1.3. « Bougeotte » et « aventure » : instabilité et autonomie des trajectoires.

La mobilité sociale des enquêtés ne se réduit pas à la mesure des écarts entre origines et positions acquises. Une autre composante des trajectoires nous intéresse, la composante intra-générationnelle. C’est surtout du point de vue empirique que les entretiens nous incitent à mettre en relief un aspect décisif et récurrent des parcours observés, à savoir leur forte instabilité et leur caractère hyper mobile. En entretien, les différents volets thématiques permettaient d’aborder plusieurs facettes des trajectoires : les difficultés des enquêtés eux-mêmes et de l’enquêteur dans la reconstruction des parcours ne sont pas uniquement liées à de tels exercices de mémoire. Elles renvoient aussi à des parcours complexes et souvent instables, marqués par une propension très élevée aux changements, aux bifurcations et aux ruptures. À l’image des analyses exploratoires conduites en Master 2 (Giraud, 2005), nos enquêtés se révèlent ainsi très mobiles qu’il s’agisse de changements professionnels, de mobilités géographiques ou de bifurcations familiales et conjugales. Ces mobilités cumulées et conjuguées traduisent des capacités et des dispositions sociologiques intenses au changement, voire au « renouveau de soi ». Cet élément imprègne les parcours sociaux et biographiques d’une grande autonomie, là est le point central de l’analyse. Nos enquêtés sont gays et cela colore leurs parcours d’une indépendance accrue, dans l’ensemble des dimensions de leur vie, « source presque inépuisable d’énergie transformatrice » (Kofosky Sedgwick, 1993).

Du point de vue professionnel d’abord, la mobilité des enquêtés prend des formes variées : changements nombreux d’emplois et de type de travail, changements d’employeurs et de lieux de travail, changements de postes et d’activités. Cette mobilité est observable à deux niveaux : la multi-activité et les instabilités de court-terme d’une part, la mobilité à plus long-terme à l’échelle des trajectoires d’autre part.

L’instabilité professionnelle apparaît dans la description du travail et des activités quotidiennes au moment de l’entretien. C’est souvent le cas avant 35 ans, pour les gentrifieurs marginaux, cela affecte aussi d’autres types de profil. Ce rapport au travail est marqué par l’instabilité, l’aléatoire et la débrouille : il renvoie souvent à une période du cycle de vie marquée par les changements rapides de professions et de lieux de vie mais aussi à des conceptions singulières du travail. Chez les gentrifieurs classiques et marginaux du corpus, notamment, le travail n’a pas réellement de valeur en soi. On peut ainsi accepter « des boulots alimentaires » laissant du temps et de la disponibilité pour d’autres choses : les sorties, la culture, les amis. On peut également accepter l’aléatoire et l’instable lorsque l’on a l’impression d’avoir choisi un « travail-plaisir ». Chez certains gaytrifieurs de type culturels, cette idée est manifeste : le travail devient une activité incertaine financièrement mais que l’on mène par goût ou par intérêt. C’est le cas pendant plusieurs années avant leur reconnaissance des designers Vincent et Tony, c’est aussi le cas des activités de DJ de Stéphane, du stylisme en free lance pour Boris.

L’incertitude et l’aléatoire ne sont pas seulement liés à la jeunesse et tendent à se prolonger aussi chez des enquêtés dont le travail n’est ni régulier, ni défini précisément une bonne fois pour toutes. La nature même des activités exercées peut être à l’origine de l’instabilité : c’est le cas des comédiens, journalistes, des gens travaillant en free lance ou sur des missions ponctuelles. Pour Boris, l’alternance des grosses périodes de travail et des périodes creuses a des effets économiques importants mais aussi des effets sociaux décisifs en introduisant le travail comme incertitude fondamentale imprégnant les autres dimensions de son parcours, notamment géographique. Dans le cas d’Emmanuel, les castings, projets, refus et acceptations rythment aussi la vie de comédien : il peut être effectivement très occupé pendant quelques semaines, puis avoir le sentiment de « ne rien faire » pendant plusieurs mois. Chez Frédéric, le travail rime plutôt avec la multi-activité et la variété des occupations entre, d’une part, un emploi fixe de critique de cinéma depuis une dizaine d’années et qui tend à être abandonné et, d’autre part, les activités de scénariste et de rédacteur d’émissions de télévisions, qui tendent à se substituer au métier principal. Á d’autres niveaux, Philippe connaît aussi ces séquences alternées en tant que consultant financier indépendant tandis que Silvio ajuste son emploi du temps entre la coiffure à domicile et l’emploi de serveur dans un bar gay du Village. La multi-activité et la nature des activités exercées accentue les formes d’instabilité socioprofessionnelle à court terme.

En parallèle, à plus long terme, les parcours professionnels sont eux aussi marqués par l’instabilité lorsqu’on envisage la succession des différentes occupations des enquêtés. Dans le cas de Yann, 48 ans, cette instabilité se traduit par des changements d’emplois et d’activité en cours de carrière situés dans des activités rémunératrices mais variées, ces changements n’étant pas sans lien avec l’évolution de sa vie personnelle, comme par exemple le projet de s’installer à Miami pour ouvrir un « bed and breakfast », parenthèse professionnelle et personnelle de 5 ans ouverte à l’âge de 40 ans :

