2.3.d. Opportunisme et « quartier-tremplin ».

Le type « opportunisme » concerne des gays de classes moyennes, âgés de 27 à 45 ans, aux origines diverses. S’ils ne manifestent pas apparemment d’engagement identitaire ou communautaire homosexuel très marqué, ils apprécient et fréquentent les lieux gays du quartier. Cette catégorie est la plus variée sociologiquement mais ce qui en fait l’unité est la manière dont le quartier apparaît comme une opportunité saisie et investie sous différentes formes dans le parcours des individus qui la composent. Ils y sont plus ancrés par l’usage que par une réelle volonté d’habiter ici, mais y trouvent des ressources sociales et spatiales qu’ils investissent durablement et qui viennent modeler ce qu’ils sont pour le quartier et ce que le quartier recouvre aussi dans leurs trajectoires.

Du point de vue des parcours sociaux et résidentiels, on constate ici la présence des origines populaires associées aux mobilités ascendantes, mais aussi d’origines sociales plus diversifiées. De même, du point de vue des positions acquises, ce groupe est majoritairement composé de gaytrifieurs classiques avec toute la diversité que celui-ci contient. Dans ces parcours, deux éléments caractéristiques ressortent : d’une part, la conscience et la description d’écarts générationnels avec leurs parents au sujet des modes de vie, notamment familiaux et culturels et d’autre part, la fréquentation relativement précoce des lieux gays, limitée dans leurs cas, aux deux quartiers gays de Paris et de Montréal. Par ailleurs, ces enquêtés n’ont pas vraiment de parcours résidentiels types hormis le fait d’arriver tôt dans une grande ville, très souvent Montréal mais aussi Paris, dans ce cas précis. Cette hétérogénéité est accentuée par des écarts de niveaux de vie relativement importants. Pour le dire vite, on retrouve dans ce groupe des gays aux parcours et aux ressources sociales plus diversifiés que dans les trois catégories précédentes. De même, l’installation résidentielle dans le quartier a lieu dans des contextes très variés : en couple ou non, en location ou non, entre 25 et 43 ans, entre la fin des années 1980 à Montréal et les années 2000 pour les deux terrains. Elle est par contre vécue de manière très positive par tous et suscite en général une forme d’euphorie qui accompagne le sentiment qu’une nouvelle étape commence. S’ils disent d’ailleurs avoir choisi le quartier parmi tant d’autres, ils en apprécient, une fois arrivés, les aménités, l’animation socioculturelle, mais aussi les spécificités homosexuelles.

Ce qui est intéressant dans ces configurations, c’est précisément ce que le quartier inaugure, à savoir un investissement non anticipé auparavant. Cet investissement produit généralement des bénéfices sociaux, professionnels, relationnels et symboliques et se réalise dans des activités et des événements très variés. Il peut engager l’identité homosexuelle ou non et plusieurs individus y trouvent des ressources spécifiques qui fonctionnent comme des ressorts et des tremplins professionnels, relationnels et sociaux infléchissant en partie le cours des trajectoires sociales et biographiques.

C’est vrai dans le domaine professionnel, avec une forme très gay dans le Village, plus culturelle dans le Marais. Le quartier peut ainsi fournir des ressources pour des individus plus ou moins disponibles professionnellement, saisissant l’opportunité de leur présence locale pour fréquenter des lieux et des personnes qui les amènent progressivement à se rapprocher de possibilités d’emplois ou d’activités. Marc-André intègre peu à peu au cours des années 1990 les réseaux gays de la nuit dans le Village, gravit les échelons des emplois du secteur pour finalement reprendre successivement deux établissements phares du Village Gai, puis devenir l’un des businessmen gays les plus connus du quartier et intégrer la Société de Développement Commercial du Village. Il est depuis l’entretien devenu agent immobilier spécialisé dans le Village, auprès des gays. On comprend mieux pourquoi l’installation dans le Village a fait « basculer » sa vie comme il le dit : l’installation résidentielle a offert des possibilités nouvelles qui ont d’une certaine manière transformé ce qu’il était ou envisageait d’être. Marc-André nourrit d’ailleurs un attachement objectif (relationnel, résidentiel, professionnel) mais aussi affectif au quartier :

