2.2. Le choix du quartier et ses motifs.

L’installation dans le quartier est un moment privilégié pour la saisie des représentations de l’espace urbain et du quartier. Á travers la question des motifs du choix de ce quartier et de ce logement, on retrouve une partie des raisons permettant de comprendre la présence de ces gays-là dans ces quartiers-là à ce moment-là, mais aussi une partie des représentations qu’ils se construisent du lieu de résidence « idéal ». Lorsque l’on demande les raisons du choix du Village ou du Marais, les réponses varient évidemment selon les individus. Ce genre de questions expose souvent, et c’est le cas chez de nombreux enquêtés, à la mobilisation du « hasard » à travers les formules récurrentes : « ça s’est fait un peu par hasard », « je suis arrivé ici un peu par hasard » ou encore « c’est un peu un concours de circonstances ». Derrière le hasard invoqué, l’examen des circonstances et des processus de recherche de logement montrent des critères de choix et de décision peu hasardeux. Le croisement de ces informations avec celles concernant les autres quartiers envisagés ou inenvisageables à ce moment-là permet d’en savoir plus. Il permet, en filigrane d’analyser aussi les représentations que se font les individus de leur quartier, élément important de leur rapport au quartier (Authier, 2008). Quels sont les éléments ayant motivé l’installation dans le Village ou le Marais ?

On repère d’abord des motifs de choix relativement « classiques » et peu spécifiques à première vue : c’est le cas de la distance travail-domicile. Dans le contexte métropolitain et étant donné les emplois exercés, le centre-ville remporte l’adhésion au moment de la recherche du logement. Le Marais et le Village apparaissent bien reliés au reste de la ville, voire à la banlieue. Pour plusieurs enquêtés, ils permettent de se rendre au travail en vélo ou à pieds, qualités maintes fois évoquées en entretien. Derrière la proximité du lieu de travail se jouent aussi des dimensions propres aux gentrifieurs. Pour Boris, le fait d’être styliste free lance l’amène à se déplacer dans les quartiers centraux de Paris du fait de la géographie de ses employeurs multiples : habiter dans le Marais permet d’être à proximité de ces réseaux et lieux de travail. De même se déplacer à pied ou en vélo s’oppose à des déplacements en voiture supposant d’en posséder une, ce qui est quasiment systématiquement exclu par nos enquêtés et qui constitue une pratique très peu répandue chez les gentrifieurs, comparé à d’autres groupes sociaux et d’autres environnements résidentiels.

Un autre motif « classique » est constitué par les contraintes financières : le choix d’un quartier dépend aussi des prix du logement et des capacités financières de chacun. Dans notre cas, ce motif prend une forme particulière. A Montréal, le Village apparaît au moins jusqu’aux années 2000 comme un quartier accessible pour les gays interrogés : cette accessibilité est relative, et notamment confrontée en entretiens au cas du Plateau Mont-Royal, dont la localisation et les attraits peuvent séduire mais qui paraît « trop dispendieux ». Silvio, 42 ans, est barman dans le Village et coiffeur à domicile. Il a habité le Plateau entre 1989 et 1998 et en garde un très bon souvenir mais ne peut plus y prétendre et se retrouve finalement dans le Village en 2005 :

‘« Mont-Royal là, je suis parti, c’était devenu bien trop dispendieux […] y avait beaucoup d’artistes, des hippies et c’était très animé oui, mais ça a beaucoup changé, ça s’est embourgeoisé, y a comme un snobisme là et c’est bien trop dispendieux pour moi . […] Je cherchais pas vraiment dans le Village, mais près d’un métro, il fallait que ce soit central parce que je travaille chez moi, donc je cherchais en fonction des stations de métro. Je pouvais pas centre-ville, vraiment centre-ville là, c’est trop cher. Fait que le Village c’était correct encore, ça a bien augmenté là, mais c’était correct encore pour moi » (Silvio, 42 ans, barman et coiffeur à domicile, célibataire, locataire, Village)

Dans le Marais, le facteur « prix » n’est globalement pas favorable au choix du quartier. Il l’est cependant dans les années 1980 pour les arrivants de l’époque (Carlos, Philippe ou Éric) et peut l’être pour des gays fortunés, relativement à d’autres quartiers parisiens (centre-rive gauche notamment). A l’inverse, le facteur « opportunité d’un logement » par un biais autre que la logique de marché incite aussi à élire domicile dans le quartier, notamment chez les plus récents arrivants :

