2.3.c. Lieu de passage et indépendance.

Le type « indépendance » concerne des individus nettement plus mobiles au cours de leurs trajectoires. Ils occupent souvent des professions indépendantes et ont des modes de vie tournés vers la centralité urbaine, typiques des gentrifieurs des métropoles. L’indépendance a plusieurs sens dans leur cas. Elle renvoie souvent à leur statut professionnel et à leurs fortes mobilités dans ce domaine, mais aussi à leur fréquent célibat, leur forte propension aux mobilités géographiques et résidentielles, et un moindre investissement dans les lieux et les normes homosexuels de type communautaire. Le quartier occupe une place plus ambiguë dans leurs parcours : il s’apparente souvent à un « lieu de passage » mais, ils y habitent, l’apprécient et l’investissent. Leur installation et leur rapport au quartier renvoient surtout à des motifs professionnels, des opportunités de logement et des modes de vie tournés vers les quartiers centraux, et pas à une identification homosexuelle. Ils peuvent se dire « de passage » dans l’appartement ou le quartier et attribuent souvent leur choix du quartier à des circonstances chanceuses, surtout liées à l’opportunité d’un logement accessible facilement :

‘« J’avais pas tellement le temps de chercher, c’était un copain qui habitait ici, et il m’a dit qu’il lâchait cet appart parce que lui il avait trouvé un autre appartement, donc j’suis allé voir son agence et c’est la seule agence que j’ai faite, donc j’ai eu du bol en fait… j’avais pas trop de garants tout ça donc là je suis tombé sur une agence, j’ai eu du bol là aussi, c’était une nana 70 piges, super folle qui me l’a donné en fait…mais là aussi j’ai eu du bol en faitparce qu’elle m’a vu, elle m’a dit ah vous êtes pas français, moi non plus, je suis grecque, la Méditerranée, c’est beau, tout ça, on a parlé de ça, de Corfou, puis elle m’a dit bon ben c’est vous qui avez l’appartement ! » (Karim, 33 ans, assistant de direction, célibataire, locataire, Marais)

D’emblée, ces enquêtés sont plus mobiles dans leurs parcours : ils ont eu des expériences résidentielles plus atypiques et plus nombreuses, ils ont connu des « galères », ont mis en place des bricolages résidentiels par moment. Ils valorisent beaucoup la centralité urbaine, la proximité des aménités du centre-ville : ils connaissent et fréquentent les lieux gays mais le quartier gay n’est pas un élément central de leurs parcours résidentiel ni de leurs manières de vivre au quotidien. Ils sont locataires de logements plus ou moins étroits mais ne vivent pas leurs conditions de logement sur un mode négatif : ils aménagent, bricolent, décorent. Même s’ils n’ont pas le sentiment d’avoir choisi ce quartier ou ce logement en tant que tel, cela n’interdit pas une appropriation du logement :

‘« Des fois, ça me prend donc je vais vouloir changer le coin bureau en coin canapé, et puis après je rechange deux semaines après, bon donc non, j’y passe pas beaucoup de temps, disons que j’aime bien…j’aime bien que ce soit mignon quoi ! Peut être que c’est mon côté un peu artiste aussi, genre comment faire du design dans un appartement tout pourri ? (rires) Bon, après, c’est pas très réussi peut-être» (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)

Ils ont néanmoins ont connu des mobilités importantes au cours de leur vie et continuent souvent à être mobiles au quotidien, notamment à l’échelle intra-urbaine : le lieu de travail peut ainsi être situé pour partie à domicile et pour partie dans plusieurs endroits de la ville. L’intérêt du quartier central apparaît alors d’autant plus décisif dans leur cas et le goût pour l’urbain et le centre urbain est très marqué chez ces enquêtés :

‘« La ville pour moi oui c’est plus important, m’enterrer en province non merci ! Pas maintenant en tous cas ! Je suis urbain ça c’est sûr et j’irai pas non plus en banlieue, enfin sauf si je voulais acheter un appart peut-être, mais bon après si tu vis à Paris autant être en plein dans Paris, sinon ça n’a pas d’intérêt » (Laurent, 31 ans, chercheur en CDD, célibataire, locataire, Marais)

Concernant les parcours sociaux, les origines sont variées mais les trajectoires sont surtout caractérisées par l’instabilité professionnelle, la prédominance des professions et activités artistiques et culturelles, les formes d’emploi atypiques. Les études sont généralement longues mais différentes des « aboutis » : chez leurs prédécesseurs, on relevait des études longues de type scientifique ou commercial (écoles d’ingénieurs, de commerce, notamment), ici on change d’univers, y compris pour les plus diplômés (études universitaires en histoire de l’art, sciences humaines, lettres, écoles de design). Certains ont développé aussi des formes d’autodidaxie. Denis, 43 ans, a interrompu ses études de géographie avant leur terme mais a continué à se passionner pour la cartographie et l’urbanisme en multipliant les lectures, les prises de vue de Montréal, les réflexions aussi sur « la ville comme énergie », ce qui explique son enthousiasme pour l’enquête et son investissement comme informateur privilégié lors du séjour à Montréal64.

