1.2.b. D’autres origines, d’autres processus de différenciations sociales.

Si tous les enquêtés sont gays, ils ne sont, en revanche, pas tous issus de milieu populaire. Une deuxième configuration correspond à des origines socio-économiques et culturelles plus favorisées s’échelonnant entre les classes moyennes (parents instituteurs, cadres moyens, ou employés diplômés) et les catégories supérieures (professions libérales, hauts-fonctionnaires, professeurs ou cadres supérieurs). Ces cas apparaissent moins spectaculaires de prime abord car les écarts inter-générationnels entre catégories socioprofessionnelles y sont plus faibles : le modèle d’ascension sociale décrit plus haut n’est pas le seul observable. On reprendra à notre compte les sociologies qui pointent l’importance des micro-différenciations sociales et des « petits déplacements sociaux » (Lahire, 2004) au-delà des mécanismes les plus spectaculaires de mobilité sociale (Cartier, Coutant, Masclet, Siblot, 2008).

On observe peu de réels déclassements sociaux chez nos enquêtés : lorsqu’ils sont issus de classes moyennes ou supérieures, ils ont tous fait des études supérieures, acquis un niveau de diplôme plus élevé que leurs parents et parviennent, en majorité, à reproduire les positions sociales de leurs parents. De ce point de vue et de manière brute58, ce second groupe se situe soit dans des parcours de reproduction sociale, soit dans des formes plus modérées de mobilité sociale. Au-delà de ce résultat grossier, l’idée de stabilité inter-générationnelle apparaît pourtant contestable et la comparaison des P.C.S. des parents et des enfants ne suffit plus à rendre compte des parcours. La plupart de ces enquêtés a certes, rejoint une catégorie moyenne ou favorisée déjà occupée par leurs parents, mais leur position sociale s’en distingue pourtant très souvent, notamment chez les gentrifieurs marginaux : ils ont fait des études plus longues dans des filières différentes, ils travaillent plus souvent que leurs parents dans les domaines de l’art, de la culture et de l’information, ils sont plus souvent en contrats à la pige, indépendants ou en free lance que leurs parents, ils ont des parcours professionnels beaucoup moins stables que leurs parents. Ces caractéristiques socioprofessionnelles s’accompagnent de ressources et de modes de vie très différents : nos enquêtés n’ont pas nécessairement des revenus économiques supérieurs à leurs parents, mais disposent presque toujours de capitaux culturels plus élevés. Concrètement, on peut illustrer ce processus par quelques exemples de ces différenciations qualitatives : Frédéric, fils de notaire et de clerc de notaire qui devient critique de cinéma, puis scénariste ; Boris, fils de contrôleur des impôts et de gestionnaire de portefeuilles en assurance devenant styliste en free lance, Vincent ; fils de cadre supérieur du privé et d’institutrice devenant designer indépendant (et chef de sa propre entreprise par la même occasion) ; Rémy, fils d’employés devenant professeur d’arts plastiques, doctorant en histoire de l’art et critique d’art ; John, fils de cadre de la finance et de professeure devenant attaché de presse dans une maison de couture.

Ce résultat ne signifie pas seulement que nos enquêtés exercent des métiers différents de leurs parents, affirmation n’ayant pas beaucoup d’intérêt puisqu’elle est valable pour la plus grande majorité de la population quels que soient ses caractéristiques sociales, ses origines et son métier. Il introduit des différenciations sociales plus caractéristiques entre parents et destinées des enfants : capital culturel plus élevé, instabilité et mobilité professionnelles plus grandes, prévalence de certains secteurs d’emploi et univers sociaux (journalisme et information, art et culture, communication et nouveaux services). Ces différences sont d’une part objectives, et d’autre part ressenties comme telles par les enquêtés. Elles sont d’abord marquées, chez certains enquêtés par le sentiment précoce d’une spécificité identitaire accompagnant l’émergence de leur homosexualité. Comme chez les enquêtés issus de milieux populaires, on trouve ici des récits et des descriptions de l’enfance et de l’adolescence introduisant l’homosexualité comme vecteur de l’écart entre parents et enfants. Quelle qu’en soit la portée, certains passages d’entretien manifestent à nouveau cette représentation précoce de sa différence et laissent entrevoir son caractère parfois structurant. Frédéric raconte par exemple une « scène fondatrice » aux implications directement spatiales :

