Chapitre 7 : Trajectoires.

La sociologie des gaytrifieurs commence par l’étude de leurs trajectoires saisies par le corpus d’entretien constitué sur les deux terrains étudiés. La « trajectoire sociale » d’un individu se définit par la suite des positions sociales occupées et le regard que porte cet individu sur cette suite de positions (Dubar, 1998, 2000) : elle est le produit d’une série de définitions de soi engageant à la fois des indicateurs objectifs et des éléments subjectifs. De plus, par trajectoire sociale on cherche aussi à embrasser différentes composantes de l’identité sociale : une trajectoire sociale ne se résume pas par une trajectoire socio-professionnelle décrite par l’usage des PCS comme seul indicateur d’une identité sociale. Cet indicateur majeur doit être articulé aux autres composantes de toute identité sociale : familiale, économique, culturelle, conjugale, résidentielle, professionnelle, amicale. La trajectoire sociale renvoie à ces différents registres de l’identité, à leurs variations au cours du temps et à leur articulation. Un divorce ou un déménagement y sont aussi signifiants qu’une mobilité professionnelle : cela est vrai du point de vue des effets socialisants d’un contexte, des ressources et des contraintes auxquelles un individu est soumis, mais aussi du point de vue du regard qu’un individu porte lui-même sur son parcours. Nous emploierons ainsi le terme de trajectoire sociale pour désigner l’ensemble des positions objectivement occupées et subjectivement vécues sur différentes scènes sociales par un individu au cours du temps. Nous mobiliserons cette définition au sujet de populations définies par leur sexe masculin, leur orientation sexuelle homosexuelle et leur passage résidentiel dans le Marais ou le Village à un moment donné de leur vie. Quel en est l’intérêt ?

Dans notre recherche, les trajectoires sociales permettent d’abord de situer « nos » gays dans la constellation hétérogène des gentrifieurs. On connaît relativement bien les caractéristiques sociologiques des gentrifieurs ainsi que les grandes lignes de leurs parcours sociaux et résidentiels (Authier, 1993 ; Bidou-Zachariasen, 2003 ; Clerval, 2008a) au-delà de leur hétérogénéité. On cherche à situer nos enquêtés dans ce schéma d’ensemble : les gays venus s’installer dans le quartier ont-ils des parcours sociaux remarquables et typiques des gentrifieurs ? Quel rôle y joue leur trajectoire proprement homosexuelle ? En quoi ces parcours sont-ils exceptionnels ou au contraire tout à fait « normaux » ? En quoi sont-ils susceptibles d’influencer les destinées du quartier ? En quoi, en retour, le quartier constitue-t-il un lieu mais aussi un moment particulier de ces biographies ? Pour saisir à l’échelle micro-sociologique, la nature et l’intensité des liens entre homosexualité et gentrification, l’examen de ces trajectoires et des conditions d’entrée dans le quartier paraît être un outil pertinent : il n’a rien d’original dans ce type de recherches mais fournit des informations très riches sur la sociologie des gaytrifieurs. La thèse défendue dans ce chapitre repose sur l’articulation entre trajectoires sociales, trajectoires résidentielles, carrières homosexuelles et installation dans le quartier. Les trajectoires sociales des gays habitant le quartier sont hétérogènes mais marquées par des formes de mobilité prononcées (mobilité sociale et professionnelle, mobilité géographique, « mobilité affective »). Ces contextes biographiques variés déterminent des conditions différentes d’entrée dans le quartier. Sur ce point, les facteurs générationnels, historiques et géographiques influent également grandement sur les modalités d’installation dans le quartier. On repère ainsi des parcours de gentrifieurs gays dans lesquels le quartier joue un rôle différent et prend des significations variées. Les gays ne sont pas mécaniquement des gentrifieurs : la manière dont l’homosexualité s’inscrit dans leurs parcours explique leur plus ou moins grande proximité à ce statut de gentrifieur. Elle explique aussi, selon les périodes, le type de gentrifieur qu’ils peuvent être : des gentrifieurs fortunés, des gentrifieurs culturels, des gentrifieurs marginaux, des gays relativement éloignés aussi des parcours typiques de gentrifieurs, pour certains (Chicoine, Rose, 1998 ; Authier, 2008). En filigrane, on insistera sur deux tensions analytiques transversales : la tension entre hétérogénéité et homogénéité des parcours étudiés, la tension entre spécificité et banalité des gaytrifieurs au regard d’autres populations de gentrifieurs.

La première section est consacrée à l’examen des positions et des trajectoires sociales individuelles. Il existe différents groupes sociaux parmi les gays venus habiter le Marais et le Village : ces groupes peuvent être rapprochés des différentes composantes de la constellation des gentrifieurs. En étudiant les mobilités inter-générationnelles, on observe des mécanismes plus ou moins flagrants de différenciation vis-à-vis des origines sociales et familiales : on peut interroger le rôle de l’homosexualité dans ces mécanismes. On doit insister, enfin, sur le caractère mobile et instable des parcours, élément concernant la grande majorité des enquêtés et se déployant dans différentes facettes de leurs trajectoires : professionnelle, géographique et résidentielle, affective et amoureuse. Ces dispositions aux changements et aux bifurcations ont plus ou moins partie liée avec le fait d’être homosexuel.

La seconde section articule ces parcours sociaux à l’installation dans le Village et le Marais. En arrivant dans le quartier, nos enquêtés partagent certaines expériences résidentielles en commun. Pourtant, la date d’entrée dans le quartier et les caractéristiques propres à chacun des deux espaces contribuent à faire varier les parcours et à différencier la place que prend le quartier dans ces parcours. Cette diversité est redoublée par la variété des motifs du choix du quartier sur laquelle nous insisterons : les raisons qui amènent à venir habiter dans le Marais ou dans le Village traduisent en partie la variété des expériences et des attentes résidentielles chez les habitants gays. Á partir de ces résultats, on peut présenter les configurations dominantes observées quant à la signification du passage dans le quartier dans les parcours individuels. En articulant parcours socio-résidentiels, carrières homosexuelles et contextes d’installation, on comprend mieux ce que signifie, pour le sociologue et pour les acteurs eux-mêmes, le fait d’habiter ces quartiers.