‘« J’ai étudié en psychoéducation, je suis psycho éducateur, j’ai travaillé pendant une quinzaine d’années auprès de jeunes en difficulté, en particulier les jeunes autistes, mais en 1986, j’ai décidé de changer de carrière parce que c’était un travail difficile et j’en avais comme marre un peu. J’ai pris une pause, je suis allé suivre un cours d’agent de voyage, parce que je voulais plus faire de relation d’aide, j’ai travaillé quelques temps là dedans, mais pas longtemps parce que c’était vraiment pas payant à ce moment-là. J’ai eu un poste pour la ville de Montréal en travail social pour mettre en place des programmes d’aide financière avec les démunis et je travaille là depuis 89, mais avec une coupure encore ! En 2000, en fait je suis parti à Miami avec mon chum, j’ai pris un congé sans solde de mon employeur ici, j’avais le droit à deux ans, on a trouvé la maison, oui parce qu’on avait un rêve, c’était d’ouvrir un bed and breakfast. On a acheté la maison, j’ai rénové, j’ai décoré, j’ai refait les peintures, tout ça, c’était mon travail parce que mon conjoint travaillait dans un hôpital, il avait un très bon poste là, puis on s’est mis à rouler comme ça, moi je gérais le bed and breakfast. Au bout de deux ans j’ai dû décider et j’ai pris la décision de démissionner à ce moment-là, et trois ans plus tard en fait ils m’ont rappelé pour que j’vienne donner un coup de main et à ce moment-là, j’suis revenu quelques mois, fait qu’on a mis quelques mois le commerce en vacances, on a gardé la maison, je suis venu ici, mais pendant que j’étais ici mon conjoint a rencontré quelqu’un d’autre là-bas, ce qui a mis fin à notre relation et donc on a vendu la maison, et moi je suis pas retourné, mais là j’ai plus le même poste parce que je fais plus de la communication maintenant pour expliquer nos programmes d’aide aux travailleurs sociaux des hôpitaux, des centres hébergement, donc c’est plus de l’information, de la communication, c’est pour le même employeur mais j’ai changé d’activité encore » (Yann, 48 ans, cadre responsable communication, couple cohabitant, propriétaire, Village)

Les ruptures du type « Miami » apparaissent dans de nombreux entretiens. Des parcours plus atypiques et plus mouvementés encore existent dans notre corpus, y compris pour les plus âgés qui n’ont pas forcément eu les parcours les plus rectilignes. Au moment de l’entretien, Raymond vient de prendre sa retraite à 62 ans : il a commencé à travailler à 17 ans comme employé de la Banque de Montréal et a terminé sa carrière comme employé d’une compagnie d’assurances. Entre temps, il a été serveur, puis cuisinier dans plusieurs restaurants de Montréal, puis pâtissier, gérant d’un magasin de matériel médical, libraire, puis a ouvert sa propre librairie, transformée ensuite en dépanneur, puis en salle de jeux. Il est devenu ensuite successivement employé d’une société de messageries, du Drugstore du Village, d’un restaurant du quartier, et enfin, d’une société d’assurances. De même Michel, retraité de 62 ans, a connu de multiples emplois de service : employé d’une manufacture de manteaux, puis de la sécurité et de l’accueil dans l’hôtellerie, serveur dans des restaurants et dans un bar gay, réceptionniste d’un camping gay, employé dans différentes sociétés ensuite. Les mobilités et instabilités professionnelles sont ainsi globalement prononcées mais inégalement. Elles le sont plus souvent en début de parcours, plus souvent chez les gentrifieurs classiques et marginaux que chez les plus fortunés, et plus fortes pour les québécois que pour les parisiens. Sur ce dernier point, plusieurs gays du Village ont « eu des affaires » pendant un temps, ont « fait plusieurs business » ou se sont plus brutalement reconvertis professionnellement.

Ces instabilités accompagnent des mobilités géographiques et résidentielles importantes, mesurables par le nombre de déménagements, y compris à l’intérieur d’une même ville ou d’un même quartier. La mobilité résidentielle et géographique de nos enquêtés est liée pour partie à leurs propriétés sociologiques : niveau de diplôme élevé, taille du ménage réduite à une ou deux personnes, niveau de revenu supérieur à la moyenne (Debrand, Taffin, 2005). La mise en couple et l’avancée en âge semblent réduire ces mobilités, comme pour l’ensemble de la population. Plusieurs enquêtés ont des trajectoires géographiques et résidentielles relativement classiques orientées par les études, les contraintes professionnelles et sanctionnées par des étapes de cycle de vie « classiques » au regard des origines sociales. Le tableau 2 le montre, dans le cas de Frédéric, fils de notaires, devenu journaliste et critique de cinéma et propriétaire d’un deux pièces, rue Rambuteau, dans le Marais, depuis 2002.

Tableau 24 : Un exemple de parcours résidentiel, Frédéric (39 ans, Marais).
Logement Dates Ville Type Statut Informations
1 1969-1987 Petit village, Haute-Saône Maison familiale Hébergé Parents propriétaires, 1 frère
2 1987-1991 Dijon 2 pièces Parents propriétaires Achat des parents, vit seul
3 1991-1993 Lille Studio Locataire Ecole de journalisme
4 1994-1995 Paris 8ème
Ecole Militaire
Chambre de bonne Locataire Service militaire
5 1995-2000 Paris 1er, rue de Rivoli 2 pièces Locataire Couple non cohabitant
6 2000-2008 Paris Marais 2 Pièces Propriétaire Rue Rambuteau + Travaux

Très souvent, ce parcours « habituel » est affecté par des déménagements et des déplacements plus nombreux, plus spectaculaires et plus inattendus, qui introduisent de l’instabilité dans les parcours reconstitués. Ces mobilités géographiques accompagnant de près les mobilités professionnelles et affectives intenses amenant à changer d’appartement, de quartier, de ville, de pays. Là encore, les parcours traditionnels sont rompus, y compris pour des individus occupant des emplois stables de cadres, parfois amenés à « tout recommencer » ou revenir « à la case départ ». Le parcours de Renaud a retenu l’attention car il comporte l’ensemble des facettes de cette capacité aux déplacements géographiques et résidentiels. L’entretien a lieu à un moment où ce jeune cadre supérieur « fait le point » sur sa vie, son parcours professionnel et personnel. Son récit est mouvementé et révélateur de certaines logiques récurrentes chez les enquêtés : nombre élevé de séquences résidentielles, formes transitoires de multi-résidence, ruptures brutales, lien entre relations affectives, logement et travail. La longueur de l’extrait59 vise à rendre sensible l’aspect quasiment chaotique de l’instabilité résidentielle, à seulement 34 ans. Tout commence, déjà, par des expériences de « navette » dès l’adolescence et au début des études supérieures à Poitiers, puis à Bordeaux :

