2.3.b. Le quartier comme aboutissement.

Le type « aboutissement » désigne des contextes bien différents : il correspond aux parcours dans lesquels l’accession résidentielle au Marais ou au Village vient « couronner » un parcours socio-professionnel ascendant et une homosexualité socialement acceptable, souvent vécue en couple et dans l’aisance financière. Le quartier vient renforcer une position sociale favorisée et un parcours homosexuel vécu comme moins problématique mais aussi moins structurant. Par opposition à des gentrifieurs, souvent marginaux, qui compensent par l’espace résidentiel, des positions professionnelles et socio-économiques fragiles ou marginales (Bidou-Zachariasen, 2008 ; Collet, 2008), le quartier apparaît ici comme une ressource socio-spatiale sur le mode du cumul.

Cette situation concerne ainsi des gays plus fortunés et beaucoup plus diplômés, généralement âgés de 40 à 50 ans, exerçant des professions de cadres supérieurs. Ils ont souvent connu des parcours d’ascension sociale ou au moins la reproduction d’origines familiales favorisées. Professionnellement stables, ils le sont aussi plus souvent affectivement et conjugalement : on retrouve ici une bonne partie des couples les plus stables que nous avons rencontrés, mais aussi des accédants à la propriété dans le Village et surtout dans le Marais. Du point de vue de la palette des gaytrifieurs, on trouve principalement ici les gaytrifieurs fortunés et quelques couples de gaytrifieurs classiques de notre typologie initiale : c’est notamment le cas, à Montréal, de François et Stefan, Gaël et Dominique et à Paris, d’Alexandre et Jean-Michel, Frédéric, Benoît ou David et Sébastien. L’installation résidentielle et les pratiques du quartier viennent renforcer les trajectoires d’ascension et constituent un aboutissement dans des parcours homosexuels plus favorables : l’accession à la propriété, la cohabitation conjugale et la sécurité économique accompagnent une relation positive au quartier perçu comme un décor agréable « couronnant » la conquête de modes de vie gays. Nés dans les années 1960, ces individus ont eu 20 ans dans les années 1980 et ont, pour la plupart, vécu leur entrée en homosexualité au moment où celle-ci était dépénalisée et apparaissait plus visible socialement (Martel, 2000 ; Jackson, 2009). Une partie d’entre eux correspond probablement à la génération des « conquérants » décrite plus tôt (chapitre 6). Si l’homosexualité semble aujourd’hui bien vécue, elle n’est pas pour autant mise en avant ni réellement structurante. Benoît en tient compte parfois mais s’en « fout un peu » :

‘« La présidente du conseil syndical elle avait déjà demandé si on comptait habiter là, bon et puis elle nous avait sorti une phrase bizarre : bon vous savez on n’est pas trop favorable à l’évolution du quartier », donc on avait trouvé que c’était un peu limite quand même par rapport au fait qu’on soit deux garçons. Après, moi je m’en fous un peu, je veux dire, les gens se doutent bien qu’on est ensemble quand il voit les deux noms sur la boîte aux lettres, c’est vrai que c’est quand même quelque chose auquel moi je pense si j’emménage dans un immeuble, mais on n’a jamais eu de problèmes vraiment, non, aucun problème, mais moi je suis pas du genre à aller me présenter genre bonjour je suis gay et je vis avec lui, non ça non ! » (Benoît, 43 ans, cadre financier dans la banque, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Pour eux, l’accomplissement est multiple et cumulatif : c’est à la fois le sentiment d’avoir réussi professionnellement et socialement, mais c’est aussi celui d’avoir géré son homosexualité d’une manière progressive pour parvenir à cumuler les satisfactions : être gay et être interrogé par un sociologue en tant que tel, être gay et habiter au cœur de la vie gay, être gay et être en couple stable, être globalement visible, reconnu, voire valorisé en tant que gay, de classes supérieures, propriétaire, membre d’un couple. Ils sont souvent les enquêtés les plus bavards en entretien, mais aussi les plus occupés dans leur emploi du temps et, par conséquent, les moins faciles à rencontrer pour les entretiens. Faisant souvent preuve d’une grande réflexivité sur leur propre vie, ils reviennent parfois sur ce sentiment d’accomplissement. Frédéric en parle à plusieurs reprises en associant le quartier à la réussite, à sa « projection fantasmatique », mais aussi à son identité sociale :