‘« J’habitais dans le 2ème, un copain m’a parlé de son appartement bon qui était ici, lui achetait en fait et moi j’en avais marre de mon appart, et c’était sympa comme quartier donc j’avais pas vraiment les moyens brillantissimes donc j’ai été plutôt opportuniste sur le coup […] 500 euros pour un appartement comme ça, c’est pas cher, c’est finalement un peu moins cher que mon ancien appartement donc c’est une bonne opération pour moi ! » (Laurent, 31 ans, chercheur en CDD, célibataire, locataire, Marais)

Ces motifs sembleraient à première vue les moins spécifiques aux gaytrifieurs : d’autres populations choisissent d’autres quartiers en fonction de leur distance au lieu de travail et de leur correspondance aux moyens financiers. La distance au travail montre déjà néanmoins que la question se pose de manière spécifique pour notre population du fait de ses lieux de travail et de ses représentations des déplacements. Les choses se précisent à travers d’autres motifs.

Comme d’autres populations, les enquêtés tiennent beaucoup compte de la localisation du quartier au regard de l’ensemble de la ville et des images qu’ils possèdent. Dans leur cas, le jugement sur la localisation physique et les caractéristiques du quartier est traversé par des représentations de l’espace urbain associées à des modes de vie particuliers. On peut y voir émerger les traces de rapports à la ville typiques des gentrifieurs. Ces motifs « gentrifieurs » sont omniprésents et rappellent combien les images associées au Marais et au Village ont changé depuis des décennies, ce changement ayant un impact décisif sur les représentations des enquêtés. Le motif remportant presque tous les suffrages reste la centralité qui conjugue les aspects pratiques aux possibilités concrètes de sorties. « Habiter au centre » permet certes d’accéder rapidement à son travail ou à des lieux de déplacements fréquents (gare, métro) mais on y valorise surtout des modes de vie. On peut sortir plus tard (aller au cinéma, boire un verre, dîner au restaurant) sans se préoccuper des moyens de transport et des horaires pour rentrer chez soi, notamment en semaine :

‘« Quand j’ai quitté Sèvres, j’en avais ras le bol de me taper les taxis le samedi soir pour rentrer chez moi, des transports à n’en plus finir, fallait m’appeler une heure et demie pour un ciné avant que j’arrive. Donc là ça me pourrit moins la vie pour tout ce qui est sorties, loisirs, hier soir on est allé boire un verre comme ça après le ciné, et je me pose plus la question à quelle heure je rentre. Mais ça a surtout changé dans la semaine, si j’ai envie d’aller boire un verre en semaine, c’est possible quoi, avant c’était une expédition, et dans la semaine, ça me claquait en fait. » (Maxime, 28 ans, chef de projet informatique chez Air France, célibataire, co-locataire, Marais)

La centralité et les facilités de déplacement ne sont pas des motifs de choix en soi : ils dépendent évidemment des modes de vie et des lieux effectivement fréquentés. Le Marais et le Village sont d’autant plus centraux et pratiques que les enquêtés ont une géographie quotidienne qui leur est propre et qui passe par ces deux quartiers bien avant d’y habiter. Pour Maxime, c’est surtout parce que la plupart de ses amis lui proposaient des « cinés » ou des « verres » dans le Marais qu’y habiter facilite aujourd’hui ses déplacements : la centralité est relative aux modes de vie et aux lieux investis par les enquêtés. Dans le Marais, quartier rime aussi avec histoire et culture. Les qualités historiques et culturelles valorisées médiatiquement sont aussi signifiantes pour Emmanuel qui y trouve un alliage entre histoire et modernité :

‘« Ce qui l’a emporté ici c’est vraiment la situation géographique, et cette vue, sur cet étrange monument [le centre Pompidou], y a aussi le rapport avec cette vue au quotidien bon, l’idée m’amusait quand même d’habiter un quartier historique, chargé d’histoire, et d’avoir ce truc ultra moderne en face de soi.  Ce qui m’intéressait c’était d’avoir aussi un monument de Paris en face de moi, depuis ma chambre, d’être là finalement. » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

S’il a quitté le quartier, Philippe partageait aussi cet attachement au passé et appréciait, dans le Marais, les qualités architecturales de son immeuble :

