1.2.a. « Sortir de ce monde-là » : les gays issus de milieu populaire.

Une première configuration concerne les gays issus de milieu populaire, soit environ la moitié des enquêtés avec une forte coloration montréalaise et des origines souvent provinciales dans le cas parisien. Un enquêté sur deux environ a ainsi grandi soit dans une famille d’agriculteurs à la campagne, soit dans une famille d’ouvriers et/ou de petits employés. Dans les deux cas, les parents ont des ressources économiques modestes, voire très faibles et n’ont pas fait d’études. Habitants de quartiers gentrifiés, ces enquêtés se situent, pour la plupart, dans des catégories moyennes ou supérieures : on observe alors, très majoritairement ici, des cas d’ascension sociale pour des gays issus de milieu populaire « passant » dans les classes moyennes ou les catégories supérieures. Les plus anciens enquêtés, retraités, ont connu une mobilité sociale ascendante en devenant employé pour la plupart et en s’installant en ville : leur ascension est moins spectaculaire (diplômes moins élevés que les générations suivantes notamment) et le statut de retraité au moment de l’entretien modère l’idée d’accroissement des revenus. L’ascension sociale s’est davantage nourrie d’une ascension professionnelle dans les métiers de service accompagnant la migration vers la ville : l’arrivée à Montréal a visiblement joué un rôle décisif dans leur cas. Pour les autres, on retrouve très souvent l’image idéale-typique de gays issus de milieu populaire, réussissant à l’école, ayant le goût des études et de la culture. Ils s’engagent à partir de la période charnière des études, dans des ascensions socioculturelles parfois fulgurantes. Se cristallisent alors les changements entre deux générations: études, départ du foyer familial, rapprochement de la grande ville et « sortie » d’un milieu populaire. Pour Alexandre, 42 ans, les études signalent la sortie d’un milieu paysan aboutissant à une position sociale de cadre supérieur du privé, quelques années plus tard. Né dans la Marne en 1964, dans une famille où les hommes « sont tous agriculteurs de père en fils », « un monde à part » dans lequel « on vit juste pour la terre » car « la terre c’est tout pour eux », Alexandre part pour Dijon à 20 ans pour ses études puis « bouge beaucoup » ensuite pour ses études et ses différents emplois (Dijon, Montpellier, Bordeaux, Angers, Nantes, puis Paris). Les études représentent un « moyen de sortir de ce monde là », décision acceptée assez passivement par des parents, n’ayant pas fait d’études eux-mêmes :

‘« Mes parents m’ont pas poussé ni retenu pour faire des études, ils m’ont laissé faire ce que je voulais et en plus moi, j’ai fait des études volontairement pour sortir justement de ça, j’ai cherché le moyen de partir en fait, et bon les études c’était le moyen de sortir de ce monde-là, de pouvoir vivre autre chose…mais ils ne m’ont ni incité, ni freiné, ils m’ont toujours donné les moyens nécessaires, ils étaient très passifs là-dessus, je l’ai fait parce que pour moi c’était un moyen de quitter ce milieu » (Alexandre, 42 ans, cadre commercial, couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Ce cas est emblématique des enquêtés issus de milieux populaires dans le Marais et dans le Village : ils font des études, et viennent constituer les effectifs de gentrifieurs déjà décrits, principalement ceux de type « classiques ». C’est le cas de Stéphane, 40 ans, né dans une famille d’agriculteurs du Poitou. « Montés à la ville pour devenir ouvriers », ses parents se sont installés en Seine-et-Marne, dans « LA ville ouvrière moche, construite par Schneider dans les années 1930, Champagne-sur-Seine ». Stéphane insiste en entretien sur le mode de vie populaire de ses parents, des « gens simples » et « dépassés » par les choix, notamment scolaires, puis professionnels, de leur fils :

‘« Après la 3ème, j’étais super mauvais en maths mais très bon en français, et ma prof principale était ma prof de maths et elle voulait m’envoyer en enseignement technique, la bonne idée ! Vu que j’étais fils d’ouvrier ! Et que j’étais nul en maths ! Heureusement, moi je savais déjà un peu ce que je voulais, et j’ai eu chaud ! Parce que mes parents ouvriers, on leur dit votre fils est capable de faire une seconde, ben eux qu’est-ce que tu veux ! Ils disent ah bon ? et puis voilà, ils savent pas, ils disent oui et heureusement c’est moi qui suis allé voir ma prof de français qui m’aimait bien, puis elle a convaincu mes parents, moi je disais, moi je veux aller en seconde et ça a fait que non seulement je suis allé en seconde mais en plus, je me suis retrouvé au lycée à Fontainebleau parce que j’allais en littéraire ! Je sais pas si c’est le fait d’être allé à Fontainebleau, mais en tous cas je suis devenu le plus snob de la famille dans une famille de gens très simples ! C’est une famille de paysans et d’ouvriers tu vois, et moi ben je me suis retrouvé loin de ça, dans un endroit nouveau, avec des gens friqués c’est clair, mais bon je suis le snob dans la famille quoi ! le parisien et…le mouton noir! » (Stéphane, 40 ans, monteur vidéo, pigiste et DJ, célibataire, locataire, Marais)