‘« Alors, scène fondatrice, quand j’avais 10 ans, j’avais un cousin qui bossait au Guide du routard, qui habitait dans le Marais. On était venu le voir un week-end à Paris et il nous avait fait la visite du Marais et on était passé devant le Central, qui est le plus vieux bar pédé de Paris et j’me souviens que mon cousin avait dit à mes parents, bon, ben je sais plus comment il avait formulé ça mais il avait dû dire « ah ben là c’est un bar d’homosexuels » et y avait des espèces de vitres fumées, tu voyais que les têtes qui dépassaient et j’avais l’impression qu’il parlait à moi parce que je savais déjà que j’étais pédé, donc je me sentais à poil complètement et en même temps ça m’avait super intrigué, et je me suis dis, bon ben un jour, j’vais essayer de me démerder pour venir là et voir ce qui se passe. Tout ça pour dire que c’était implanté dans ma tête, c’était un quartier pédé et ça fait forcément envie, ça me faisait envie et en même temps ça faisait un peu peur aussi, ces mecs derrière les verres fumés, bon j’étais petit aussi » (Frédéric, 39 ans, critique de cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Quel que soit le milieu social d’origine, il existe cette idée que l’on s’est senti différent très tôt et que l’on a vécu une forme de spécificité homosexuelle qui aurait eu des conséquences et des effets non négligeables sur le déroulement de son parcours.

Dans certains milieux favorisés, on constate que l’homosexualité et son vécu introduisent des différenciations et des prises de distance à l’égard du milieu familial, très proches de celles observées dans les milieux populaires. C’est le cas des milieux les plus bourgeois et les plus conservateurs, bien souvent hostiles, eux aussi, à l’homosexualité. Cette hostilité, commune aux milieux populaires et aux milieux bourgeois, peut renvoyer à des fantasmes, des suppositions et des anticipations de la part des enquêtés ou à des expériences concrètes et réelles de rejet. C’est ce qui permet de rapprocher les enquêtés en fuite de milieux populaires des enquêtés en fuite de milieux conservateurs et catholiques par exemple, notamment dans le cas de Mathieu. Issu d’une famille bourgeoise de Lille, Mathieu est un lycéen brillant qui obtient son baccalauréat dans un lycée privée catholique de Lille. Il vit alors dans le grand appartement familial du centre de Lille et envisage de poursuivre ses études en droit ou en économie à Paris. Ses parents l’encouragent à rester à Lille mais Mathieu finit par les convaincre et s’installe à Paris pour ses études avant de partir à Montréal pour s’engager dans une thèse de sciences politiques, qu’il achève au moment de l’entretien. Il s’est d’abord installé avec son compagnon dans le Village, puis sur le Plateau Mont-Royal. Le parcours scolaire de Mathieu s’apparente à une prise de distance croissante avec le lieu des origines et surtout avec l’influence d’origines familiales pesantes. L’« océan » géographique permet de maintenir une distance sociale supportable et d’être homosexuel ailleurs :

‘« Eux, je pense qu’ils voulaient que je reste chez eux, ça leur convenait bien, bon en plus on avait des relations un peu tendues à l’époque hein, c’est vraiment la bourgeoisie, la bonne famille bien bourgeoise […] Mais, ici, je me sens libre oui, je me sens loin de la France. Faut dire que j’ai mis du temps à être bien avec tout ça, avec le fait d’être…homosexuel, mais ici c’est plus simple, je me pose pas la question de mes parents, la distance ça permet d’oublier un peu. Je crois que c’est pour ça aussi que je voulais venir ici, j’aurai pu faire une thèse en France hein, mais j’avais envie de faire ma thèse à Montréal […] C’est un peu progressif je crois, mais Paris ça devait pas être assez loin, Montréal bon au moins, y a un océan entre eux et moi (rires) » (Mathieu, 28 ans, doctorant et assistant de recherche en sciences politiques, en couple cohabitant, locataire, Village, puis Plateau-Mont Royal)