‘« J'avais l'impression d'habiter dans un immeuble un p'tit peu historique, avec une architecture qui venait du passé, c’était un peu comme un retour dans le passé, donc c'était une belle adresse, c'était un bel immeuble » (Philippe, 50 ans, consultant financier, couple non cohabitant, propriétaire, Marais, puis 20 ème arrondissement)

Dans le Village, ces éléments ne sont pas vraiment mentionnés : ils le sont surtout quand le logement a déjà été réhabilité et qu’il possède un charme architectural nouveau (alliance entre un bâti plutôt ancien et une embellie moderne). Il apparaît chez François et Stefan, au regard de l’immense et luxueux loft acheté rue Amherst, qui témoigne d’un patrimoine industriel et d’une histoire locale singulière. L’histoire et le décor du quartier restent cependant peu présents dans les récits du choix du Village comme lieu de résidence.

Parmi les attributs d’un quartier gentrifié ou en cours de gentrification, certains sont massivement repris par les enquêtés, d’autres pas. L’aspect populaire est par exemple peu mentionné comme un critère de choix : dans le Marais, les enquêtés arrivent bien trop tard pour trouver dans le quartier un espace « populaire », dans le Village, l’image des catégories populaires est associée à la pauvreté mentionnée comme une caractéristique plutôt négative. Les enquêtés ne recherchent que rarement un quartier populaire. Seul Martin l’envisage réellement sous un aspect valorisant expliquant en partie son installation dans un lieu très particulier du 3ème arrondissement, la rue au Maire, dont on a vu qu’elle constituait un dernier vestige du « Marais populaire ». Cette caractéristique, aujourd’hui plus symbolique, que réelle a attiré Martin, féru d’ambiances métissées, alternatives et populaires. Il identifie d’ailleurs le secteur de la rue au Maire comme le « Québec du Marais gay », ce qui signifie, pour cet agrégé de sciences sociales devenu gérant d’une boîte de nuit, une tonalité locale populaire faisant écho aux caractéristiques du Village :

‘« Ce coin là, c’est un peu le Québec du Marais gay, c’est microscopique mais c’est resté un quartier populaire, y a encore 4 ou 5 bars kabyles qui sont des bars populaires, rue des Vertus y a le Nevers, moi j’y vais prendre mon café tous les matins, je le connais très bien, on est un peu dans le Paris des années 50, y a un hôtel meublé au dessus, avec les retraités algériens qui habitent là depuis très longtemps […] Moi j’aime cette ambiance, cette partie du quartier, ça reste populaire, et surtout grâce aux chinois, si les chinois s’en vont, c’est terminé » (Martin, 48 ans, ancien professeur devenu gérant de discothèque, célibataire, propriétaire, Marais)

A l’inverse, l’animation du quartier constitue un critère important et un motif de choix du quartier récurrent, parfois réinvesti a posteriori, mais structurant sur les deux terrains. Les entretiens montrent à ce sujet l’omniprésence de l’image de quartier « animé » et « vivant » rattachés à la présence de commerces, l’ouverture tardive des lieux, la présence des terrasses et de piétons, du matin jusqu’au soir, dans le Village, rue Sainte-Catherine, dans le Marais, rue des Archives, Rambuteau et Vieille du Temple. Les enquêtés opposent l’attrait d’un quartier animé, vivant et proche de lieux animés à d’autres quartiers « résidentiels », « morts » et excentrés. Se retraduisent en entretien des oppositions déjà constatées de manière quantitative (chapitre 6) et construites, en partie, médiatiquement (chapitre 5). A Montréal, les lieux repoussoirs sont essentiellement des quartiers de banlieue résidentielle (Longueil notamment) ou des quartiers anglophones de l’Ouest. A Paris, la banlieue peut aussi être décriée mais jamais autant que certains arrondissements comme le fameux 15ème arrondissement qui cumule les critiques contre lui, chez quasiment tout le monde. Les extraits abondent au sujet de l’animation opposée aux quartiers résidentiels, par souci de concision, on retiendra le suivant :