‘« Quoi qu’il arrive, j’veux garder un logement dans le Village de toute façon, jusqu’à ma retraite […] J’suis content d’avoir vu le Village grandir, je me sens privilégié, je vois à quel point la cause gay elle a rejoint celle du quartier, et inversement on peut dire aussi » (Marc-André, 39 ans, cadre commercial, en couple cohabitant, locataire en cours d’achat, Village)

D’une manière différente, Tony et Vincent ont aussi investi et profité du Marais dans leur parcours professionnel de designer. Il s’agit, dans leur cas, du Haut-Marais des galeristes à la mode et de la rue Charlot. L’entretien montre comment ce petit secteur a joué comme un catalyseur de leur trajectoire de designers, notamment avec l’aide d’un célèbre galeriste pionnier du quartier. Habitants du quartier, jeunes designers, ayant installé leur atelier dans le Haut-Marais, ils cumulent ici les réseaux professionnels, amicaux et de voisinage dans un petit monde « branché » où l’homosexualité et la mode semblent d’ailleurs omniprésents :

‘« C’était quand même lié à la mode, à la culture, et c’était un peu le quartier un peu branché oui. Mais on aurait été un plus âgés on serait sans doute allé à Saint-Germain, on aurait été plus âgés et bourgeois, on serait allé à Saint-Germain, ou alors encore plus tôt, je veux dire, une dizaine d’années avant, un peu plus intello, on serait peut être allé à Saint-Germain, au quartier latin, c’est possible, je sais pas. J’pense que le Marais a pris le relais à ce moment-là, ça a fait le relais avec d’autres quartiers qui commençaient eux à changer aussi, à être moins prisés un peu en fait » (Tony, 42 ans, designer, couple cohabitant, locataire, Marais)
« T : Bah tu connais pas Yvon Lambert ? C’est un des plus grands galeristes de Paris, dans l’art contemporain, qui est ici depuis 40 ans, et par un ami architecte qui avait travaillé dans sa galerie, on a rencontré la galerie d’Yvon Lambert et c’est aussi ce qui nous a introduit donc dans notre domaine artistique et dans le quartier aussi un peu
V : Oui, il a sa galerie juste à côté, rue Vieille du Temple, et il habite à côté…
T : Oui, après ça nous a donné d’autres relations, dans d’autres domaines aussi, mais il représente pour nous, il représentait pour nous quand on avait 25 ans, vraiment LE galeriste important ! Et je crois que c’est un des premiers qui a installé sa galerie dans le quartier d’ailleurs, il a vraiment lancé ça, puis on a commencé à travailler pour la galerie.
V : On l’a rencontré au moment où on a pris le bureau ici, en fait, on allait souvent manger dans le même restaurant puis on a discuté comme ça au début et on est devenus amis en fait » (Tony et Vincent, 42 et 43 ans, designers, couple cohabitant, locataires, Marais)

Á partir du quartier se construisent ainsi des amitiés et des relations professionnelles aux effets décisifs puisque Tony et Vincent s’engagent alors dans une ascension professionnelle fulgurante qui, en quelques années, les fait passer du statut de jeune couple d’étudiants designers à la reconnaissance internationale dans leur domaine65.

Le quartier peut, pour certains, constituer une ressources relationnelle et de sociabilité intense, qui mêle amitié, travail, culture et loisirs. Plusieurs de nos enquêtés parisiens ont construit à partir de certains lieux très précis, des groupes, voire des « clans » au fort ancrage spatial. Igor, Karim et Boris ont visiblement fait partie d’un même réseau ancré au Duplex, réseau composé de gays partageant des attributs « intellos », « branchés » et culturels. Ce « clan » a recoupé une partie de notre corpus de manière plus ou moins délibérée :