‘« J’ai vécu à Rochefort, en Charente, 30 000 habitants, dans un quartier un peu mort, c’était la maison familiale sans grand intérêt. J’ai vécu là jusqu’à l’âge de 15 ans avec mes parents, ensuite eux ils ont acheté une maison au bord de la mer, et pendant un moment, pendant 3 ans, je faisais la navette entre les deux, j’allais au lycée donc j’étais souvent seul la semaine et je les retrouvais le week-end. Mais la maison de Rochefort était pas conçue pour l’hiver en fait, c’était très mal chauffé donc, moi j’avais 18 ans, ils ont revendu Rochefort pour faire construire une autre maison au même endroit presque, près de la mer, mais là ils se sont installés vraiment et c’est là qu’ils vivent encore » (Renaud, 34 ans, cadre responsable logistique, célibataire, locataire, Marais)
« A 18 ans, après le bac, je suis parti à Poitiers pour faire une classe prépa, alors là, j’ai commencé par vivre dans une chambre dans un foyer de jeunes travailleurs, mais bon là c’était horrible, j’ai craqué, la prépa c’était très dur tu sais, finalement mes parents ont trouvé une petite chambre dans une résidence étudiante, un truc tout simple, assez petit mais c’était déjà mieux. Mais j’aimais pas trop non plus en fait, mais comme je rentrais tous les week-ends ça allait, c’était suffisant ! »
« Après la prépa [deux ans en classe préparatoire commerciale], je me suis inscrit en IUT à Bordeaux, parce que mon frère habitait à Bordeaux. C’était à Talence plus exactement, donc là j’avais un petit appartement en face de la fac, dans une résidence privée, c’était pratique et c’était pas mal foutu, et le week-end j’allais souvent chez mon frère qui avait une maison avec un jardin. Je faisais encore un peu la navette en fait ! »’

Jusqu’ici rien de très atypique, hormis les années de lycée où Renaud habite souvent seul en semaine dans une maison pour investir une autre maison, celle où habite les parents, le week-end. Les expériences de vie à plusieurs endroits au même moment font écho à des configurations identiques dans le cadre conjugal par la suite. Les choses commencent à bouger davantage au moment où Renaud quitte Talence pour rejoindre le centre-ville de Bordeaux. La « bougeotte » et les rencontres commencent à orienter le parcours résidentiel :

‘«J ’en ai eu marre rapidement, et puis j’en ai eu marre aussi parce que c’était éloigné du centre, et donc à ce moment-là aussi j’avais pas une vie gay très active. Puis j’en avais marre aussi d’être dépendant de mes parents financièrement, donc j’ai décidé que j’allais commencer à travailler, plus grand dans le centre de Bordeaux, dans le quartier étudiant, là j’ai trouvé un appart cool, plein centre, vraiment bien et… j’ai rencontré quelqu’un à ce moment-là, et au bout d’une semaine, en fait, on a commencé à vivre ensemble presque, on avait deux appartements, lui c’était encore plus dans le centre, donc on faisait le week-end chez lui, et la semaine souvent chez moi, on avait les deux clés. Donc là je suis resté comme ça jusqu’en 1997, oui je devais avoir 23 ans oui c’est ça. »
« Ensuite, je suis parti en Allemagne, on avait décidé de faire une pause dans la relation en fait, et là, surtout, je voulais vivre à la dure, je trouvais que, pour un étudiant, j’étais plutôt pas mal loti, le rythme à la fac, après la prépa, c’était tranquille, donc je trouvais que c’était un peu cool, donc j’voulais changer, vivre un peu à la dure avec l’esprit de communauté, je suis parti en Erasmus, et je suis allé à la fac à Dresde, et donc c’était la vie de communauté, on partageait une chambre à 3, les sanitaires en commun à l’étage et ça m’a un peu endurci disons. »
« Au bout d’un an, je suis revenu, et finalement je me suis remis avec mon copain là, et on a pris un appartement ensemble, donc 60 mètres carrés avec mon copain dans le centre de Bordeaux, lui était architecte donc on a tout refait, c’était très grand mais très froid, très blanc, tout était blanc ! J’aimais bien le côté minimaliste mais c’était pas très accueillant, mais comme lui était architecte j’avais pas trop mon mot à dire, voilà donc là on reste presque 3 ans oui, on s’est séparé trois ans après, en 2001, mais moi je suis resté un peu dans l’appartement. »’

La « bougeotte » et les rencontres continuent ensuite à marquer le parcours résidentiel de Renaud : le compagnon américano-japonais, puis le compagnon américain et les solutions plus ou moins provisoires qui vont avec renforcent encore l’instabilité professionnelle, géographique et résidentielle :

‘« Finalement, ça faisait 5 ou 6 ans que j’avais pas vécu seul, donc là je me suis retrouvé seul dans un appartement mais comme je savais pas ce que j’allais faire, j’avais un peu la bougeotte, j’avais rencontré quelqu’un à l’étranger mais je savais pas trop et je savais que j’avais la bougeotte, j’allais pas rester là, donc j’ai pris un mini T2 tout petit et c’était un mini refuge, j’étais assez isolé, ça correspondait à un moment de ma vie où je me remettais bien en question, j’avais besoin de…faire le point donc c’était vraiment un refuge quoi, confortable mais qui demandait pas trop de maintenance, j’y suis resté un an. Et après j’ai rencontré quelqu’un à nouveau et cette fois-ci, lui était américano-japonais, il travaillait à Rennes, c’était la fin de son contrat, c’était très compliqué, on a trouvé tout un système, on s’est démené. La seule possibilité c’était qu’on soit tous les deux à Paris, donc en deux mois j’ai trouvé du travail à Paris et donc lui était encore à Rennes, je suis resté trois mois chez une amie dans le 9ème et puis, par Internet, j’avais trouvé un type qui louait des apparts, donc tout a été pile poil, mon copain était reparti au Japon pour les papiers, mais revenait au bon moment, on a loué un truc qui faisait 40 mètres carrés, dans le 18ème à Marx Dormoy, on s’est retrouvé là. »’

