2.3.a. Le « refuge » gay.

Le type « refuge » désigne la configuration dans laquelle le quartier apparaît comme un lieu investi, voire recherché, parce qu’il offre un environnement sécurisant, épanouissant et en conformité avec ses propres attentes homosexuelles. Dans ce cas, les entretiens montrent souvent des parcours dans lesquels l’homosexualité a eu visiblement un effet déterminant sur plusieurs choix et dans plusieurs domaines de sa propre vie, y compris dans le domaine résidentiel. Ce type de rapport au quartier est celui qui ressemble sans doute le plus aux représentations médiatiques et littéraires de la fuite homosexuelle vers la ville et son eldorado gay. Mais il est loin d’être hégémonique et concerne essentiellement certains gays.

Il s’agit généralement des gays pour lesquels l’homosexualité a été la plus difficile à vivre parce qu’elle prenait place dans des contextes socioculturels et familiaux hostiles ou qu’elle était vécue au moins en début de carrière comme un problème, une difficulté ou un handicap. On comprend pourquoi on retrouve ici les gays les plus âgés, les moins bien dotés en ressources socioculturelles et relationnelles alternatives et aussi les gays les moins diplômés dans notre corpus ou les gays dont les origines étaient les plus populaires et avec lesquelles ils ont moins rompu, moins brutalement et moins rapidement que d’autres. Les enquêtés les plus âgés sont ceux qui déclarent le plus souvent et le plus explicitement avoir choisi le quartier parce qu’il était le quartier gay. L’installation dans le Village correspond ainsi au sentiment très fort de rejoindre les siens, de se reconnaître dans son propre monde :

‘« Je voulais rester avec mon milieu, je cherchais dans ce quartier-là, je me sentais plus protégé dans cette place […] Ici, je suis avec mon monde » (Michel, 60 ans, employé, couple non cohabitant, locataire, Village)
« Moi j’me sens en sécurité dans le Village, quand je me balade j’connais un peu tout le monde partout et puis faut dire que le gay il va vite reconnaître l’autre gay, le straight lui il comprendra pas, mais nous on se reconnaît, c’est comme ça, tu peux pas l’expliquer » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

Cette installation résidentielle accompagne chez eux une connaissance et une fréquentation précoce du quartier gay pour y sortir, venir y manger, y danser, mais surtout pour y faire des rencontres, essentiellement sexuelles. Le logement peut même devenir pour certains un poste d’observation et le centre de stratégies sexuelles peu communes :

‘« A 3 heures du matin, j’pouvais avoir un gars comme je voulais sur la rue, tu ouvrais ta porte tu le regardais, tu le faisais entrer, puis tac à tac, si tu veux pogner un gars l’été tu te mets tout nu dans le jardin là, c’est facile, ça va vite […] Moi j’vois du monde passer, tu vois ce que t’aimes voir, t’es voyeur en fait, ici j’ai un balcon, et y en a qui se fourrent en bas là, juste en bas alors c’est bien » (Michel, 60 ans, employé, couple non cohabitant, locataire, Village)

La manière de vivre son homosexualité peut sembler paradoxale chez ces enquêtés. D’un côté, l’homosexualité a fortement déterminé des décisions professionnelles et résidentielles : en ce sens, elle a un effet sur leur mode de vie. Au cours de sa vie, Michel décide visiblement de ses lieux de résidence en fonction de leur potentialité sexuelle. Lorsqu’on lui demande pourquoi et comment il s’est installé à Laval, il répond :

‘« C’était bien, oui, à Laval ça marchait bien, tu peux faire des choses là bas, tu peux faire les toilettes, les parcs là, tu peux t’avoir du cul très facilement dans le coin, à deux pas de chez toi aussi ! »’

On serait tenté de dire que, chez Michel, tout est d’ailleurs sexuel et homosexuel. Plusieurs questions non sexuelles aboutissent à des réponses engageant la sexualité. On lui demande s’il a « rencontré beaucoup de monde dans le quartier »,  il répond : « ben oui, beaucoup de sexe oui », on lui demande s’il a « une activité particulière dans le quartier, un sport, des loisirs, une association », il répond : « ah oui, le sexe ! Je suis très solitaire moi, je vis pour moi ». Sur sa jeunesse dans le Village, Raymond affirme, quant à lui :