‘« C’est un quartier des plus vivants oui, ça c’est exceptionnel, par l’agrément des rues, les commerces, j’veux dire les rues animées, c’est un quartier animé, fin moi j’ai horreur des quartiers résidentiels très beaux mais très sinistres, enfin l’animation il faut qu’elle soit dans la rue aussi, dans la rue faut que ça vive ! […] C’est très vivant, y a toujours du monde, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, on sort dans la rue on est sûr de voir ça, de voir du monde, du passage oui, c’est ça aussi hein le côté vivant, animé d’un quartier, parce que sinon c’est sinistre ! » (Alexandre, 42 ans, cadre commercial, couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Si l’aspect populaire du passé local reste peu présent dans les critères de choix du quartier, plusieurs discours sur le quartier et sur ses attraits au moment de l’installation montrent des préférences très nettes pour la centralité, l’animation et les modes de vie qui les accompagnent. La dimension esthétique et patrimoniale s’y ajoute dans le Marais, pas dans le Village. On retrouve ici des motifs et des logiques de choix du quartier typiques des gentrifieurs opposant « vie » et « mort » d’un quartier et valorisant le centre animé plutôt que les périphéries résidentielles « sinistres ». Reste la question de la spécificité gay du quartier et de ses effets sur les choix résidentiels.

Le « motif gay » apparaît de manière très variée en entretien et reste globalement peu mentionné. Bon nombre d’enquêtés anticipent à ce sujet notre curiosité et y opposent une fin de non recevoir, comme pour ne pas être réduit à une identité homosexuelle, surtout en début d’entretien, ou se distancier des stéréotypes du gay habitant le quartier gay62. Des propos tels ceux d’Alexandre (présenté précédemment) revenaient souvent en début d’entretien :

‘« Pourquoi ici ? Je vous vois venir (rires) C’était mon budget, euh, c’était le type de produit que je recherchais, le plus n’a pas été, si c’est ça la question, le plus n’a pas été que ce soit à deux pas…de l’épicentre gay quoi ! C’était vraiment pas un critère, si c’est ce que voulez savoir ! » ’

Au delà de ces premières réactions, les « motifs gays » se laissent entrevoir plus ou moins clairement dans les récits de recherche d’appartement et les représentations du quartier. Chez certains, la réponse est claire et franche et correspond d’ailleurs à l’expression d’un motif déterminant de la venue dans le Village ou le Marais. Pour Claude, la venue dans le Village avec son compagnon Sylvain correspondait à une plus grande liberté de modes de vie :

‘« Sylvain venait juste de faire son coming-out donc y avait vraiment cet intérêt, moi ça faisait longtemps que c’était fait, mais j’avais toujours fini par passer par le Village occasionnellement, alors y avait une curiosité c’est clair, on savait tout à fait ce qu’on choisissait, que c’était le Village gay, c’est sur, ça faisait partie de notre choix. On avait aussi une envie de se sentir protégé, libre, Sylvain était un peu moins porté sur les gestes extérieurs mais pour moi, le prendre par la main, j’en avais envie et je sentais aussi que c’était un quartier où c’était possible » (Claude, 36 ans, instituteur, en couple cohabitant, locataire, Village)

C’est le cas aussi chez Marc-André qui associe sa découverte de la vie gay, un soir de 1988, à 20 ans et son emménagement immédiat dans le Village, quelques semaines plus tard avec une facilité à le dire que l’on retrouve davantage à Montréal qu’à Paris :

‘« J’suis descendu à Montréal, j’allais voir des amis en banlieue de Montréal, j’avais jamais mis les pieds dans un bar gay et puis je devais rejoindre des amis straight, et puis j’ai pas été capable de les rejoindre et en conduisant j’me disais, si je les retrouve pas j’va essayer de trouver un bar gay, cette fois-ci j’vais essayer de faire le grand là, fait que c’est Montréal, fait que je vais essayer de rentrer seul là, voir ce que ça donne, puis j’ai passé le week-end à sortir, ça a été fabuleux là, je voulais vivre ici de suite. J’suis arrivé le vendredi soir, j’suis ressorti le samedi, j’suis ressorti le dimanche, après ça j’suis venu toutes les fins de semaine et un mois et demi après j’déménage à Montréal, et je suis heureux là, parce que je trouve de suite un logement sur Maisonneuve, dans le Village, alors j’étais heureux, ma vie a basculé en l’espace d’un mois là ! » (Marc-André, 39 ans, cadre commercial, en couple cohabitant, locataire en cours d’achat, Village)