Mais l’installation parisienne ne résout pas tout et Renaud se retrouve à habiter dans l’appartement du 18ème, à l’hôtel parfois, puis entre celui de son compagnon dans le 11ème et le sien, à deux ou seul selon les moments de leur relation :

‘« Lui, ça lui plaisait pas du tout le quartier, il était eurasien tout le monde l’appelait chinois, pour un japonais ça n’allait pas du tout. Donc ça a été le bordel, l’appartement était pas complètement fini en plus, donc on passait des nuits à l’hôtel, fin c’était chaotique. Je devais régler ses problèmes de papier, je l’ai beaucoup aidé, puis lui n’en pouvait plus de l’appartement donc je lui ai trouvé un truc dans le 11ème et moi j’suis resté à Marx Dormoy, moi j’aimais bien mais j’vivais seul à nouveau et j’avais beaucoup d’amis qui venaient je m’y faisais bien, puis on s’est séparé puis remis ensemble pendant deux mois. Donc là c’était pareil, c’était le week-end chez lui, et puis la semaine chez moi, bon, ça a duré comme ça 3-4 mois »’

Renaud se sépare à nouveau de son compagnon et, très rapidement, en vient, à nouveau à « rencontrer quelqu’un », qui l’amène à « tout laisser » derrière lui:

‘«  Et puis j’ai à nouveau rencontré quelqu’un, un américain cette fois-ci, lui habitait dans le 11ème aussi, et puis ça se passait très bien. On s’est posé la question car lui est reparti un mois aux Etats-Unis, alors moi j’ai craqué je suis allé le rejoindre 15 jours, on a discuté puis il est revenu chez moi finalement, mais j’ai refait un peu l’appartement là, parce que je voulais pas qu’il ait l’impression de vivre « chez moi » en fait. Donc on est resté 8 mois là comme ça, puis lui est reparti aux Etats Unis en Août 2005 et là moi je suis parti un mois après avec lui, j’ai retrouvé quelqu’un pour prendre la suite et j’ai tout laissé, j’ai revendu mes meubles, et tout, je suis parti avec un chèque et un sac c’est tout ! Mon copain a trouvé un appartement dans Los Angeles, juste en dessous du quartier gay d’ailleurs, West Hollywood, c’était pas un choix, mais c’était comme ça. Là on avait un 60 mètres carrés, deux pièces, dans un très bel immeuble, très joli quartier et tout, ça a duré un an, puis on s’est séparé, lui est reparti à San Diego chez son père, il continuait à venir un peu parce qu’il avait des cours, il venait deux nuits par semaine, moi je restais seul dans l’appartement, c’était un peu dur, ça clarifiait pas les choses ! »’

L’expérience américaine prend fin quelques mois plus tard et aboutit au retour en France : une nouvelle rencontre et quelques mois d’hésitations plus tard, Renaud « atterrit » dans un petit appartement, rue du Trésor où il habite au moment de l’entretien et dont le caractère modeste n’est pas sans effet sur l’image de soi, voire même sur sa propre « dignité », apparemment sauvée par le statut du quartier. Le logement actuel est souvent présenté comme un « refuge », qualité déjà présente dans un des logements bordelais du passé et qui accompagne aussi des moments biographiques d’incertitude :

‘« Mon boulot c’était dur, mon boss je le supportais plus donc tout ça a fait que j’ai voulu revenir en France, donc je suis revenu au mois d’Octobre…2006 oui, donc j’rentre 10 jours chez mes parents, j’reviens 10 jours ici chez des amis, j’rencontre quelqu’un, donc j’vivais entre la personne que j’avais rencontrée, dans le 4ème et le 3ème chez des amis et puis en Février, j’ai atterri ici, donc je sais pas si c’est très clair, mais c’est un peu ça»
« J’ai 34 ans, j’vis dans 25 metres carrés après tout ce que j’ai vécu c’est un peu dur quand même et en même temps, je garde ma dignité parce que le quartier est sympa, l’appartement est bien, et donc je me dis, voilà, ça correspond peut-être à peu près à ce que je vis en ce moment, une espèce de transition, puis je vis seul aussi donc il faut se laisser le temps et accepter certaines choses, ça permet aussi de faire le point là en ce moment »’

En réalité, le cas de Renaud permet d’identifier les différents aspects des mobilités géographiques et résidentielles que nous retrouvons dans l’ensemble du corpus.

On y observe d’abord une mobilité intense à l’échelle biographique que l’on retrouve dans d’autres trajectoires et qui remet en cause les articulations traditionnelles entre cycle de vie et parcours résidentiel. Dans le cas de Raymond, 62 ans, les séquences résidentielles sont presque innombrables, relativement courtes et ne connaissent pas de ralentissement avec l’âge, hormis depuis son installation dans le Village, il y a cinq ans. Raymond se décrit sur ce mode là, par des « séquences de 3-4 ans », faisant écho à la manière dont Éric se présente :

‘« Je fais généralement des séquences de 3 - 4 ans dans un logement, je demeure 3 - 4ans dans un endroit et puis il faut que je bouge encore […] Mais ça a toujours été comme ça, je n’ai jamais demeuré très longtemps à un endroit, j’suis comme un grand voyageur, j’ai toujours été un peu aventurier dans ma vie » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)
« Je m’installe rarement en disant je vais rester 20 ans dans un endroit, non ça c’est pas mon style ! » (Éric, 46 ans, cadre financier de banque, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

