ans ne sont pas tous en capacité de pouvoir se loger au centre. À partir de 30 ans cette contrainte devient relativement moins forte pour une part de notre échantillon56, et les espaces attractifs ou très attractifs deviennent accessibles en même temps que désirés. Cette tendance ne se vérifie plus après 50 ans : les plus de 50 ans sont nettement plus présents dans des quartiers périphériques et moins privilégiés par les gays que dans les quartiers les plus attractifs.

Ces oppositions entre classes d’âge traduisent aussi des effets de génération dont les effets sur les trajectoires homosexuelles ont été déjà mis en lumière (Adam, 1999 ; Verdrager, 2008). L’influence du changement social et des évolutions de la condition homosexuelle en France depuis trois décennies ne doit pas être oubliée. Les trois groupes décrits précédemment font également sens au regard de processus générationnels. Partageant simultanément des conditions socio-historiques singulières, ces générations démographiques constitueraient plus encore des « générations sociales » (Chauvel, 2001). Les gays âgés de moins de 50 ans ont connu un contexte macro-social spécifique, notamment au sujet du vécu de leur homosexualité et de ses effets en terme de mode de vie, de socialisation et de parcours géographiques. Leur « carrière homosexuelle » s’est déroulée dans un contexte historiquede relative libération de l’homosexualité, progressivement dépénalisée et dépathologisée (Schiltz, 1997 ; Adam, 1999). Pour la génération des 30-50 ans, le fait d’être homosexuel a davantage structuré leurs parcours sociaux, par opposition aux générations précédentes. De ce point de vue, l’investissement d’espaces attractifs aurait davantage participé à la « conquête de modes de vie » (Schiltz, 1997, p.1485) spécifiquement gays et beaucoup plus visibles que par le passé. Cette génération de conquérants a initié de nouvelles carrières homosexuelles plus affichées accompagnant d’ailleurs la gestation et la consolidation spatiale de la présence homosexuelle dans les rues du Marais. Ces éléments peuvent nourrir un attachement plus fort aux espaces parisiens les plus gays et les plus visibles que pour les autres. Les habitants gays du Marais peuvent notamment être venus s’installer entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990, même si la méconnaissance des dates d’installation empêche d’approfondir cette hypothèse. En revanche, les générations plus âgées ont probablement moins participé à ces conquêtes sociales et spatiales : le plus souvent, elles ont vécu leur homosexualité dans un contexte moins favorable et ont du composer plus souvent avec la gestion d’une identité indicible amenant à dissocier l’intimité homosexuelle et l’ensemble des autres pratiques, y compris résidentielles (Adam, 1999 ; Jackson, 2009). L’influence de cette socialisation au secret homosexuel influencerait plus ou moins durablement leurs manières d’être homosexuel et, dans notre cas, leurs pratiques résidentielles. Chez les plus jeunes, les effets générationnels sont paradoxaux : une forme de banalisation de l’homosexualité amènerait à un effacement des modes de vie « conquérants » : les possibilités nouvelles et accrues de vivre « normalement » son homosexualité rendraient certains choix résidentiels moins nécessaires et moins déterminants (Adam, 1999 ; Verdrager, 2008). Les quartiers les plus gays ne seraient plus des passages obligés des trajectoires gays les plus récentes et ne susciteraient plus le même engagement ou le même attrait pour des jeunes gays vivant leur homosexualité plus tôt et de manière moins structurante que dans le passé. Le poids de cet effet générationnel, différent d’un pur effet d’âge, apparaît important chez les gays : l’analyse des écarts intergénérationnels dans les pratiques résidentielles fournit un élément nouveau dans le débat sur l’évolution des expériences homosexuelles depuis trente ans (Pollak, 1982 ; Adam, 1999). On sait, par ailleurs, que la position socioprofessionnelle exerce aussi une influence importante sur les choix résidentiels des ménages (Debrand, Taffin, 2005) : qu’en est-il dans le cas de notre échantillon ?

On peut étudier la relation entre position socioprofessionnelle et type d’espaces résidentiels. Dans le tableau 8, on inclut le cas des inactifs et l’on raisonne alors sur 809 individus dont 727 sont actifs, en comparant les différents groupes aux résultats d’ensemble. L’influence de la position sociale, appréhendée ici par la P.C.S., semble plus ambiguë que celle de l’âge et des effets de génération.