‘« Le clan, c’est les amis, après les amis des amis, après tu te retrouves avec leurs amis d’amis d’amis, les collaborateurs de tes amis, puis bon après ça fait des gens que tu connais comme ça, c’est pas forcément tes amis, mais c’est des connaissances en fait […] Surtout au Duplex en fait, et ça c’était après, un autre clan on va dire, ben là c’est Igor et toutes ses relations (rires) c’est des gens que j’ai connus au Duplex, c’est eux qui m’ont fait découvrir l’Marais, puis d’autres endroits, des soirées gays, des trucs de plus en plus mondains, tu vois c’est plus des soirées privées chez eux depuis quelques temps, mais à la base c’est vrai que le Duplex a vachement facilité les choses pour moi » (Karim, 33 ans, assistant de direction, célibataire, locataire, Marais)

Nous avons saisi ici en partie une composante du petit monde « intello pédé », trait saillant du Duplex comme foyer de gaytrification (chapitre 4). Pour certains de nos enquêtés, ce bar a joué comme une porte d’entrée relationnelle socialement sélective à l’égard du quartier.

Dans le Village, sous une forme plus communautaire et plus mixte socialement, ce sont des activités comme la chorale gay de Montréal, Ganymède, qui constituent un tremplin relationnel local. Nous avons recruté quelques enquêtés par le biais des répétitions de la chorale gay : elles avaient lieu dans une salle du centre communautaire de Centre-Sud et, à notre grande surprise, la grande majorité des choristes habitent le Village. Pour plusieurs d’entre eux, l’installation dans le quartier accompagne l’entrée dans la chorale et celle-ci ouvre le champ des sociabilités de manière considérable. Jean-Paul, 57 ans, et Pierre-Yves, 42 ans, évoquent le rôle décisif de cette activité culturelle dans leurs relations amicales qui sont simultanément des sociabilités de quartier. Pour Jean-Paul, ce processus s’apparente presque à la fonction de « refuge gay » du quartier, excepté le fait qu’il n’y a pas ici de volonté délibérée et initiale de rejoindre son monde et que l’homosexualité n’est pas vécue de manière aussi structurante d’un parcours. Il n’en reste pas moins que le quartier constitue pour eux une ressource relationnelle nouvelle et investie massivement : ils partent en week-ends avec d’autres choristes, les tournées internationales66 offrant l’occasion de vacances avec les amis de la chorale qui sont, le plus souvent, des voisins du quartier.

Un dernier exemple peut être évoqué à travers les investissements et engagements politiques locaux que le quartier suscite, permet et amène. L’enquête nous a amené à nous y intéresser dans le cadre du militantisme au sein des sections du Parti Socialiste du Marais. Là encore, les effets boule de neige ont contribué à interroger plusieurs militants des sections socialistes des 3ème et 4ème arrondissements. Au delà des relations sociales locales qu’amènent souvent l’appartenance à ce type de structures, on constate l’effet tremplin que peuvent jouer simultanément l’engagement politique et le quartier. Cet effet est spécifique au quartier et aux individus dans la mesure où tous affirment la forte présence des gays dans les sections. Deux cas individuels ont retenu l’attention : Quentin et Nicolas, âgés de 26 et 27 ans.

Nicolas, issu de milieux modestes, professeur d’histoire-géographie en banlieue parisienne s’installe dans le Marais parce qu’il est en couple avec Louis, 30 ans, dont les parents possèdent un appartement rue Rambuteau. Administrateur à l’Assemblée Nationale, Louis est issu d’une famille très aisée : pour Nicolas, la mise en couple constitue déjà un tremplin socio-résidentiel. Sous l’influence de Louis, il s’intéresse de plus en plus à la politique : tous deux entrent à la section socialiste du 4ème arrondissement lors des primaires socialistes de 2007. Fortement investis lors des élections présidentielles, ils participent intensément aux activités militantes locales (réunions, débats, tractages). Finalement, Nicolas est présent sur la liste socialiste de Dominique Bertinotti aux élections municipales de 2008 et devient conseiller d’arrondissement « en charge de la démocratie participative ». Ce parcours illustre d’abord comment le fait d’être un jeune professeur en ascension sociale, mais aussi un jeune gay, peut constituer un atout politique. Nicolas pense que son homosexualité n’est pas totalement innocente dans sa présence sur la liste socialiste : « non, c’est pas des quotas, mais bon, tu regardes toutes les listes du 4 ème , même l’UMP, tout le monde a mis des gays quand même ! ». Surtout, Nicolas n’a de cesse de valoriser cet engagement politique dans ce quartier-là : l’activité militante fournit des relations (autres militants, voisins, commerçants, élus locaux) et, réciproquement, « un quartier comme ça, ça donne plus envie de s’engager aussi, c’est sûr, parce qu’il y a des choses de qualité à préserver ». Le quartier peut, ici par l’intermédiaire du militantisme local, infléchir un statut social, construire une notoriété locale, renforcer une position sociale de classes moyennes et jouer comme un tremplin (Observatoire Social du Changement, collectif, 1986 ; Tissot, 2010a).