À l’image de Renaud, les aventures résidentielles peuvent se déployer à des échelles géographiques variées. Les déménagements se réalisent à l’échelle d’une ville, voire même d’un quartier, mais aussi à l’échelle internationale et les mobilités de grande distance sont fréquentes chez les enquêtés. Elles concernent en premier lieu les jeunes, étudiants ou en fin d’études, qui quittent leur pays d’origine pour Montréal ou Paris par exemple. Mathieu, 26 ans, a quitté Paris depuis 2 ans pour venir faire sa thèse à Montréal, et vient, au moment de la rédaction, de s’installer à Florence, en Italie. John, 25 ans, a quitté son Irlande natale pour vivre à Angers, New York, Sydney avant de s’installer à Paris. Depuis l’entretien réalisé, Boris a également quitté Paris pour vivre et travailler à Londres, à l’âge de 26 ans. Ce type de mobilité ne concerne pas que des jeunes encore non « installés » : il concerne aussi des gays plus âgés et disposant d’emplois fixes et rémunérateurs. David et Sébastien vivent en couple cohabitant dans un grand appartement, rue Charlot, dont Sébastien est propriétaire. Ils travaillent tous les deux mais envisagent ainsi de quitter Paris et le logement du Marais pour s’installer à…Montréal. Ce projet s’est depuis concrétisé par un emménagement dans…le Village. De la même manière, Frédéric, 39 ans, est propriétaire dans le Marais, mais ses projets restent ouverts, y compris sur l’étranger :

‘« Régulièrement, j’me pose la question est-ce que je vais quitter ce quartier ? Est-ce que je vais revendre l’appart ? Pour acheter plus gros ici ? Plus gros dans le quartier ? Bon mais aujourd’hui à court terme, je crois qu’on peut dire que pour le moment, je vais rester ici…mais là, tout est possible, je peux très bien imaginer vivre avec un mec ou moitié du temps en province, moitié du temps ici, ou ailleurs, me retrouver avec un mec qui habite à New York ou je sais pas, tout est ouvert là dessus » (Frédéric, 39 ans, critique cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Certains semblent plus stables, notamment ceux qui restent dans la même ville ou le même quartier. Mais rester dans le quartier, notamment dans le Village ou le Marais, ne signifie pas toujours rester dans le même logement. Plusieurs enquêtés passent ainsi une bonne partie de leur vie dans le Village ou le Marais mais changent de logement. Cette mobilité interne est guidée par deux motifs : la volonté de trouver un logement plus confortable ou plus agréable (Village et Marais) et la volonté de devenir propriétaire chez ceux qui peuvent y prétendre financièrement (surtout dans le Marais). Éric, 46 ans, habite ainsi trois appartements différents dans le Marais entre 1992 et 2008 : un premier deux pièces en location entre 1992 et 1998, puis un deux pièces acheté entre 1998 et 2005, puis un trois pièces réhabilité depuis 2005. Le premier appartement semble très agréable à vivre, mais la mise en couple durable motive un désir d’achat venant consolider la conjugalité et la concrétiser. Mais l’appartement a été acheté « trop vite » et ne correspond pas vraiment aux exigences d’Éric et de son compagnon qui le revendent pour acquérir un appartement plus spacieux et surtout plus en adéquation avec leurs goûts en matière d’aménagement et de confort. Tout en étant stable en tant qu’habitant du Marais, Éric continue à être mobile parce que, chez lui, la conjugalité amène à la propriété et qu’il peut se permettre de prolonger une ascension socio-résidentielle dans les limites du quartier.

Le parcours de Renaud contenait aussi des périodes relativement courtes de fortes instabilités résidentielles et des épisodes de multi-résidence. Ces deux caractéristiques sont également observables chez d’autres enquêtés. Les séquences de forte instabilité résidentielle sont généralement imbriquées avec des périodes d’incertitude professionnelle ou amoureuse, mais elles peuvent être à la fois incertaines et durables dans le temps. De la même manière, les configurations multi-résidentielles sont généralement transitoires mais peuvent s’installer comme une manière durable d’habiter plusieurs lieux et plusieurs logements. Dans le cas de François et Stefan, cela se traduit par une double résidence de Stefan entre le loft acheté dans le Village, rue Amherst et l’appartement loué à Genève en Suisse. François et Stefan sont en couple stable depuis plusieurs années, ils ont tous les deux un emploi fixe et unique. Néanmoins, Stefan travaille comme cadre financier pour une banque suisse et partage son temps entre Genève et Montréal, entre un loft qu’il possède dans le Village et un appartement qu’il loue à Genève, entre une « vie de célibataire » et une vie de couple. Le rythme des allers-retours n’est pas régulier et reste relativement aléatoire, mais cette manière de vivre s’est installés dans le temps, depuis cinq ans au moins. De la même manière, Carlos, 60 ans, habite à la fois à Montpellier et à Paris dans deux appartements dont il est propriétaire et partage son temps entre ces deux lieux de résidence depuis une vingtaine d’années avec des rythmes variables selon les époques et les saisons :

‘« J’ai passé une semaine à Montpellier la semaine dernière, mais j’ai pas fait le calcul, je sais même pas exactement, moi je disais 1/3 ici, 1/3 à Montpellier, 1/3 ailleurs mais je crois pas quand même, ça doit être 3/5 à Paris en ce moment, ici j’y suis plus l’hiver, l’été ça m’arrive de passer 5-6 semaines à Montpellier mais je peux rentrer 4-5 jours à Paris parce que j’ai des amis qui peuvent passer à Paris » (Carlos, 60 ans, ingénieur actuellement sans emploi, célibataire, propriétaire, Marais)

La mobilité géographique et résidentielle prend des formes variées et se déploie à des échelles multiples : si elle est flagrante chez certains, elle reste favorisée par certains contextes. Elle se réduit globalement avec l’avancée en âge, avec la vie en couple cohabitant au sein d’un même ménage et diminue avec la stabilisation professionnelle, même si, on l’a vu, ces facteurs ne suffisent pas à ancrer définitivement les individus au sein d’un logement, d’un quartier ou d’une ville. Le nombre de déménagements tend à diminuer lorsque l’on vit en couple de manière durable, lorsque l’on occupe un emploi stable à durée indéterminée, l’effet de l’âge étant visiblement plus faible. Il n’y a pas ici de forte différenciation en revanche entre le terrain parisien et le terrain montréalais.

Les registres de mobilité et d’instabilité sont géographiques, professionnelles et résidentielles mais laissent apparaître au cours des entretiens un autre registre fondamental de mobilité : celui des amours et des relations affectives. On a constaté l’influence des rencontres sur la trajectoire géographique et professionnelle de Renaud. On doit insister à présent sur le caractère décisif de la vie amoureuse, affective et conjugale des enquêtés qui participe largement à l’instabilité des parcours : cet effet nous semble très spécifique aux gays, en particulier par comparaison à d’autres types de gentrifieurs. Dans le registre amoureux, on constate une forte propension à la mobilité chez la plupart des enquêtés.