Dans ce cas, les études et leur déroulement viennent installer une distance géographique et sociale qui éloignent des origines et pesanteurs familiales. L’homosexualité constitue alors un motif venant renforcer le désir ou le besoin de cette distance lorsqu’elle se déploie dans des univers familiaux qui la disqualifient. Là encore, les écrits de Pollak résonnent avec ce type de parcours, lorsqu’il s’intéresse aux gays issus de milieux favorisés, où la prise de distance avec les origines a des effets proches de ceux déjà évoqués dans le cas des origines populaires :

‘« En haut de la hiérarchie sociale, on assiste au phénomène inverse. L’homosexualité semble plutôt freiner le carriérisme. Forcés de réconcilier leur préférence homosexuelle avec une vie sociale d’une grande visibilité difficilement conciliable avec la marginalité sexuelle, et compte tenu du risque de chantages ou de la nécessité d’accepter un mariage de convenance, les fils de grands bourgeois préfèrent souvent s’orienter vers des carrières intellectuelles et artistiques plutôt que vers les affaires et la politique. Ils se contentent souvent d’un peu moins que ce qu’ils auraient pu espérer atteindre vu leurs origines sociales. » (Pollak, 1982, p.191)’

Ce passage éclaire les quelques cas de fils de grands bourgeois ayant effectivement choisi des parcours plus artistiques, culturels ou intellectuels que « bourgeois ». En revanche, le contexte a sans doute évolué depuis 1982 et les origines sociales de nombreux enquêtés ne sont pas du type « grande bourgeoisie » : le déclassement souligné par Pollak n’est donc pas aussi visible dans notre corpus. Pour la plupart des enquêtés issus d’origines moyennes et favoriseés, la mobilité inter-générationnelle prend des formes très variables et apparaît moins claire. Elle peut correspondre à de légers déclassements, à des ascensions sociales ou des reproductions à l’équivalent de la position des parents.

Si, globalement, il y a donc peu de transfuges de classe ici, il existe des mécanismes de différenciation sociale plus fins remettant en cause l’idée de stabilité inter-générationnelle. Ces « petits déplacements » (Lahire, 2004) sont observables par plusieurs indicateurs : parcours scolaire et diplôme, statut et secteur professionnel, type de métiers et représentations associées. Devenir designer indépendant, styliste ou comédien lorsque ses parents étaient des fonctionnaires, des cadres moyens du public ou des enseignants ne passe pas forcément pour de l’ascension sociale mais traduit néanmoins un changement d’univers socioprofessionnel, de type d’activité et de statut social indéniable. Or, on retrouve souvent ce genre de configurations chez nos enquêtés issus de milieux sociaux moyens ou supérieurs. Les formations et les parcours scolaires sont davantage marqués par les sciences humaines, la communication et l’écrit que celles des parents. Les statuts sont volontiers plus souvent indépendants que salariés, ils changent aussi davantage en cours de trajectoires que ceux des parents. Les secteurs d’activité et d’emploi sont plus souvent tertiaires qu’industriels ou techniques. Les types de métiers sont, plus souvent que ceux des parents, associés à des tâches intellectuelles, créatives, organisationnelles et de services aux personnes que techniques, gestionnaires et productives. Ces tendances sont valables y compris lorsqu’un enfant de cadre devient cadre et les différenciations qualitatives que l’on observe ressemblent beaucoup à « cet écart qui pousse les homosexuels à être, par exemple, journalistes dans le domaine culturel plutôt qu’économique ou avocats spécialisés dans le droit d’auteur plutôt que dans le droit des affaires » (Eribon, 1999, p.54-55). Ainsi, Rémy est professeur…d’arts plastiques, John est attaché de presse dans…une maison de mode, Frédéric et Pierre sont journalistes…critiques de cinéma aux Inrockuptibles et à Télérama, Gaël est vendeur dans…une librairie, Karim dans un magasin de…meubles et décoration. Sur ce point, le raisonnement sociologique est à nouveau à l’épreuve : comment interpréter ces orientations scolaires et professionnelles tout en ne réduisant pas le fait d’être homosexuel à une donnée innée ou un attribut figé de l’identité individuelle ? En réécoutant les entretiens, on comprend que ce n’est pas le fait d’être homosexuel en soi qui explique un don ou une appétence particulière pour tel ou tel domaine. C’est plutôt la manière avec laquelle l’homosexualité apparaît, est vécue et prend place dans un contexte socio-culturel qui peut infléchir des manières de se positionner à l’égard de l’univers familial. De fait, il existe certaines corrélations entre le sentiment psychologique d’une différence personnelle et les processus de différenciation sociale par les études et l’activité professionnelle.