Ce moment inaugure une prise de distance progressive entre origines populaires et nouveaux univers sociaux pour Stéphane. Après un DEA de Lettres, il renonce à une thèse de cinéma pour devenir animateur radio, puis monteur vidéo pour la télévision en parallèle avec des activités de pigistes pour la presse et de DJ pour des soirées parisiennes. Ses pratiques et ses références culturelles avant-gardistes tranchent avec un milieu familial le faisant passer pour « le parisien » ou un « snob ». Ces écarts socioculturels restent, au moment de l’entretien, marqués et s’incarnent lors des moments, néanmoins réguliers, passés en famille :

‘« Je rentre une fois par mois à peu près et ça a toujours été comme ça, une fois par mois à peu près. Comme mon père a des problèmes de santé maintenant, ils se déplacent presque plus, ils sont venus une fois à Noël parce que ma mère voulait aller à la messe de minuit à Notre-Dame, mes parents sont des gens très simples hein, c’est des ouvriers, donc on y est allé » (Stéphane)

Observables également à Montréal avec une forte coloration des origines rurales et paysannes dans ce cas, ces parcours montrent l’importance des ressorts scolaires et culturels dans les trajectoires d’ascension sociale. Les études, les opportunités de la grande ville et les opportunités en cours de trajectoire professionnelle ont généralement comme effet de faire changer ces individus de catégorie sociale, mais aussi d’univers de référence et de contexte de socialisation, qu’ils soient devenus, pour nous, des gentrifieurs classiques ou marginaux, voire pour certains, des supergentrifieurs. Cette première configuration « ascension sociale en provenance de milieu populaire » traduit qualitativement plusieurs résultats statistiques portant spécifiquement sur les parcours homosexuels. Ces travaux montrent notamment que les gays connaissent plus souvent que les autres des trajectoires d’ascension sociale (Schiltz, 1997) et viennent renforcer et confirmer certaines représentations médiatiques et idéal-typiques de l’homosexuel, issu de milieu populaire, rompant avec ses origines pour accéder aux classes moyennes ou aux catégories supérieures : le quartier gay comme eldorado libérateur pourrait en être le réceptacle ou l’aboutissement « naturel ». Chez ces enquêtés, on retrouve souvent ce que Pollak écrit à ce sujet :

‘« Les homosexuels d’origine populaire tentent souvent d’échapper à un milieu qui leur est hostile par un investissement éducatif au-dessus de la moyenne. Ainsi on observe une disparité marquée quand on compare l’origine sociale (catégorie socioprofessionnelle du père) et la position sociale : tandis que l’origine sociale des homosexuels correspond globalement à peu près à la distribution générale de la population globale en classes sociales, on observe une sur-représentation des homosexuels dans la nouvelle petite bourgeoisie, dans les métiers de service et surtout dans les métiers qui demandent des déplacements fréquents. » (Pollak, 1982, p.190)’

S’il est difficile d’objectiver des récits d’enfance et d’adolescence fortement reconstruits par les enquêtés, ces derniers comportent néanmoins des éléments accréditant l’idée d’une spécificité homosexuelle dans ces parcours d’ascension sociale passant par « un investissement éducatif au-dessus de la moyenne » (Pollak, 1982, p.190). Lorsque les enquêtés évoquent leur enfance et leur adolescence, trois dimensions apparaissent de manière récurrente. Un premier élément concerne la description du « populaire » par différence avec sa propre trajectoire et sa situation actuelle : ce récit de la différence n’est pas spécifique aux gays, il est plutôt typique des parcours d’ascension sociale quelle que soit l’orientation sexuelle des individus concernés. Mais cet écart ressenti s’accompagne aussi d’un sentiment de différence plus large vis-à-vis de son milieu d’origine et de sa famille. Au moment de l’entretien, il prend la forme d’identifications à des figures psycho-sociologiques de l’enfance et de l’adolescence homosexuelles : le « petit garçon sauvage », l’adolescent « littéraire », voire même le « mouton noir » polysémique évoqué par Stéphane. Ces images appartiennent souvent aux cultures homosexuelles (Eribon, 1999 ; Le Talec, 2008) : elles sont renforcées et réinvesties biographiquement dans de nombreux cas où l’enquêté est le seul de la fratrie à avoir fait des études. Il est difficile d’interpréter ces images rétrospectives et ces récits renvoyant à la question de la généalogie de son homosexualité : à partir de quand est-on ou sait-on que l’on est homosexuel ? Située aux frontières de la sociologie, cette question ne peut être résolue à partir de nos matériaux.