Les parcours amoureux et conjugaux des gays interrogés se caractérisent par la prédominance du célibat, au moment de l’entretien, mais surtout au cours des trajectoires. La plupart des enquêtés a vécu de nombreuses relations amoureuses, mais leur durée reste globalement faible et, surtout, n’entraîne pas souvent la formation d’un couple stable, et encore moins souvent, la mise en ménage. D’un côté, les rencontres, les relations et les ruptures sont en général très nombreuses : la vie affective reste ainsi relativement instable. D’un autre côté, les relations de couple ne sont pas souvent converties en conjugalité durable, stable et cohabitante. Dans ce contexte, on peut observer des conjugalités relativement atypiques. Par exemple, Philippe, 50 ans, se déclare ainsi en couple depuis 17 ans avec la même personne mais n’a jamais habité avec son compagnon. Ghislain60, 43 ans, partage son appartement, dont il est propriétaire, avec un ex-compagnon, venu emménager chez lui quelques mois après leur séparation, chacun ayant depuis rencontré un autre partenaire. Cette dernière configuration dure depuis plus de cinq ans avec différentes phases et selon différentes modalités à un, deux, trois ou quatre occupants. Une part importante des enquêtés manifeste cette tension entre conjugalité et cohabitation résidentielle avec un caractère relativement durable dans les parcours, comme le montre les propos de Frédéric :

‘« Ma constante c’est que j’ai très très très peu habité avec les mecs avec qui j’ai eu des histoires et c’est vraiment lié à ce dont on parle parce que c’est lié aux espaces, moi j’suis vraiment quelqu’un qui a une vie assez solitaire et j’ai vraiment besoin d’avoir mon nid, mon espace vital où je me replie et c’est hyper constitutif de ma personnalité, c’est ma limite mais c’est aussi une force, moi je peux passer 3 jours ici chez moi sans sortir » (Frédéric, 39 ans, critique cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)
« C’est vachement lié, l’espace où tu vis à ta vie amoureuse, je pense qu’à terme, moi j’ai envie de vivre une histoire avec quelqu’un quand même et peut-être que j’aurai encore envie de faire le fameux numéro « chacun chez soi », mais aussi parce que je vieillis, je suis prêt à imaginer les choses autrement, on sait jamais » (Frédéric)

Ces expériences viennent d’abord renforcer l’instabilité des parcours, accentuant encore les bifurcations et ruptures biographiques en tout genre : dans l’ordre affectif et amoureux, la rupture est une expérience fréquente qui participe d’une socialisation au changement de vie, comme l’a montré le cas de Renaud, ses rencontres et ses séparations, rythmant, avec rapidité, sa vie, ses changements professionnels et résidentiels. Ensuite, ces expériences amoureuses et ces formes atypiques de conjugalité nourrissent des représentations du temps, du couple et de l’engagement de soi par séquences. Paradoxalement, on peut s’engager facilement, rapidement, affectivement et matériellement mais de tels engagements ne sont pas nécessairement durables et correspondent, plus souvent que pour d’autres types de population, à des moments et des périodes sans amener nécessairement de projections dans l’avenir. Sur ce point, parmi les couples cohabitant, l’accession à la propriété se fait rarement à deux. Chez François et Stefan, chez Sébastien et David, chez Alexandre et Jean-Michel, chez Louis et Nicolas, l’un des conjoints est propriétaire, l’autre pas. Alexandre a acheté l’appartement du Marais en 1997 et s’y installe en Mai 1998, au même moment à peu près où il rencontre Jean-Michel qui vient rapidement s’installer chez lui. Au moment de l’entretien, Alexandre cherche à vendre cet appartement pour en acheter un autre, plus grand, dans le quartier : si l’appartement sera « à tous les deux », Alexandre achète seul et sera « propriétaire seul » comme c’est déjà le cas depuis une dizaine d’années. L’extrait suivant montre le lien entre cet aspect légal de l’achat et le « fonctionnement du couple » :

‘« Ici, c’était la première fois que je suis propriétaire donc je me suis beaucoup investi en termes de décoration, objets et autres euh…et comme on était deux au moment des travaux, on était deux à s’investir dans cet appartement…et donc pour moi cet appartement, c’est pas le mien quoi ! Même si, j’en suis propriétaire légalement, ce n’est pas que moi qui suis là quoi ! C’est des choix communs, des objets communs, qui appartiennent autant à lui qu’à moi enfin c’est des projets communs…c’est vrai qu’il y a une coïncidence de rencontres et de constructions de choses ensemble et c’est un appartement où je pourrai dire que nous avons vécu, alors que par rapport aux autres appartements qu’on évoquait tout à l’heure, je ne pourrai que dire que moi, j’y ai vécu…enfin j’y suis passé quoi !
E : Et donc le prochain appartement vous l’achetez à deux ou seul ?
A : Seul, je le fais seul encore une fois oui…c’est moi qui achète, mais c’est comme ici, ce sera notre appartement à tous les deux, mais j’achète seul oui…
E : Pour quelles raisons ?
A : Pour des raisons euh…. Financières tout simplement, donc euh c’est plus simple, j’achète seul d’un commun accord et puis on aménagera à deux, comme on a fait ici, y a pas de différence…
E : Financièrement, ça veut dire que Jean-Michel n’a pas les moyens aujourd’hui de…?
A : D’acheter, non, enfin…bon puis c’est aussi sécurisant pour moi d’être propriétaire seul, c’est vrai qu’après c’est le fonctionnement de chaque couple, c’est très intime ça. Moi j’ai les moyens financiers, et lui, bon…c’est la décoration, c’est les moyens esthétiques on va dire ! » (Alexandre, 42 ans, cadre commercial, couple cohabitant, propriétaire, Marais)

D’une part, la répartition des rôles conjugaux et résidentiels est claire : Alexandre apporte l’argent, Jean-Michel l’esthétique et la décoration. D’autre part, on peut penser que la sécurité procurée par l’achat individuel constitue une protection face aux incertitudes de l’avenir conjugal, quand bien même le couple est formé depuis dix ans. Dans l’ordre amoureux homosexuel, l’incertitude étant plus forte, il faut s’en prémunir. L’absence d’un cadre légal équivalent au mariage pour les unions homosexuelles peut favoriser ce type de pratiques et renforce, de droit et de fait, le caractère moins engageant du couple pour les gays (Rault, 2009). Rappelons notamment que, malgré certaines inflexions législatives, la signature d’un PACS (pacte civil de solidarité) n’ouvre pas aux mêmes droits que le mariage et repose, par défaut, sur le régime de la séparation des biens entre co-contractants.