La plupart du temps, on ne vient pas habiter ici parce que le quartier est gay. On ne fait pas de cet élément un motif essentiel du choix, ou plutôt, on ne le formule pas en ces termes face à l’enquêteur. Néanmoins, au moment de l’installation, le caractère gay du quartier peut d’autant plus être pris en compte que l’installation est tardive dans le temps et que le quartier est effectivement devenu un quartier gay en tant que tel. Il peut susciter alors des réactions variées et mitigées. D’un côté, certains enquêtés avouent avoir jugé cet élément comme un facteur positif et intervenant dans leur choix du quartier :

‘« L’idée première n’était pas d’habiter le Marais, mais plutôt le 2ème ou le 3ème arrondissement. J’ai visité une vingtaine d’appartements et cet endroit s’est peu à peu imposé à moi, une espèce d’histoire comme ça. On voyait bien qu’on pouvait en faire quelque chose mais y avait cet aspect encore pas terrible mais pourtant…ça s’est imposé à moi et puis d’un coup revenait à moi l’idée que je pouvais habiter…là…alors à la fois là, là au centre, là dans le quartier gay, tout ça jouait de concert, c’est sûr » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

D’autres enquêtés sont plus ambivalents. En arrivant, ils peuvent ressentir une forme d’inquiétude précisément liée à cette présence gay locale :

‘« Vivre dans le Village ça me faisait un peu peur, vivre c’est différent…la sollicitation 24h sur 24, parce que je suis entouré de gays, donc dès que tu sors, tu peux pas…des fois tu te lèves le matin, tu vas chez le dépanneur, t’es pas coiffé et tout le monde toujours est aux aguets, ça, ça m’énerve » (Silvio, 42 ans, barman et coiffeur à domicile, célibataire, locataire, Village)

On peut aussi en faire un élément favorable dans le moment de son installation mais avoir pris du recul avec le temps. En 2001, Boris souhaitait habiter « vers Beaubourg », souhaitait-il habiter dans le Marais gay ?

‘« Je sais pas, c’est dur à dire…je voulais pas plus au sud là, en plein 4ème, là non, mais pas trop loin non plus quand même ! (rires) Je crois que ça me fait chier, mais en même temps je trouvais ça très chouette au début, maintenant bon avec le recul, ça fait 6 ans que je suis là et j’en ai vraiment ras le bol ! Et puis ça a beaucoup évolué aussi l’air de rien, parce que moi je venais beaucoup à Paris, quand j’habitais encore en province […] Je venais déjà dans le Marais, quand j’étais adolescent, donc j’ai vu tout ça évoluer en 15 ans on va dire, et puis même, depuis que je vis ici, mais moi ça me fatigue, je veux dire, c’était pas comme ça avant ! Mais oui, oui, c’était bien moi ça me plaisait comme idée, ça me dérangeait pas, bon, même au contraire, pour être honnête, ça me disait bien oui, maintenant ça me gonfle j’ai envie d’être tranquille, donc bon ça passe, ça change disons » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)

Fréquemment, la dimension gay peut aussi apparaître de manière détournée et plus subtile : elle n’est pas nécessairement un motif conscient et déterminant du choix du quartier, mais se révèle, à l’usage une qualité supplémentaire, qui n’est sans doute pas pour rien dans la manière dont se sont par exemple concentrées les recherches. On l’a vu plus haut, en début d’entretien, Alexandre nous « voit venir » et ne fait pas du statut de quartier gay du Marais un motif de son installation, mais la suite de l’entretien est néanmoins plus ambiguë : elle nous donne d’abord sa représentation du « centre de Paris » où il ciblait ses recherches :

‘« 3ème, 4ème en fait, c’est à dire que j’avais un périmètre euh Bastille, République, Hôtel de Ville, voilà…centre de Paris en fait…rive droite aussi, mais j’ai visité beaucoup ouais, une trentaine peut-être ouais, donc surtout le centre, entre 3ème et 4ème » (Alexandre, 42 ans, cadre commercial, couple cohabitant, propriétaire, Marais)

A la même époque, il habitait dans le 20ème arrondissement et déclare, par la suite, au sujet de sa fréquentation des bars gays du Marais :

‘« J’habitais dans le 20ème à Gambetta, j’étais un peu isolé quoi, on se sent mouton noir hein, tandis qu’en venant ici, ben on se dit ça va quoi. C’était pour voir mes semblables ! (rires) Alors que là, c’est bon mes semblables je les vois tous les jours, donc y a plus besoin d’aller dans un bar pour ça…à l’époque je venais dans le quartier parce que j’y trouvais ce que je n’avais pas ailleurs et que c’était plus, enfin c’était plus facile quoi, moins pesant que d’être isolé au fin fond du 20ème »’