Ce que l’on observe, néanmoins, en dernier lieu, c’est que l’engagement dans les études prend une signification particulière pour les gays issus de milieu populaire et c’est là le point central. L’école semble valorisée et investie pour ce qu’elle ouvre comme horizons et ce qu’elle génère comme attendus : se forger une autre culture, atteindre une position sociale plus favorisée que ses parents, mais surtout quitter le foyer familial, et trouver ailleurs les conditions possibles d’une vie homosexuelle. Elle propose une alternative possible aux modèles culturels et aux modèles de genre dominants dans les catégories populaires et les enquêtés se racontent également sur un mode alternatif vis-à-vis de leur milieu. Le cas de Claude, 36 ans, permet d’observer comment ces différentes dimensions s’articulent. Si l’homosexualité n’y est pas structurante en tant que telle, elle vient s’agréger aux autres registres de différenciation et autres motifs d’ouverture vers des ailleurs sociaux et culturels.

‘« Mes parents ont quitté l’école très jeune, mon père à l’âge de 10 ans, il est allé travailler avec mon grand-père sur les chantiers de construction, mon arrière-grand-père, mon père, mon frère et les enfants de mes cousins, ils sont maçons, ils sont briqueteurs, d’une famille de maçons très réputée à Trois Rivières. Ma mère a aussi quitté l’école à 12 ans pour devenir serveuse de restaurant, alors que son père était facteur, mais il y a de l’alcoolisme important dans cette famille, de générations en générations, ma mère c’est la bonté incarnée, mes grands-parents très généreux et ma mère a hérité de ça, donc un milieu très peu stimulant intellectuellement » (Claude, 36 ans, instituteur, en couple cohabitant, locataire, Village)

Dans cet environnement familial « très peu stimulant intellectuellement » et marqué par des tensions conjugales, l’entrée en école de musique inaugure « une possibilité d’aller un peu plus loin » et une « plus grande liberté d’action » :

‘« Mon père alcoolique, travailleur, quand il revient le soir tard à la maison, il boit il ne s’occupe pas de moi, ma mère travaille très dur le soir, dans un restaurant, pour être indépendante de mon père et nous payer tout ce dont on a besoin, alors je suis seul, j’ai eu beaucoup d’autonomie toute ma vie, je suis seul à la maison et mon frère a 12 ans de plus que moi, donc lui, il quitte la maison à 18 ans, il était très rebelle, je me ramasse seul, enfant unique, tout jeune, et c’est moi qui a 10 ans, dis je veux aller à l’école de musique, et c’est là que tout a commencé, j’ai passé l’audition, j’y suis allé, j’ai découvert que j’avais du pouvoir sur mes parents, à cette école je découvre la musique, alors qu’à la maison y avait rien, pas de poste pour la musique, pas de livres, rien ! C’est là que j’ai connu la musique, que j’ai connu un milieu un peu plus intellectuel, une possibilité d’aller un peu plus loin dans mon potentiel, un milieu qui me donnait une plus grande liberté d’action, plus que chez mes parents où c’était un peu sclérosé. Autour de mes parents j’avais des oncles et des tantes, des gardiennes d’enfants qui m’avaient déjà un peu éveillé à des petites choses, mais c’est surtout l’école de musique qui m’a ouvert, qui m’a fait voir autre chose. Quand j’ai accédé au secondaire, dans le privé, j’ai accentué cet intérêt pour la culture, pour le raisonnement, j’ai jamais été un élève très performant mais j’aimais bien travailler, apprendre, j’aimais bien plaire à mes profs, les aider, prendre des décisions, être à l’honneur, être président de classe, m’occuper du journal » (Claude)

Le parcours de Claude fait intervenir des institutions et des passeurs de culture périphériques qui se renforcent les uns les autres. L’attitude des parents est plus ou moins hostile ou favorable selon les moments : Claude apprend à profiter des « bribes » « à gauche et à droite » que lui offre le contexte. Dans ce récit d’« épanouissement », s’infiltre aussi la question homosexuelle chez un adolescent qui s’« affiche comme gay » : l’épanouissement n’est alors pas seulement intellectuel et culturel, il renvoie aussi à une manière de « marquer sa différence » et à une lente maturation de soi avant d’être « prêt » pour l’Université mais aussi pour ses premières expériences amoureuses et sexuelles qu’il vivra une fois entré à l’Université et éloigné du foyer familial :