On comprend ainsi que, pour la plupart des enquêtés, la relation amoureuse et conjugale apparaît moins contraignante que dans le cadre d’un ménage hétérosexuel aux propriétés sociales équivalentes. Être en couple y est moins souvent associé au fait d’avoir des enfants, de composer une famille et d’assumer des charges communes de long-terme (assumer une autorité parentale, acheter un appartement ensemble, accumuler et transmettre un patrimoine notamment). L’apparente facilité avec laquelle nos enquêtés se désengagent de certaines relations traduit cette mobilité affective. Elle a également comme corollaire la facilité fréquente avec laquelle certains de nos enquêtés s’engagent de fait rapidement lors d’une rencontre amoureuse. On a vu, avec Renaud, comment les rencontres façonnaient largement les choix résidentiels, y compris lorsqu’il s’agissait de partir loin, de tout quitter et lorsque l’histoire conjugale n’avait que quelques mois ou quelques semaines. Le cas de Raymond l’illustre autour de la figure du « bel anglais » qui apparaît, provoque des changements résidentiels puis disparaît (encadré 9).

Encadré 9 - « Suivre le bel anglais ».
Raymond vit à Montréal, dans le Village, il a 60 ans au moment de l’entretien. Retraité depuis peu de temps, il a connu un parcours résidentiel et biographique mouvementé l’amenant à se décrire lui-même comme un « aventurier » : «j’suis comme un grand voyageur, j’ai toujours été un peu aventurier dans ma vie » et « l’aventure c’était comme une manière de vivre ». On a recensé 13 logements différents depuis le départ du foyer familial, au moins autant d’emplois différents, et Raymond revendique en entretien avoir « baisé avec 5000 hommes ». Son cas illustre le poids des rencontres amoureuses sur certaines destinées résidentielles homosexuelles. Ses amours interviennent et guident, même ponctuellement, les périodes de sa vie : « je me suis promené au grès de mes amours ». Raymond apparaît très autonome, capable à tous moments de tout quitter pour une « aventure ». En même temps, certaines de ses rencontres déterminent explicitement son parcours. C’est le cas d’un « bel anglais », amant récurrent de Raymond, imprégnant son récit de moments quasi-romanesques. Il le rencontre pour la première fois à 25 ans, le retrouve, le suit et le perd à différents moments de sa vie.
« On a vécu d’abord comme ça, en amour, deux ans près de Rosemont, puis lui est parti à Toronto parce qu’il était anglophone hein, alors il a trouvé un emploi là-bas…bon ben moi, je suis parti pour le retrouver là-bas en 1972, mais voilà que j’arrive et il était déjà parti, c’était pas croyable là ! Bon donc je suis resté quelques 6 mois là-bas ! » « Mais là [en 1973], je recroise encore mon anglais là, sur Saint-Denis par hasard, et c’est reparti…je me remets en amour avec lui et comme il revenait à Montréal, on se réinstalle un peu comme ça dans le Village oui, mais il redisparaît encore ! » « Longueil, non c’était pas une bonne période de ma vie, tout est ralenti un peu, il n’y a rien à faire, je suis rentré à Montréal pour ça [1988], ah oui, mais entre temps aussi, j’avais retrouvé mon anglais qui était de nouveau rendu à Montréal. Je me suis rapproché aussi de lui, mais ça n’a pas duré à nouveau…cette fois-ci, j’avais pris mon appartement à moi parce que j’avais dit « tu vas pas me refaire encore le coup là ! ». […] Mais écoute, c’est très spécial là, parce que je l’ai croisé (rires) encore il y a deux ans là, et on a tout de suite baisé là, chez moi, c’était si intense, je crois que j’aurai pu encore le suivre tellement ce gars-là, il est important pour moi ».

L’influence des rencontres sur les parcours individuels n’est pas spécifique aux gays. Ce qui leur est spécifique c’est le nombre, le rythme, les formes et les effets de ces rencontres. Dans ce domaine aussi, tout reste affaire de propension, de probabilité et de tendances. Dans le corpus, il existe en effet des contre-exemples sur lesquels on reviendra par la suite : des couples stables, moins mobiles à tous points de vue et pour lesquels, le fait d’être gay introduit moins de singularités dans leurs parcours. L’instabilité amoureuse, affective et conjugale n’en reste pas moins un trait saillant des trajectoires sociales dans notre corpus. Articulée aux autres dimensions des trajectoires, elle accentue bien des mobilités observées.