Comme bon nombre d’enquêtés, Alexandre concède d’ailleurs qu’ « à l’usage » il peut être « très agréable » d’habiter près d’un « décor » gay, celui-ci se déployant sous ses fenêtres, en l’occurrence rue des Blancs-Manteaux :

‘« A : Il se trouve qu’à l’usage c’est très agréable mais c’était pas du tout une motivation première.’ ‘E : Á l’usage, c'est-à-dire ?’ ‘A : Ben c'est-à-dire que même si ce n’était pas pour ça (ton insistant) que je suis venu habiter, parce que ça s’est fait comme ça, c’est vrai que c’est agréable de vivre ici aussi pour ça, parce que le décor je dirai, la toile de fond est agréable… »’

Pour terminer, rappelons qu’Alexandre cherche au moment de l’entretien a vendre son appartement pour en racheter un dans un périmètre de « 500 mètres ». Il s’est pour cela adressé à l’agence immobilière spécialisée La Garçonnière :

‘« Là on cherche depuis deux mois on va dire, et j’ai restreint mon périmètre de recherche plus qu’à l’époque, ça c’est net ! J’me plais bien dans ce quartier, c’est vraiment là que je cherche…enfin, pas loin, on va dire dans un rayon de …500 mètres d’ici (rires) […] J’irai plus par exemple habiter Bastille, alors qu’à l’époque j’aurai trouvé un truc bien à Bastille j’y serai allé, de même que j’irai plus à République. Mais ça, je sais pas si vous avez regardé d’autres enquêtes immobilières, enfin pas spécialement gay, mais très souvent les gens cherchent à rester dans le même quartier, très souvent les gens reviennent au final au même endroit ou ne bougent pas beaucoup en fait, parce qu’on aime bien on a nos petits repères, notre boucher, notre boulanger »’

Sans forcer davantage le trait, on peut simplement imaginer que le motif gay n’est pas totalement absent dans les choix d’Alexandre : il ne l’était pas lors de son installation initiale en provenance du 20ème, il ne l’est pas totalement non plus dans sa volonté de rester dans les limites étroites du cœur gay du Marais, quitte à traiter avec une agence immobilière labellisée gay. Cet exemple n’est pas isolé et traduit l’effet dominant du quartier gay dans les choix de nos enquêtés : s’il est rarement le seul motif premier du choix, il est rarement totalement absent dans les processus de recherche de logement. C’est d’autant plus vrai que de nombreux éléments mentionnés comme critères de choix ont tendance à masquer provisoirement l’homosexualité dans les entretiens avant qu’elle ne réapparaisse plus tard. Il en va ainsi de la centralité, de l’animation et des distances travail-domicile. Derrière chacun de ces éléments, se déploient par la suite, les modes de vie des enquêtés et ce que représentent concrètement, pour eux, « le centre de la ville », « l’animation d’un quartier » ou « le lieu de travail ». Pour plusieurs enquêtés montréalais, l’activité professionnelle est liée à l’homosexualité : Denis est barman dans un bar gay, Silvio aussi, Marc-André travaille pour la SDC du Village, François aussi, Martin est gérant du Tango à quelques mètres de son appartement. Leurs lieux de travail sont dans le quartier et lorsque François explique apprécier le fait de « pouvoir être à la maison en 5 minutes, en rentrant, même pour manger à midi », on comprend comment son homosexualité, son travail et son lieu de résidence ont partie liée. De même, derrière l’animation d’un quartier, on peut se demander ce qui fonde pour les enquêtés l’idée d’un quartier « animé » ou « vivant ». Or, la plupart des réponses à ce sujet met en relief une animation commerçante, culturelle et piétonnière où se mêlent étroitement images de la rue gentrifiée et théâtre de la rue gay :