Ces enquêtés ont toujours réussi à s’en sortir professionnellement et économiquement en mobilisant leurs réseaux de connaissances, leurs activités de loisirs, leurs goûts pour la culture et éventuellement, à Montréal seulement, des réseaux de connaissance gays dans le Village (Denis, Silvio). Pour autant, leur homosexualité occupe une place moins centrale dans leurs modes de vie et leurs parcours : elle apparaît moins structurante du point de vue identitaire et du point de vue des pratiques. Surtout, elle n’est pas un support d’identification à une communauté homosexuelle, que les enquêtés critiquent souvent et qu’ils maintiennent à distance de leur identité sociale. L’homosexualité apparaît alors sous deux formes principales dans leurs parcours. D’une part, en début de carrière gay, on retrouve des étapes similaires aux autres groupes : « découverte » de son homosexualité, plus souvent que les autres, déclaration de celle-ci à l’entourage, fréquentation des lieux gays et des deux quartiers. Mais avec le temps, et même si l’on continue à les fréquenter parfois, une prise de distance concrète et surtout symbolique se dessine. Ils peuvent ainsi avoir apprécié le quartier et ses lieux gays avant d’y habiter et en apprécient encore certains (le Duplex notamment, dans le Marais) mais ont souvent un regard critique et un sentiment de lassitude à l’égard du quartier gay en général, on y reviendra par la suite. D’autre part, l’homosexualité est présente dans leur vie lorsqu’elle est associée à d’autres attributs : principalement la mode, la culture, la connaissance, les amitiés les plus solides, les relations professionnelles. C’est une homosexualité plus sélective et distinctive socialement que simplement communautaire. Par exemple pour Boris, Stéphane ou Karim, les ambiances « pédés » fréquentées et appréciées conjuguent l’homosexualité à l’avant-garde culturelle à tel point que l’avant-garde culturelle peut également être non spécifiquement homosexuelle. C’est davantage les lieux, les personnes, les événements et les activités « branchées » et « alternatives » qui sont déterminantes que leurs équivalents gays. Il se trouve que leurs amis et modes de vie « branchés » sont aussi gays, « mais pas seulement » ettout réside précisément dans ce « pas seulement ». Ces logiques de différenciation et de distinction sociale se traduisent d’ailleurs par la description et la pratique de frontières internes aux deux quartiers et sur lesquelles nous reviendrons par la suite (chapitre 8). Les enquêtés parisiens privilégient notamment le nord du Marais et le 3ème arrondissement, plutôt que les artères les plus animées et les surchargées du 4ème arrondissement. Dans le Village, les rues Amherst et Beaudry peuvent être plus investies que l’artère de la rue Sainte-Catherine.

Les dénominations employées pour désigner son lieu de résidence sont plus variées et moins associées aux termes identifiés précédemment, notamment pour le Marais et les enquêtés parisiens de ce groupe. Habitant rue du Trésor, Renaud ne s’identifie pas au Marais : « Moi, j’dis Hôtel de Ville, non j’dis pas Marais non ». Stéphane, habitant rue des Arquebusiers s’identifie plutôt à « République » malgré un éloignement relatif au quartier République :« Non j’dis pas Marais je crois, j’dis plutôt 3 ème ou République ou oui, près de République ». Les indépendants n’ont ainsi pas choisi le quartier gay en tant que tel, mais s’installent dans le Marais et le Village gaytrifiés. Le quartier occupe une place paradoxale dans leurs parcours : il est à la fois un lieu de passage parmi d’autres, mais correspond en même temps à certains de leurs attributs sociaux et de leurs goûts citadins. Clairement située parmi les gaytrifieurs marginaux, cette frange des habitants gays entretient un rapport spécifique au quartier entre ancrage et mobilité, investissement et passage.

Notes
64.

Intérêt réciproque pour nous, Denis étant, de plus, barman dans un bar gay du Village.