Cumulées et conjuguées, ces mobilités tous azimuts se cristallisent parfois en des moments biographiques particuliers illustrant des capacités au changement et au renouvellement. On peut en rendre compte en repérant, dans les entretiens, les occurrences d’expressions ou de passages désignant des « changements de cap » : « foutre le camp », « tout laisser », « tout recommencer à zéro », « repartir dans autre chose », « changer de vie » sont des expressions récurrentes qui prennent généralement un sens professionnel, affectif, géographique et résidentiel. Après avoir vécu quelques années dans le Village avec son compagnon, celui-ci étant « un peu dépressif » et n’allant « pas bien », Claude achète une maison à la campagne à cinq heures de Montréal, s’y installe avec Sylvain en abandonnant provisoirement son poste d’enseignant à Montréal : comme pour changer de vie, changer de manière de fonctionner ensemble, le couple déménage et commence une « nouvelle vie ». Mais ce premier changement de cap en amène rapidement un second, en retour :

‘« On s’est retrouvé vraiment inondé de visites cet été-là, ça a été magique pour moi… (baisse les yeux)…mais terrible pour Sylvain, il s’est retrouvé propriétaire d’une maison loin de Montréal. Enfin, tu sais, ça se raisonne pas, tu sais, la maladie, y avait absolument rien à raisonner dans son lien à ce déménagement-là, mais en tous cas, pour lui, tout allait mal ! C’était terrible ! Et là je me retrouvais démuni du support que j’avais ici à Montréal quand il avait des crises alors un jour je lui ai dit « écoute, on fout le camp avant l’hiver, je loue un camion, on retourne à Montréal, on retourne dans le Village…ou sur le plateau »…et voilà, on a rempli le camion, puis on a débarqué en trombe à Montréal, sans rien presque, comme ça, à la recherche d’un appartement avec un chien…et c’est là qu’on s’est retrouvé sur Beaudry, je pensais qu’il fallait tout recommencer ici » (Claude, 36 ans, instituteur, en couple cohabitant, locataire, Village)

Chez plusieurs enquêtés, on retrouve ce type d’épisodes plus fréquents et plus importants par leurs effets que chez des ménages hétérosexuels aux propriétés sociales équivalentes. Changer de cap est rendu possible ou suscité par la mobilité professionnelle, le célibat ou les ruptures d’union plus fréquentes chez nos enquêtés que dans la population d’ensemble : une forme d’autonomie accrue caractérise nos enquêtés et rend plus probables ce type d’événements biographiques. Ainsi, on peut vendre son appartement, déménager à la campagne puis en revenir, partir à l’étranger, se mettre à son compte, « tout quitter » parfois mais aussi revenir au point de départ en cas d’échecs ou de difficultés. Cette faculté socialement déterminée au mouvement, au changement et aux transformations apparaît très forte chez certains enquêtés. Si on peut la retrouver chez d’autres enquêtés non homosexuels ou n’habitant pas dans nos quartiers, les conditions de possibilité de telles ruptures sont particulièrement réunies chez ces enquêtés. Cette tendance à la rupture, et par conséquent, à l’instabilité des trajectoires, n’est cependant pas également répartie : les plus modestes et les plus âgés sont moins mobiles que les autres, plus les ménages se rapprochent du modèle d’un couple stable cohabitant, plus la probabilité de ces bouleversements biographiques semble faible.

On retrouve ainsi en partie une mobilité et une instabilité typiques de certaines couches de gentrifieurs déjà décrites dans la littérature sociologique (Chicoine, Rose 1998 ; Authier, 1998), en particulier celles des ménages les plus jeunes et des gentrifieurs de type marginal. Mais ces spécificités ne sont-elles pas accentuées dès lors que l’on est homosexuel, et notamment plus souvent célibataire et sans enfants que les autres ? Lorsque l’on interroge frontalement les enquêtés sur ce que l’homosexualité a changé dans leur vie, ils semblent souvent désarçonnés, avouant ne pas avoir « grand-chose à dire là-dessus » : c’est d’autant plus vrai qu’ils l’ont globalement et objectivement bien vécue, qu’ils sont jeunes, que leur homosexualité a été acceptée par leur famille et leur entourage professionnel et/ou amical. Pourtant, les capacités à la mobilité apparaissent souvent, en cours d’entretien, liées à une autonomie et une propension au changement spécifiquement homosexuelles. Cela ne signifie ni que les enquêtés sont des atomes isolés dans le monde social, dénués de tout ancrage relationnel, social et spatial, ni que le fait d’être homosexuel produit en soi ce rapport au temps, à l’espace et à son propre parcours. Ce sont les effets sociaux et la manière de vivre son homosexualité qui peuvent générer des dispositions au renouvellement de soi.

On insistera finalement volontiers sur la spécificité des parcours sociaux de nos enquêtés au-delà de leur diversité. Certes, ils ont des origines sociales diverses et, aujourd’hui, des positions sociales différenciées permettant de retrouver dans ce corpus la quasi-totalité des palettes de gentrifieurs. Il y a ainsi des facteurs de différenciation interne à ce groupe gay. On observe néanmoins des éléments communs dans les parcours : l’investissement scolaire, la concentration dans certains groupes socioprofessionnels et la forte instabilité des biographies. Quels résultats retenir finalement de cette analyse des trajectoires sociales ? En premier lieu, les gays interrogés compose une palette variée de gentrifieurs, des plus fortunés aux plus marginaux. Si les positions sociales varient au grès des expériences biographiques, des parcours sociaux et des ressources actuellement disponibles, on se situe, le plus souvent, dans les classes moyennes et favorisées. Ensuite, les trajectoires des enquêtés se caractérisent par une différenciation plus ou moins forte vis-à-vis des origines familiales, différenciation parfois accentuée par le sentiment d’une différence particulière renvoyant à l’homosexualité comme composante identitaire minoritaire dans un contexte familial et social majoritairement hétérosexuel. Enfin, et surtout, l’homosexualité de nos enquêtés se traduit sociologiquement par une propension à la mobilité tous azimuts structurant souvent des parcours instables. L’instabilité se manifeste à la croisée des chemins entre activités professionnelles, lieux de vie et relations affectives et amoureuses. Elle a des effets et des formes différentes en fonction des positions et des trajectoires sociales individuelles mais relève d’une logique d’autonomie irréductible. Ce n’est pas tant dans l’ordre sexuel que dans l’ordre social que l’on identifie des trajectoires « hors normes » : elles ont des conséquences importantes sur la relation au quartier et sur la place de ce dernier dans les parcours individuels.

Notes
59.

Les extraits commentés sont donc tirés de l’entretien avec Renaud, 34 ans, cadre responsable logistique, célibataire, locataire, rue du Trésor, dans le Marais.

60.

Ghislain a été rencontré au cours de l’enquête parisienne mais nous n’avons pas pu l’interroger en entretien.