‘« Ben c’est ça qui est appréciable ici, c’est l’animation, les rues, c’est vrai que c’est agréable de se balader, se poser en terrasse, y a toujours du monde, de l’animation, des beaux garçons aussi (rires) Ben oui, les gays ça fait toujours de l’animation dans un quartier, c’est toujours comme ça ! Puis c’est le côté parisien aussi du quartier avec les p’tits restos, les cafés, ici on se régale pour ça » (Éric, 46 ans, cadre financier de banque, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Dans ces conditions le rapport au quartier des enquêtés n’est pas indépendant de son statut de quartier gay, y compris au moment de s’y installer. On reviendra en détail sur les variations sociologiques orientant ces choix résidentiels plus ou moins « gays ». Pour l’heure, le « motif gay » occupe un statut particulier dans le matériau : si certains enquêtés revendiquent ce choix résidentiel identitaire, la plupart d’entre eux est plus ambivalente à ce sujet. On constate une forme d’attirance à l’égard du quartier gay mais elle peut être nuancée par une forme d’inquiétude ou de questionnements sur le sens de ce choix. Par ailleurs, c’est souvent l’usage qui permet d’apprécier a posteriori cette localisation résidentielle spécifique. Enfin, derrière d’autres motifs déterminants du choix d’un espace résidentiel, des logiques propres aux gays apparaissent : des activités professionnelles liées au milieu et au quartier gay, des représentations de la centralité et de l’animation urbaine en partie polarisées par la présence de lieux gays et la distance vis-à-vis du cœur de la vie gay urbaine.

Finalement, le quartier est choisi pour des raisons variables et polysémiques. Certains choix et certaines raisons invoquées apparaissent relativement « classiques » : on choisit ce quartier et pas celui-ci parce qu’il est plus ou moins pratique au quotidien et qu’il est plus ou moins accessible financièrement. Néanmoins, on choisit aussi le Marais et le Village pour des raisons observables dans d’autres contextes gentrifiés et auprès d’autres populations de gentrifieurs : le quartier apparaît plus central, plus animé et plus vivant que d’autres espaces résidentiels possibles. Ces qualités mentionnées pour les deux quartiers évoluent avec le temps : le trop plein de l’animation du Marais depuis les années 2000 peut notamment amener à privilégier des portions du quartier moins surchargées et bruyantes. Ceux qui peuvent ainsi choisir réellement vont privilégier certaines rues du 3ème arrondissement ou de l’est du 4ème au détriment de secteurs au statut « infernal » : la rue des Francs-Bourgeois et, paradoxalement, certaines des rues les plus gays de Paris (Archives, Temple). Pour ce qui est du caractère gay du quartier, il est revendiqué par certains, formulé prudemment, exclu ou rejeté par d’autres. Son caractère déterminant semble plus prononcé pour les générations les plus anciennes (y compris lorsqu’elles s’installent tardivement dans le quartier), pour les gays ayant d’une manière ou d’une autre connu des parcours homosexuels « problématiques » (difficile acceptation par la famille, ou par soi-même) comme nous le verrons par la suite. L’association entre homosexualité et choix du quartier gay n’a rien de mécanique mais transparaît souvent à travers ce qui fait pour les enquêtés la centralité, l’animation et l’agrément d’un quartier. Ce que sont nos enquêtés et la manière dont ils vivent en ville ont partie liée avec leur installation dans le Marais ou le Village. Derrière le hasard ou les heureuses surprises du marché immobilier, les processus de recherche de logements, les conceptions de ce qu’est un espace résidentiel agréable et les parcours individuels montrent que le choix du quartier répond à des critères de jugement et des priorités parfois énoncés précisément. Le plus souvent des « motifs classiques » sont imprégnés par des « motifs gentrifieurs » et des « motifs gays » qui rappellent que nos enquêtés sont certes des citadins, mais des citadins d’un certain type. On a vu par exemple comment les modes de vie, la fréquentation de certains lieux gays et certaines pratiques professionnelles pouvaient construire des rapports aux espaces résidentiels particuliers et favoriser le choix du Marais ou du Village. Cette composante du rapport au quartier permet d’enrichir encore la compréhension du sens de la séquence résidentielle dans les parcours individuels dont nous allons à présent dresser un bilan synthétique en forme de typologie63.

Notes
62.

C’est d’autant plus vrai que nos enquêtés étaient recrutés sur ce critère et qu’il en avaient connaissance. On les contactait au motif qu’ils étaient gays et qu’ils habitaient le Marais ou le Village.

63.

On rappelle qu’une typologie fait ressortir des traits saillants idéalisés pour chaque type, ce qui explique notamment que certains cas individuels puissent relever de plusieurs types ou d’une combinaison de types.