2.1.a. Des expériences résidentielles en commun ?

La comparaison des parcours résidentiels montre certaines occurrences dans l’ensemble du corpus : on a montré que l’instabilité et la mobilité géographique et résidentielle en faisaient partie. Elles se conjuguent à une expérience déjà ancienne de la ville, voire de la grande ville, et un éloignement important des lieux de résidence des parents. Elles accompagnent aussi la prépondérance des expériences locatives, des séquences résidentielles de transition et la diversité des contextes résidentiels. Ces parcours produisent in fine, le plus souvent, certains goûts résidentiels similaires pour la ville, la centralité, le mouvement et l’animation.

Les expériences résidentielles visiblement communes aux enquêtés s’articule étroitement au type de ménage concerné, à savoir des gays souvent célibataires, sans enfants et ayant souvent fait des études les amenant à quitter l’espace des origines pour rejoindre la grande ville. Les enquêtés ont quasiment tous une expérience de la vie urbaine avant de s’installer dans le Marais ou le Village. Cette expérience urbaine a des formes et des effets variables. Pour les enquêtés du Marais, il s’agit d’une expérience parisienne, mais surtout d’expériences de résidence dans de grandes villes de province qu’ils ont rejointes pour leurs études ou au cours de leur parcours professionnel. Ils sont nombreux à avoir habité Nantes, Bordeaux, Strasbourg, Montpellier, Lille ou Marseille, ils sont également nombreux à avoir résidé aussi dans des villes moyennes (Nancy, Amiens, Perpignan, Reims ou Grenoble). Ces expériences de la ville sont presque toujours associées à la centralité et souvent à des quartiers « animés » : le quartier Saint-Michel à Bordeaux, le vieux-Lille ou les abords de la gare à Strasbourg. A Montréal, les expériences urbaines sont moins diversifiées géographiquement : elles passent par de petites villes du Québec (Trois-Rivières, Drumondville), et surtout, assez rapidement dans leur parcours, par Montréal elle-même. Les enquêtés québécois peuvent, à la différence des parisiens, avoir connu leur première résidence en milieu urbain dans le quartier. S’ils ont des origines géographiques majoritairement provinciales, rurales ou périurbaines, ces gays ont donc une expérience importante de la vie en milieu urbain. En France, elle passe par une série de logements en ville et en centre-ville. Au Québec, elle passe plus rapidement par Montréal. Au moment de l’entretien, les enquêtés habitent souvent loin de chez leurs parents, hormis pour quelques enquêtés parisiens dont les parents habitent en banlieue, et très rarement à Paris. Ce résultat suscite deux commentaires. Cette distance n’est pas simplement valable en termes statiques : elle n’est pas observée seulement au moment de l’entretien, une fois qu’ils ont décohabité, les enquêtés ne se sont pas rapprochés de leurs parents, cet élément n’intervenant jamais comme critère de choix dans les déplacements géographiques et les mobilités résidentielles observées. Les distances socio-culturelles construites vis-à-vis des origines pourraient se traduire ici en termes résidentiels. On doit nuancer cette hypothèse car la famille réapparaît régulièrement dans le domaine résidentiel et spatial à travers trois formes : la présence de frères et sœurs à proximité, le soutien visible des parents dans les projets d’achat ou la mise à disposition d’appartements dans le Marais, le temps passé chez les parents pour les vacances pour certains et l’accueil des parents dans son propre logement pour d’autres comme on le verra dans le prochain chapitre.

Les descriptions des étapes résidentielles montrent que les enquêtés ont peu vécu en couple pendant la plupart de leur parcours résidentiel : ils ont fait l’expérience de la location d’appartement la plupart du temps et y ont vécu seul (surtout pour les enquêtés du Marais) ou en colocation (cas de presque tous les enquêtés du Village). Plus précisément, s’il existe des épisodes de vie en couple cohabitant, ils ne durent pas très longtemps, même si chez certains, ils peuvent commencer à apparaître plus durablement juste avant l’entrée dans le quartier, dans le Marais surtout. Par ailleurs, si les expériences résidentielles ont été nombreuses, elles ont surtout été locatives : les enquêtés sont très peu à avoir accédé à la propriété au cours de leur vie, et encore moins nombreux à l’avoir fait avant d’entrer dans le quartier. Les écarts de revenus et d’âge interviennent ici de manière décisive mais l’instabilité résidentielle et professionnelle aussi. Certains ont disposé de revenus importants relativement tôt dans leur parcours mais cela ne s’est pas souvent traduit par un achat immobilier avant d’arriver, à Paris ou Montréal, dans le quartier gay. De même, les cycles traditionnels qui articulent l’accession à la propriété au cycle de vie et aux trajectoires familiales apparaissent ici remis en question (Bonvalet, 1998) : la faible taille des ménages gays interrogés et l’absence de projections familiales déterminent à la fois les types de logement investis (l’absence de « maisons » en France par exemple) et le prolongement fréquent des expériences locatives. Sur ce point, l’expérience de la colocation est très développée chez les habitants du Village, elle est moins visible à Paris. Elle n’est pas forcément limitée à la période des études pour les enquêtés montréalais. André, 42 ans, photographe et éducateur à Montréal, a quasiment toujours vécu en colocation. Habitant depuis plus de 10 ans dans son logement de la rue Beaudry, il y accueille des colocataires plus jeunes depuis son installation : des étudiants, de jeunes actifs, des gays, des étrangers qui y restent quelques années avant d’en partir. Son célibat, ses histoires conjugales non cohabitantes, ses revenus moyens mais aussi ses goûts pour la sociabilité et « la découverte d’autres univers » que le sien favorisent beaucoup cette manière d’habiter un logement et d’y voir circuler des co-locataires variés.