Tableau 21 : Distribution des lieux de résidence selon la P.C.S., 2007.
  Très attractifs/ Attractifs Neutres Répulsifs / Très répulsifs Total
Cadres supérieurs et professions intellectuelles 34,7% 36,1% 29,2% 100,0%
Artisans, commerçants et chefs d'entreprise 50,0% 39,3% 10,7% 100,0%
Professions intermédiaires 36,4% 38,8% 24,8% 100,0%
Employés /Ouvriers 25,5% 52,0% 22,4% 100,0%
Inactifs 25,7% 37,8% 36,5% 100,0%
Ensemble 33,5% 38,7% 27,7% 100,0%

N = 809 / Pourcentages Lignes. Khi2=18,1 ddl=8 p=0,021 (Significatif)

Les P.C.S. les plus favorisées choisissent plus que l’ensemble des quartiers attractifs, les milieux populaires et les inactifs le font nettement moins : les espaces attractifs sont globalement moins accessibles aux milieux populaires et aux inactifs. Y résident, en premier lieu, les gays actifs et parmi eux, les artisans, commerçants, chefs d’entreprise, les cadres supérieurs et professions intellectuelles et les professions intermédiaires, sans que l’on puisse détailler davantage parmi ces catégories. Les ouvriers et employés choisissent nettement plus que les autres des espaces neutres (52% contre 38,7% pour l’ensemble), mais ils restent peu nombreux à habiter dans des espaces répulsifs. Dans ces quartiers « répulsifs », les cadres supérieurs et les inactifs élisent plus souvent domicile que les autres : plus de 36% des inactifs y habitent et plus de 29% des cadres supérieurs et professions intellectuelles y habitent. Ce dernier résultat, a priori inattendu, illustre en partie les lacunes analytiques d’un raisonnement sur la P.C.S. « Cadres supérieurs et professions intellectuelles ». Ces 29% correspondent sans doute à certains groupes spécifiques parmi cette catégorie (professions intellectuelles et artistiques aux revenus plus faibles que des cadres d’entreprise notamment) plus susceptibles d’investir ces espaces que des cadres d’entreprise ou des professions libérales aux revenus plus élevés (Préteceille, 2007 ; Clerval, 2008a). Les données ne permettent pas de mettre en lumière ces différences, notamment la spécificité des modes de vie et des pratiques résidentielles de la P.C.S 35 (« Professions de l’information, de l’art et des spectacles ») au sein des « Cadres supérieurs et professions intellectuelles » (Préteceille, 2007 ; Clerval, 2008a). Elles affectent pourtant nos résultats dans la mesure où parmi les 70% d’abonnés à Têtu, cadres supérieurs et professions intellectuelles, une part importante d’entre eux appartient sans doute aux professions artistiques et intellectuelles (Pollak, 1982). La spécificité des gays parmi la catégorie des cadres reste difficile à contrôler mais pourrait expliquer la résistance d’un « effet gay » lorsqu’on neutralise l’effet de la position sociale dans le tableau 6. On peut se demander si elle résisterait une fois les sous-catégories socioprofessionnelles décomposées. Cette hypothèse est renforcée par le type d’espaces attractifs déjà décrit précédemment et qui favorise des quartiers où ce type de milieux sociaux est particulièrement présent qu’il s’agisse des quartiers centraux ou des quartiers gentrifiés du Nord-Est de Paris. Les artisans, commerçants et chefs d’entreprise semblent avoir les comportements les plus distinctifs : ils choisissent d’abord les quartiers attractifs, puis les espaces neutres et enfin les quartiers les plus répulsifs, s’opposant par-là exactement aux inactifs, qui constituent le groupe le plus ancré dans les espaces répulsifs.