Dans certains cas, ce sentiment de la différence est précoce et intense. Il peut générer des tensions intra-familiales, y compris dans des milieux sociaux favorisés, et venir participer, accentuer et catalyser des aspirations scolaires, professionnelles et culturelles, comme dans le cas de Mathieu. Dans d’autres cas, l’identification de soi comme homosexuel peut être moins précoce et surtout moins structurante dans un parcours. Elle occupe une place nettement moindre dans l’articulation entre origines familiales et parcours socioprofessionnel. C’est le cas dans plusieurs familles de classes moyennes ou supérieures où le désir de fuite des enquêtés et le besoin de rompre avec la famille et ses univers culturels sont nettement moins prononcés. On peut y voir un effet des socialisations familiales et culturelles : grandir avec des parents enseignants ou très diplômés rend plus probable l’acceptation dans la famille de l’idée-même d’homosexualité et visiblement moins nécessaire l’idée de rupture avec les origines pour la vivre. Parallèlement, le fait de faire des études supérieures est également moins original dans ce type de milieux et amoindrit aussi le rôle du facteur « homosexuel » dans l’analyse et la compréhension des parcours. Chez John, par exemple, l’ensemble de la fratrie a fait des études, les parents sont très diplômés, la mère enseigne à l’Université et l’entretien révèle plutôt un rapport aux études typiques de ce genre de milieu social qu’une volonté d’affirmer une identité homosexuelle singulière par un parcours spécifique au regard des origines. La spécificité vient plutôt plus tard, par l’insertion professionnelle progressive dans le milieu de la mode, après des études de marketing et communication plutôt « classique » pour un gay irlandais issu des catégories supérieures.

Pour décrire les mobilités inter-générationnelles des gays issus de milieux moyens et favorisés, on parlera d’une configuration « stabilité et différenciations » : si les enquêtés retrouvent globalement des positions sociales hiérarchiquement équivalentes à leurs parents au regard des structures sociales dans leur ensemble, une bonne part d’entre eux se différencient de leurs milieux d’origine. Sur cette différenciation, on retiendra trois éléments. Elle est d’abord plus ou moins forte selon les configurations familiales. Elle se traduit ensuite par des indicateurs plus fins que le changement de catégorie socioprofessionnelle. Enfin, elle a des ressorts plus ou moins liés à l’orientation sexuelle homosexuelle des enquêtés : dans certains cas, le fait d’être gay vient nourrir les mécanismes de différenciations sociales vis-à-vis des origines, dans d’autres cas, l’effet de la variable « gay » n’apparaît pas clairement.

La mobilité inter-générationnelle de nos enquêtés se caractérise ainsi par deux configurations principales : l’ascension sociale des gays issus de milieux populaires et la stabilité et différenciation des gays issus des catégories moyennes et supérieures. Ce double mouvement a tendance à concentrer les gays dans des groupes socioprofessionnels singuliers.

Figure 8 : Le processus de concentration socioprofessionnelle des gays.
Figure 8 : Le processus de concentration socioprofessionnelle des gays.