« E : et tes parents par rapport à l’école, ils…
C : ils me secondaient, ils étaient derrière moi, tout ce que j’ai voulu faire, même si mon père dans ces moments de beuverie avait tendance à me rabaisser, mais c’était par amour, il trouvait que j’étais bizarre et il avait peur que je souffre et pour lui, se protéger c’était rester à la maison et ne rien faire, écouter la télévision, et puis il pouvait me dire « pourquoi tabernac tu sors ? Reste ici ! Écoute la télé, on se voit jamais ! », puis une semaine après « pourquoi tabernac, t’es tout le temps ici ? Va jouer, sors, t’es tout le temps à la maison christ ! », Mais en même temps ils étaient fiers de moi, je le sentais quand même, il se demandait toujours pourquoi je faisais ci ou ça, pourquoi j’étais comme ci ou comme ça, mais je sentais quand même de la fierté, et j’aimais quand même faire chier cet homme que je détestais, me confronter à lui et je voulais en faire encore plus, lui prouver que j’étais capable…
E : et ça s’est manifesté après quand tu es parti ?
C : Beaucoup plus tard oui ! Parce que j’ai compris plus tard que c’était par amour, pour me protéger tout ça ! Il avait peur que je sois pas capable, mais c’est un homme qui m’a jamais pris dans ces bras, qui n’a jamais joué avec moi, ma mère très peu aussi, mais ma mère, comme elle n’avait pas vraiment de mari, son mari était saoul, puis avait une maitresse pendant des années, ma mère m’amenait avec elle en voyage, et elle gagnait souvent plus que lui et donc elle partait en voyage en autobus, parfois en avion, et elle m’amenait et donc moi j’ai été stimulé par bribes, à gauche, à droite, un peu par ma maman, mes oncles, mes tantes, et là ça a continué, secondaire 4 et 5, j’ai fait de la musique, je pars en tournée en Europe, je pars, j’aime voyager, je suis des cours, j’suis pas difficile, les gens m’aiment bien, j’aime goûter à tout, j’aime parler, j’aime écouter, mais tout ça je le fais un peu bon enfant, parce que je me rends compte que je suis pas plus doué que ça, je suis pas une tête à Papineau, j’suis pas brillant…[…] mais j’étais un élève apprécié, alors ça s’est poursuivi dans tout, cégep, université…par contre, au secondaire, c’était une école seulement de garçons, alors j’aurai voulu prendre un peu plus l’initiative, parce que je m’affichais comme gay, un peu, je me promenais pas avec une banderole, mais autour de moi, mes amis le savaient, puis au secondaire, les gens avaient beaucoup ri de moi à cause de ça, vers l’âge de 13 ans, j’avais été l’objet de railleries, même de menaces physiques, mais ça m’a pas trop affecté, et ensuite j’étais devenu président de classe, les gens avaient compris que j’étais différent mais j’étais rigolo, dans le bon sens, j’étais pas complètement extraverti, et puis mes amis étaient des amis fidèles. Comme y avait que des garçons, j’ai pas pu aller aussi loin que j’aurais voulu, et je me sentais pas aussi beau, assez désiré, aussi bien que j’aurais pu et puis au Cégep, y a eu des filles, donc c’était différent. Le cégep ça a été un bassin d’expérience à échelle humaine, deux ans de bonheur, des cours de philo, de français, des cours de littérature, philosophie du marxisme, y avait des filles qui me trouvaient beau, qui m’aimaient, qui savaient pas que j’étais gay (rires.) Je me suis senti tellement valorisé, j’ai fondé une cellule d’Amnesty international et là je sentais que j’étais aimé, j’ai commencé à faire du théâtre, à aller encore plus loin, là ça a vraiment mis les bases pour l’université et là, l’université ça a été le plein épanouissement, j’étais prêt…
E : Un épanouissement intellectuel ?
C : Oui, bien sûr ! Mais pas que ça, là j’ai perdu mon accent c’était aussi pour ça, c’était pour m’ouvrir des portes, pour entrer en contact avec les autres, peut-être aussi pour marquer la différence avec le monde d’où je venais, marquer ma différence avec les autres, arriver à vivre ce que j’étais, sans vivre de la honte, y a eu de la honte par rapport à mon père, mais pas au milieu lui-même »’