L’instabilité des parcours a aussi comme conséquence un nombre important de séquences résidentielles, assez courtes mais récurrentes chez certains, que l’on qualifiera de « transitions ». Elles correspondent à des configurations variées : hébergement chez un proche, sous-location d’un logement, location de quelques mois, bi-résidence et « navette » entre deux villes ou deux quartiers différents d’une même ville, retour provisoire chez les parents. Ces séquences résidentielles sont fortement corrélées aux mobilités professionnelles et amoureuses mais elles n’arrivent pas nécessairement uniquement en début de parcours et peuvent, elles aussi, se prolonger au-delà de la trentaine voire de la quarantaine, et se prolonger aussi en termes de durée. Si David habite à 38 ans dans l’appartement acheté par son compagnon, Sébastien, ses expériences résidentielles antérieures sont nombreuses et complexes. Entre 1991 et 2002, entre 21 ans et 32 ans, il « habite » huit logements différents entre lesquels il « circule », « squatte » et « erre » : la maison de ses parents à Mont L’évêque (Oise), le logement de fonction de sa petite amie surveillante dans un lycée, une chambre chez sa tante à Paris, puis un appartement loué par son petit copain à Reims, des appartements parisiens loués par des amis chez qui il « squatte par moments » ou avec qui il est plus ou moins en co-location. La confusion des lieux occupés accompagne d’ailleurs une orientation sexuelle incertaine à l’époque et un usage polysémique du terme « habiter » :

‘« Disons que je ne savais pas très bien où j’en étais, y a un moment je savais pas où j’habitais au sens propre comme au sens figuré si tu vois ce que je veux dire (rires) » (David, 38 ans, responsable ressources humaines, en couple cohabitant, compagnon propriétaire, Marais)

Ces séquences de transition mettent en relief une autre caractéristique fréquente chez nos enquêtés et dont nous avons déjà parlé : celle de la multi-résidence. On a déjà abordé cet élément comme facteur d’instabilité, il constitue également un contexte de socialisation spécifique puisqu’il s’inscrit pour certains dans la durée. Chez Carlos ou Stefan, la bi-résidence ne relève pas de la simple transition mais d’un mode d’habiter durable qui implique des habitudes et la construction d’ « identités à la carte » (Authier, 2001) : le déplacement d’un lieu vers l’autre, l’aménagement et l’investissement différenciés des deux logements, l’impression d’une vie organisée par séquences. Pour Carlos, l’appartement de Montpellier est clairement associé à la famille, à ses parents qui habitent cette ville, à ses origines et son rôle d’enfant, alors que le logement du Marais accompagne son identité sociale d’adulte autonome, son homosexualité, ses amitiés et ses loisirs notamment culturels. Pour Stefan, le loft acheté dans le Village est le lieu de la conjugalité et de la propriété, de l’animation urbaine et des sociabilités, tandis que l’appartement co-loué à Genève revoie au travail, à la vie de célibataire, aux faibles sociabilités et à une moindre animation (loisirs, sorties). Le cas de Philippe permet d’ailleurs d’évoquer une autre caractéristique récurrente : celle de la vie à l’étranger. Plusieurs enquêtés, en effet, en ont fait l’expérience dans leur vie, et notamment avant d’arriver dans le Village : Yann a vécu à Miami pendant 5 ans, Carlos a vécu un an à Madrid, Renaud à Dresde et Los Angeles, Maxime a vécu à Stockholm et dans le Kentucky, John a multiplié les mobilités entre le Dublin de ses origines, Angers, Sydney, New York, puis le Marais. Réciproquement, plusieurs d’entre eux sont étrangers : des français ou des suisses à Montréal, un américain ou un irlandais à Paris.

Dès lors, on peut faire ressortir le partage de certaines expériences communes aux gays venus habiter le Marais ou le Village. Ils possèdent tous une expérience de citadin déjà ancienne dans laquelle les quartiers centraux ont occupé une place importante (qu’il y aient effectivement habité ou qu’ils les aient fréquentés en habitant dans un autre secteur). Ils ont connu des mobilités géographiques et surtout résidentielles importantes au cours desquelles ils ont multiplié les expériences locatives, très peu habité en couple et, pour nombre d’entre eux, expérimenté des configurations résidentielles « atypiques »61 (multi-résidence, épisodes de transition, colocations, séjours à l’étranger). Le fait d’avoir connu un parcours résidentiel souvent diversifié vient sans doute renforcer des dispositions socioculturelles favorisant la parole sur soi en entretien. Ainsi, la plupart des enquêtés manifeste une aisance, voire un plaisir, à parler de la ville, du quartier et de ses propres conditions de logement tout au long de sa vie. Dans ce registre, ils ont produit des capacités aiguës à la description des espaces et au jugement sur les lieux qui se caractérisent très souvent par un goût très citadin valorisant la grande ville, le centre-ville, l’animation, le mouvement et un environnement socio-culturel aussi riche que diversifié. Ces dispositions socio-spatiales sont le produit conjugué d’expériences résidentielles et socioprofessionnelles mais aussi de parcours biographiques homosexuels. On y reviendra très vite dans ce chapitre. Au-delà de ces éléments d’homogénéité, le détail des parcours, notamment le contexte d’installation dans le Marais et le Village, montre qu’il existe des groupes et des vagues beaucoup plus diversifiés.

Notes
61.

Au sens où elles restent minoritaires statistiquement dans les populations « générales », y compris à l’échelle de Paris ou Montréal.