‘« Pour moi, le moment fort avec le quartier, oui c’était ça, j’avais des émotions dans le premier studio, l’impression que j’avais atteint une étape de ma vie, j’me disais bon j’ai réussi ça, et quand même en tant que pédé, ça avait vraiment du sens ! […] J’me revois me préparer dans cet appart-là, avant de sortir, avec un sentiment d’atteindre un truc que j’avais rêvé depuis longtemps, le moment où une projection fantasmatique coïncide avec la réalité, tu vois […] Y a un truc de rapport à la propriété aussi, tu vois, quand t’es pédé, je pense que ça a du sens, un jour, de te dire bon je vais acheter un appart dans LE Marais quoi. Même par rapport à mes parents, c’était important que je le fasse. Je me disais bon, être propriétaire, posséder un truc, ça me fait pas bander quoi, mais en fait je me rends compte que ça a vraiment du sens pour moi, y compris parce que je suis pédé, que j’ai la vie que j’ai » (Frédéric, 39 ans, critique cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Les parcours résidentiels de ces individus sont marqués par une progression régulière dans des logements et des quartiers de plus en plus valorisants. Cette ascension accompagne l’ascension sociale et culturelle depuis les origines familiales. Ces parcours socio-résidentiels sont sans doute les moins instables parmi nos enquêtés, hormis lors des transitions études - premier emploi. Ils opposent aussi les anciens lieux de résidence au quartier actuel sur un mode assez négatif : la province, le quartier où il ne se passe rien. Ils sont également particulièrement exigeants en termes de logements et de confort. Ce dernier point permet de comprendre certains projets de départ du quartier ou certains départs effectifs comme celui de Philippe qui cherchait une maison ou un loft à aménager à sa guise en quittant le Marais en 1993. C’est d’autant plus compréhensible dans leurs cas, que l’attrait pour le quartier gay en tant que tel n’est pas vécu sur le même mode que les réfugiés. Les « aboutis » ont souvent beaucoup fréquenté le quartier et ses lieux gays avant d’y habiter mais ces pratiques et cet attachement identitaire déclinent, chez eux, avec l’âge et la mise en couple. Les propos de Jérôme résument des relations au quartier observables chez de nombreux enquêtés de ce type :

‘« C’est très sympa quand t’es célibataire, ça l’est beaucoup moins quand t’es en couple […] J’y ai passé tout mon temps, j’y ai vraiment dépensé des fortunes, j’ai traîné comme tu imagines même pas dans les bars, ah mais tous les soirs, tous les soirs, j’rentrais du boulot j’passais chez moi, j’enlevais ma cravate et j’rejoignais les copains au bar, jusqu’à ce que ça ferme […] J’avais plein de copains dans le quartier  mais c’est quelque chose qui fait plus partie de ma vie, qui en fait beaucoup moins partie en tous cas, mais c’est lié à l’âge aussi, bon c’était un truc de jeune ça, après moi j’ai mon boulot, mon mec, ma vie de quarantenaire tranquille, je vois mes copains, tout ça, mais ça a passé ce truc des bars pour moi » (Jérôme, 37 ans, directeur commercial, couple cohabitant, locataire, Marais)

S’ils apprécient le décor gay local et l’idée de pouvoir y accéder rapidement et facilement, de fait, ils en ont un usage moins intense que par le passé. On constate enfin que les « aboutis » s’installent généralement dans le Marais à partir du début des années 1990, et arrivent plus tard dans le Village. Ils ont pu passer un temps dans le Village mais y reviennent plus tard, mieux dotés économiquement et à présent en couple cohabitant. Le quartier correspond ainsi à la fois à leur vie homosexuelle souvent visible, connue de leurs proches et relativement stable, et à leur statut social de cadres supérieurs ou d’indépendants aisés, disposant du confort, de la centralité urbaine et de sociabilités intenses, gays mais pas uniquement. Ces ménages et individus correspondent aux franges supérieures du corpus : des gaytrifieurs fortunés arrivés en fin de processus ou des gaytifieurs culturels de haut-rang dans le Marais, des gaytrifieurs fortunés ou classiques dans le cas du Village où ils apparaissent clairement comme les plus favorisés du quartier. L’élévation sociale au sein de ce groupe de gaytrifieurs est corrélée aux conditions d’installation dans le quartier : plus ils sont favorisés socio-économiquement, plus ils sont arrivés tard et plus souvent ils sont propriétaires.