L’examen des parcours sociaux des enquêtés permet de mieux comprendre pourquoi ils viennent d’où ils viennent et évoluent dans de tels univers sociaux, avec en filigrane, l’idée d’un « modèle gay » de mobilité inter-générationnelle :

‘« En somme, la concentration d’homosexuels dans certaines catégories socioprofessionnelles n’a rien à voir avec la mythologie de la sensibilité naturelle, des dons artistiques innés, d’une espèce d’intelligence ou de brillant particuliers. C’est la logique sociale et la logique du milieu qui fabriquent cet empiètement des stratégies sexuelles sur la carrière professionnelle. Et la sensibilité spécifiquement homosexuelle reflète tout d’abord une lucidité provenant de ce jeu permanent de rôles, de cette distanciation par rapport à soi en réponse à une exclusion toujours ressentie, mais jamais prononcée. » (Pollak, 1982, p.191)’

Les processus évoqués par Pollak sont décisifs dans notre recherche. D’une part, les groupes socioprofessionnels évoqués comme lieux de concentration des gays ne sont pas anodins : « les métiers de service », « les métiers qui demandent des déplacements fréquents », « les professions qui valorisent la maîtrise du jeu social et des capacités diplomatiques », « les carrières artistiques et intellectuelles » ne sont-ils pas largement ceux de nos enquêtés ? Plus encore, la « nouvelle petite bourgeoisie » évoquée par Pollak en 1982 ressemble beaucoup à la catégorie des gentrifieurs aujourd’hui mobilisée en sociologie, apparaissant ainsi comme groupe d’accueil privilégié et dominant de gays en provenance d’origines sociales diverses. Rappelons que les 52 individus interrogés ne constituent pas un échantillon représentatif des gays dans leur ensemble : les processus décrits sont valables et pertinents pour ce type de population, même s’ils nous disent aussi un certain nombre de choses sur les parcours sociaux homosexuels dans leur ensemble. D’autre part, il y aurait bien des spécificités homosexuelles à l’origine de ces regroupements et concentrations. Chez nos enquêtés, l’engagement dans les études et les débuts de parcours illustrent ces spécificités. Ce qui se joue dans l’acquisition de ressources scolaires et culturelles renvoie aussi aux possibilités concrètes de vivre son homosexualité dans certains environnements plus propices. C’est très net dans le cas des enquêtés quittant un milieu familial populaire ou plutôt conservateur : les hauts niveaux de diplôme obtenus et les choix d’orientation effectués ne sont pas sans lien avec leurs parcours d’homosexuels. Pour ce qui concerne les gays issus de milieux plus favorisés ou moins hostiles à l’homosexualité, les choses sont moins claires, on l’a vu. Les différenciations inter-générationnelles se construisent sur des ressorts plus fins et le fait d’être gay a des effets plus ou moins marqués dans ces processus de différenciations.