Ces résultats traduisent l’inégale distribution des groupes sociaux dans les espaces parisiens et la participation inégale des gays à l’attractivité différencié des quartiers de Paris. Mais ils doivent être lus de manière nuancée. Une relation existe entre le fait d’occuper certaines positions sociales et d’habiter dans un quartier attractif : tous les ménages gays n’y accèdent pas et des inégalités existent. En revanche, le fait d’habiter dans un quartier peu habité par les gays n’est pas forcément synonyme d’une faible dotation en ressources économiques et culturelles : les ménages les plus populaires s’y installent relativement peu, près de 30% des cadres supérieurs et professions intellectuelles y réside. D’autres variables sont plus structurantes que des oppositions traditionnelles dans le champ des pratiques résidentielles, entre cadres supérieurs et ouvriers par exemple : le fait d’être inactif, artisan, commerçant ou chef d’entreprise semble ainsi plus décisif. Lorsque les gays de notre échantillon voisinent ensemble, ils sont le plus souvent trentenaires, actifs, travaillent comme artisan, commerçant ou chef d’entreprise. Ils peuvent également occuper des professions intermédiaires, des emplois de cadres supérieurs ou des professions intellectuelles, dans des secteurs spécifiques et des sous-catégories professionnelles ciblées dont on peut supposer qu’ils correspondent davantage au profil des gentrifieurs culturels qu’à celui des cadres d’entreprises et des professions libérales notamment. En revanche, avoir plus de 50 ans, être inactif, ouvrier ou employé sont des facteurs qui orientent vers des quartiers où les gays sont peu présents, des espaces « répulsifs » tels que nous les avons définis. Une échelle d’analyse plus fine est nécessaire pour mieux rendre compte de ces choix résidentiels et de leur signification, tant du point de vue des positions sociales sans doute trop grossières ici que des motifs des choix résidentiels n’apparaissant pas ici et de l’échelle spatiale limitée par la source à celle de l’arrondissement. On reviendra sur ces questions à partir de matériaux qualitatifs dans les chapitres 7 et 8 notamment.

Que doit-on retenir de cette projection dans l’espace parisien des lieux de résidence des abonnés à Têtu ? Malgré la non représentativité de l’échantillon et les biais qu’il comporte, il laisse apparaître des tendances significatives car cet échantillon possède des caractéristiques sociales typiques des populations homosexuelles parisiennes, même si elles sont accentuées par la voie de recrutement choisie. On constate alors que les différents quartiers parisiens n’attirent pas tous les gays et plusieurs facteurs semblent jouer en faveur de la présence résidentielle des gays. Il existe ainsi une relation entre la dotation d’un espace en lieux gays et la présence résidentielle des ménages gays dans Paris. Cet élément n’est pas suffisamment robuste dans le temps pour l’emporter dans l’interprétation et le cas du Marais semble plus ambigu que celui d’un ghetto identitaire et résidentiel. L’environnement social et culturel semble constituer un élément d’interprétation plus performant. Trois facteurs peuvent alors jouer comme des leviers de l’installation résidentielle des gays : la centralité du quartier, la présence de catégories sociales favorisées des secteurs de la culture, de l’information, des arts et des spectacles et le contexte de gentrification d’un ancien quartier populaire. Ces trois éléments permettent de comprendre l’ancrage résidentiel des gays parisiens sur la rive droite de Paris entre les quatre arrondissements centraux et les hauts-lieux de la gentrification parisienne depuis une vingtaine d’années (10ème, 11ème, 18ème, 19ème et 20ème arrondissements, et dans une moindre mesure, 12ème arrondissement). Selon des logiques inverses, la rive gauche et l’Ouest parisien semblent répulsifs : ils constituent des quartiers périphériques et « résidentiels » (s’opposant au centre et à des quartiers animés) ou des quartiers bourgeois, familiaux et/ou plutôt conservateurs (par opposition à des espaces plus animés, plus tolérants et plus ouverts). Ces éléments sont d’autant plus structurants qu’ils concernent d’abord des gays actifs, âgés de 30 à 50 ans, occupant certains emplois et certaines positions sociales. Ce sont des catégories sociales favorisées parmi les gays parisiens qui participent et construisent alors l’attractivité des quartiers centraux et des quartiers animés de la gentrification alors que les plus âgés et les moins dotés en ressources socio-économiques en sont relativement exclus. S’il existe des espaces typiquement attractifs pour les gays, ils ne concernent pas tous les gays vivant à Paris. Y compris dans notre échantillon globalement favorisé, des inégalités d’accès à ces espaces et des choix résidentiels socialement différents apparaissent. Or, dans ce paysage sociologique et à travers ces pratiques résidentielles, on aperçoit en filigrane des traces et des affleurements du processus de gentrification. Qu’en est-il alors du cœur de notre questionnement, c’est à dire du rôle des gays dans la gentrification dans ses aspects résidentiels ?

Notes
56.

Rappelons qu’une forte proportion d’entre eux occupe alors des emplois de cadres supérieurs (tableau 2).