‘« 95% de ma vie c’était le sexe […] J’ai vu un mois, j’ai emmené 31 gars chez moi là, un gars par jour là, tous les soirs et jamais le même » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

Cette homosexualité, particulièrement sexuelle, reste souvent cachée et non affichée, notamment auprès des proches et de la famille, elle n’est pas tant sociale que définie par ses dimensions sexuelles et la pratique même :

‘« Les gens le savent pas, ils s’en doutent peut-être mais je leur dis, quand tu m’auras vu coucher avec quelqu’un, avec un gars, tu pourras dire que je suis gay » (Michel, 60 ans, employé, couple non cohabitant, locataire, Village)
« Je n’ai jamais ressenti le besoin de le dire, ça veut pas dire que j’ai pas assumé, ça veut jute dire que pour moi, c’est la vie privée des gens, ce que je faisais de mes nuits, ça ne regardait pas mes parents […] C’est difficile pour vous de comprendre, c’était une époque aussi, moi j’étais fils d’ouvriers, mes parents je sais pas…s’ils savaient que ça existait même ! » (Gérard, 65 ans, employé retraité, célibataire, propriétaire, Marais)

L’arrivée dans le Village ne modifie pas tellement les manières de vivre, ni même la pratique des lieux gays du quartier. En revanche, elle procure visiblement un sentiment de bien-être et d’accomplissement de son homosexualité. On s’y sent en sécurité, on apprécie l’entre-soi, et à Montréal, on se reconnaît souvent comme membre de la communauté gay, sans que cette appartenance n’apparaisse gênante ou réductrice. Pour les plus jeunes, ce sont uniquement les gays d’origine populaire arrivés il y a peu dans le quartier qui adoptent ce rapport sécurisant et épanouissant au quartier :

‘« Clairement, moi je me sens à l’aise dans le quartier parce que voilà, je me sens en sécurité, j’vais pouvoir tenir la main de mon copain sans m’poser de questions, et ça c’est super agréable, je veux dire par rapport à la province, tu vois on se disait l’autre jour avec Anthony, on vit vraiment dans un cocon, on se sent vraiment dans un cocon, protégés et tout, pas forcément déconnectés, mais tu le sens par rapport à d’autres quartiers, même à Paris » (Damien, 26 ans, en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Marais)

Pour les plus anciens, le rapport au quartier est souvent teinté de nostalgie : certains semblent dépassés par les transformations du quartier, son changement de sociologie résidentielle et l’évolution des lieux et des publics gays. Ils évoquent le bonheur passé d’une homosexualité conviviale et culturelle pour certains, mais aussi marginale, sexuelle et secrète pour d’autres :

‘« Nous, on a connu un âge d’or je crois, on sortait au Fiacre, à Montparnasse, c’était une vie homosexuelle très sociable et on aimait la littérature, les intellectuels, c’était très festif aussi, le Fiacre j’aimais beaucoup parce qu’il y avait cette ambiance très particulière, ça n’avait rien à voir avec les jeunes d’aujourd’hui qui s’affichent dans les bars là » (Gérard, 65 ans, employé retraité, célibataire, propriétaire, Marais)
« Nous les plus vieux, notre homosexualité on la garde pour nous. Mes voisins n’ont pas à savoir ce que je fais. Les jeunes veulent que tout le monde le sache et y en qui aiment ça, alors que si tu suis ton chemin, moi j’ai suivi mon chemin, mais j’ai jamais eu de problèmes parce que je faisais ma vie en cachette » (Michel, 60 ans, employé, couple non cohabitant, locataire, Village)

On constate d’ailleurs que ce décalage correspond aussi à une conception séparatiste de l’homosexualité dans laquelle hétérosexuels et homosexuels constituent deux mondes à part. L’humour de certains ne doit pas masquer non plus un séparatisme des genres assez spectaculaire et un rejet marqué des femmes :