Les engagements artistiques et culturels constituent l’un des processus les plus visibles dans notre corpus. Ce résultat renvoie à la question posée par Didier Eribon : « comment se produit cette corrélation, que Proust attribuait à une anomalie de la nature, entre des dispositions sexuelles et des dispositions intellectuelles ou artistiques ? » (Eribon, 1999, p.57). Nous n’avons pas réellement les moyens empiriques d’y répondre mais plusieurs hypothèses existent. La première, chère à Eribon, fait de ces engagements professionnels des voies de résistance à un ordre socio-sexuel incarné par la famille. Le sentiment de la différence accompagnerait une perception, plus ou moins consciente, de son statut minoritaire et assujetti que la culture, les métiers intellectuels et artistiques permettraient de dépasser ou de contrer. « Comme si l’assujetissement faisait naître dans son processus-même la volonté, déjà là avant toute décision consciente, d’y résister, d’y échapper. De se choisir soi-même. » (Eribon, 1999, p.57). Cette analyse suggestive trouve peu d’écho empirique : dans les milieux moyens et favorisés, on trouve peu de traces d’un sentiment d’assujettissement et la culture, comme les arts, ne s’opposent pas fondamentalement aux valeurs familiales. Une autre hypothèse porte sur l’articulation entre famille, genre et activités. Les études littéraires et de sciences humaines, comme les professions artistiques, intellectuelles et culturelles, sont plutôt statistiquement et symboliquement associées à des activités et des domaines « féminins ». Les enquêtés ont souvent grandi dans des familles où l’hétérosexualité et le modèle conjugal exclusif étaient dominants et reposaient sur des images traditionnelles de la masculinité, y compris chez les catégories moyennes et supérieures. Le sentiment de différence présent chez de nombreux enquêtés à l’adolescence a pu se traduire par une remise en cause, pour soi, de ces images de la masculinité. Ces enquêtés ne se sont pas volontairement et délibérément tournés vers des activités parce qu’ils s’identifiaient à des pôles plus féminins. On peut plutôt penser qu’ils ne s’identifiaient pas au modèle familial du masculin et qu’ils trouvaient dans les domaines évoqués un autre modèle de la masculinité, une alternative possible dans la construction de leur identité sociale. Enfin, l’effet des représentations dominantes constitue une hypothèse intéressante. L’idée qu’il y a beaucoup de gays dans le théâtre, la danse, la mode, le design ou le journalisme favorise chez certains l’engagement dans ces univers professionnels. Dans les entretiens, ces représentations dominantes sont d’une part, partagées par les enquêtés, d’autre part étayées par le parcours et les expériences des enquêtés : ils rencontrent beaucoup d’autres gays dans leur travail et leurs images des « métiers homosexuels » vient se renforcer ainsi. Plus largement, on retrouve ce type de processus dans d’autres types de métiers qui d’une part renvoient aux typologies déjà évoquées (Pollak, 1982) et d’autre part se caractérisent par des activités de service, d’information, de création et de relations publiques, typiques de la gentrification. Ainsi, Frédéric affirme travailler dans des « repaires de pédés » (les Inrockuptibles, les critiques de cinéma) tandis que John avoue que la mode l’a « attiré pour ça », parce que « dans la mode, tous les mecs sont pédés » :

‘« Mais c’est tous des pédés ! Evidemment dans la mode, tous les mecs sont pédés, à la limite, le mec qui est pas pédé, c’est…bizarre en fait. C’est pas qu’une image hein, cette image elle est vraie, oui, bien sûr ! […] Non, ça me dérange pas du tout, au contraire, c’est plutôt mieux aussi, quand tu arrives tu te poses même pas la question, moi ça m’a attiré aussi pour ça, parce que je savais que je serais pas jugé, que les gens trouveraient ça normal » (John, 26 ans, attaché de presse dans la mode, célibataire, co-locataire, Marais)

Quelles que soient les raisons fondatrices que l’on retient, la corrélation rappelée par Eribon traverse bien notre corpus d’entretiens, surtout pour les gays issus de milieux moyens et favorisés. Elle constitue un des leviers de différenciation de ces gays vis-à-vis de leurs milieux d’origine et renvoie, en partie au moins, à la manière de vivre une forme de différence. L’analyse de la mobilité inter-générationnelle des enquêtés fournit ainsi plusieurs résultats importants de la sociologie des gaytrifieurs. Par ascension sociale et par différenciations sociales plus fines, la sociologie des gays interrogés se distingue de celles de leurs parents et se concentrent dans les couches moyennes et favorisées, voire dans certaines composantes de ces catégories. Ces changements inter-générationnels ne peuvent se réduire au seul effet propre de la variable « gay » tant les parcours sont variés et complexes. Néanmoins, cette différence identitaire produit certains effets d’accentuation plus ou moins intenses selon les milieux d’origine et les manières de la vivre : il existe bien des traces de l’homosexualité dans ces parcours socioprofessionnels.

Notes
58.

C’est-à-dire en se tenant à une comparaison des niveaux de diplômes, des PCS et des niveaux de revenus entre les enquêtés et leurs parents.