Si les références à l’homosexualité sont discrètes dans cet extrait, c’est que l’homosexualité s’articule à d’autres motifs de différenciation vis-à-vis des origines familiales : c’est bien la collusion des différences qui fait sens dans son ensemble. Il en va souvent ainsi au moment des choix d’orientation chez plusieurs enquêtés : les études (et les choix qu’elles supposent) et les premiers emplois pour ceux qui commencent à travailler tôt peuvent ainsi apparaître comme des prétextes ou des occasions de prendre de la distance, tout autant géographique, que sociale et culturelle. Elles accompagnent aussi la carrière gay au sens où elles correspondent le plus souvent avec l’entrée concrète en homosexualité. Dans ce contexte, de nombreux enquêtés décrivent leur parcours et leur famille sous les traits de la rupture. Cette rupture entremêle les dimensions socioculturelles à celle de l’homosexualité. Dans le cas de Stéphane, déjà présenté plus haut, cette « rupture » prend la forme d’un agglomérat « d’incompréhensions » mêlant distances géographique, culturelle et homosexualité dont ses parents ne sont pas officiellement au courant :

‘« Mes parents ne savent pas qui je suis en fait, à un moment donné c’est vrai que c’est bien tombé que je me sois mis à faire de la mode, tout ça, bon je faisais des choses qu’ils ne comprenaient pas, je m’habillais d’une manière qu’ils ne comprenaient pas, ils ont très vite compris qu’ils ne me comprenaient pas en fait, donc ça a été assez pratique parce que je m’étais enveloppé dans un espèce de paquet cadeau d’incompréhensions et je suis devenu le snob de la famille, le snob original, le parisien, j’avais des pantalons roses fuchsia, des chemises orange fluo et ma mère avait honte de mettre ça à étendre dans le jardin et puis genre deux ans après elle voit Nagui à la télé, avec une veste orange, et elle me dit : « ah mais t’étais vachement en avance en fait ! », donc tout ça était très utile en fait, t’arrives en fait à mettre tout ça dans un espèce de grand sac qui nous sépare, où en effet je suis gay, mais ça fait partie du paquet ! » (Stéphane)

Le « grand sac qui nous sépare » oppose des parents ouvriers à un fils journaliste, travaillant dans la mode, pour la télévision et comme DJ, un milieu rural et une culture paysanne à un milieu parisien et une culture plus avant-gardiste, la honte à l’originalité, la famille hétérosexuelle au célibataire gay. Ces ruptures socioculturelles existent chez de nombreux enquêtés qui ont révélé ou non leur homosexualité à leurs parents, mais où la compréhension implicite d’une différence fondamentale en termes de modes de vie et de références sociales, culturelles et morales est souvent identifiable. Par comparaison avec des parcours d’ascension sociale hétérosexuels, la spécificité renvoie alors à la collusion des motifs et des changements décrits à partir de ce moment particulier de leur vie. L’homosexualité constitue alors un moteur ou un motif supplémentaire d’investissement dans des capitaux dont la rentabilité attendue est le départ du foyer, la prise de distance et la rupture, au moins provisoire, avec la famille et ce qu’elle signifie comme environnement socioculturel. Elle n’est évidemment pas le seul motif et le seul élément de compréhension de ces parcours, elle renforce cependant les engagements de plusieurs enquêtés dans les études et l’acquisition de capitaux scolaires et culturels. Dans ce type de contexte, les thèses sur le désir de fuite des origines prenant la forme d’un investissement scolaire plus fort chez les homosexuels peuvent trouver du crédit empirique (Eribon, 1999 ; Verdrager, 2008). Chez les gays issus de milieu populaire, l’homosexualité a un effet particulier dans le parcours d’ascension sociale en venant renforcer les marqueurs et les sentiments de différence vis-à-vis des origines et s’agréger aux motifs de l’engagement scolaire. On en trouve d’ailleurs un exemple très représentatif dans le récit autobiographique de Didier Eribon, lui-même, intitulé Retour à Reims (Eribon, 2009) : très proche des écrits d’Annie Ernaux sur les effets identitaires de l’ascension socioculturelle parmi les enfants de milieux populaires, Retour à Reims y ajoute la dimension homosexuelle et sa conjugaison aux autres effets sociologiques (Ernaux, 1983; Eribon, 2009). C’est bien l’articulation entre la construction d’une identité homosexuelle et la situation sociale qui permet de comprendre ces débuts de parcours, bien plus qu’une « espèce d’intelligence ou de brillant particuliers » (Pollak, 1982, p.191).