‘« Dès qu’il y a des femmes mêlées dans le monde gay, c’est un fiasco, parce que ce n’est pas leur monde et de toute façon les lesbiennes n’aiment pas les hommes » (Michel, 60 ans, employé, couple non cohabitant, locataire, Village)
« Les filles, soit elles supportent pas les gays, soit elles jouent les filles à pédé […] La fille à pédé, elle n’a que des copains gays, elle est un peu amoureuse d’eux en fait, c’est la bonne pote des pédés qui baise jamais en fait, moi ça m’gonfle ça, j’évite ce genre de meufs du Marais » (Damien, 26 ans, en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Marais)

Le sentiment de refuge ou de cocon exprimé en entretien n’est compréhensible que dans des parcours où l’homosexualité a suscité des expériences difficiles, chez les plus âgés mais aussi chez des gays de moins de 35 ans. C’est notamment le cas des gays issus de milieux populaires n’ayant pas connu les ascensions sociales les plus fulgurantes. Ils sont peu nombreux puisqu’ils ont moins accès que d’autres à un logement dans le quartier. Lorsqu’ils y parviennent pourtant, le sentiment de sécurité que procure le quartier se traduit par un ancrage fort aux lieux. Damien en est un exemple : « je ne sors pas du 4 ème arrondissement de la journée ». On doit signaler que cette manière de vivre le quartier comme un refuge intervient également dans des parcours autres. Simon n’est ni très âgé, ni issu de milieu populaire et vit en couple stable depuis des années. Il déclare lui-même avoir eu du mal à accepter son homosexualité et c’est l’enquêté le plus catégorique sur le choix du Marais :

‘« Absolument, c’était capital ! On voulait habiter près du Marais de toute façon, ça c’était clair, 4ème, 3ème c’était ça, limite 11èmemais on voulait des trucs gays, absolument, c’était absolument impératif, c’était clair, net et précis, ça c’était capital oui ! […] Mais c’était pour l’ambiance générale je crois. On avait envie de voir quelque chose qui était différent, qui n’était pas calibré hétéro quoi, je veux pas dire qu’on en a souffert a Strasbourg, mais on avait envie de vivre quelque chose de différent » (Simon, 48 ans, psychiatre hospitalier, couple cohabitant, propriétaire d’un appartement familial, Marais)

D’une certaine manière, c’est à partir du moment où l’identité homosexuelle pose problème qu’elle devient structurante, ceci étant plus probable dans des milieux populaires, des générations anciennes et des entourages hostiles, mais cela peut aussi constituer un problème personnel dans d’autres milieux. Pour finir, les réfugiés sont également ceux qui déclarent le plus spontanément habiter « dans le Marais » ou « dans le Village », y compris lorsqu’ils vivent à la limite de ses frontières géographiques. Leurs représentations du quartier sont également marquées par l’identité gay du quartier : lorsqu’on leur demande de délimiter le Village ou le Marais, ils mobilisent la concentration et la présence de lieux gays comme indicateur territorial des limites du quartier. Pour les refugiés, l’installation dans le quartier est reliée à son caractère gay, voire à l’attrait d’un modèle de vie relativement communautaire. Se traduisent spatialement des résultats et des parcours homosexuels identitaires déjà connus par ailleurs : un fort investissement dans les modes de vie communautaire chez les gays issus de milieux populaires et chez les générations homosexuelles les plus âgées (Adam, 1999). Les réfugiés correspondent ainsi aujourd’hui à des profils sociologiques peu concernés a priori par la gentrification. Néanmoins, ils peuvent y prendre part pour trois raisons. D’abord, ils sont arrivés plus tôt dans le quartier : les retraités d’aujourd’hui étaient des actifs des classes moyennes, en ascension sociale et célibataires lorsqu’ils sont arrivés. Ils correspondaient pour partie à des « aventuriers du quotidien » des années 1970 et 1980 (Bidou, 1984). Ensuite, leurs modes de vie relativement atypiques (sexualité, attrait communautaire pour certains) peuvent parfois être assimilés à une marginalité sociale qui fonctionne comme un ressort de la gentrification, au même titre que pour les groupes d’artistes dans certains quartiers. Enfin, s’ils ne sont pas des gentrifieurs par leurs parcours et leurs attributs sociaux, on se demandera si leurs modes de vie dans le quartier ont malgré tout à voir avec ceux des gentrifieurs plus aisés (chapitre 8).