Le tremplin est encore plus net dans le cas de Quentin, militant socialiste plus précoce, qui raconte une discussion dans un taxi avec Dominique Strauss-Kahn où ce dernier lui aurait expliqué : « Toi, il faut que tu t’implantes dans le 3 ème , tu as tout pour réussir dans le 3 ème  ! ». Le « tout » englobe sans doute autant la jeunesse, les diplômes que l’homosexualité. Quentin n’habite pas encore le quartier lorsqu’il intègre la section socialiste du 3ème arrondissement, mais en gravit rapidement les échelons : ses réseaux municipaux lui offrent d’ailleurs un emploi à la mairie dans les services du logement et de l’urbanisme. Il s’installe alors dans le quartier puis est élu en 2008, 2ème adjoint du maire du 3ème arrondissement, et par la même occasion, devient conseiller de Paris. Pour Quentin, le statut de conseiller de Paris signifie des indemnités mensuelles de plus de 4000 euros bruts et l’engagement politique infléchit directement le parcours professionnel de Quentin. Le quartier du Haut-Marais constitue un tremplin : il fournit non seulement une sociabilité et une notoriété locale, mais aussi des revenus, du travail et un statut pouvant dépasser l’échelle locale cette fois-ci. Quentin est issu d’une famille d’instituteurs de la Picardie et n’a de cesse en entretien de mettre en avant les valeurs méritocratiques présidant au programme et au fonctionnement de son parti politique, à l’échelon municipal comme à l’échelon national. Dans son cas, le quartier est investi comme une ressource politique puis sociale qui fournit des bénéfices considérables, y compris lorsque la dimension gay n’est pas la plus visible dans ce processus.

Pour les « opportunistes », c’est bien le quartier comme ressource multiforme qui fait l’homogénéité du groupe. D’une manière ou d’une autre, il apporte des ressources dans des trajectoires très diversifiées et quelles que soient les conditions d’entrée dans le quartier. Celles-ci ne relèvent pas nécessairement d’un choix résidentiel affirmé, lié par exemple à son orientation sexuelle, mais une fois installés, ces individus profitent pleinement des possibilités qu’offrent le quartier pour en faire un tremplin biographique plus ou moins décisif. Ce rôle de ressource associe étroitement ce dernier groupe aux parcours et pratiques de gentrifieurs, dont l’une des caractéristiques est justement d’investir et de transformer une localisation spatiale en ressource sociale, de faire du quartier l’assise d’un capital spatial ayant des effets sur les différents aspects de leur vie (Bidou, 1984 ; Bidou-Zachariasen, 2008 ; Collet, 2008). Cela accompagne souvent chez eux, et chez ce groupe d’enquêtés, notamment les plus jeunes, une vision positive du quartier où se conjuguent les qualités de la vie sociale, du cadre urbain, des aménités culturelles et commerçantes. La présence des lieux et des populations gays est souvent envisagée ici comme un décor agréable et appréciable régulièrement valorisé en cours d’entretien.

Ainsi, on doit insister sur les variations contextuelles, biographiques et sociologiques qui caractérisent la place du quartier dans les trajectoires individuelles. La relation entre identités homosexuelles, parcours socio-résidentiels et quartier n’a rien de mécanique : le quartier n’est pas immédiatement le lieu de convergence d’homosexuels conquérants en quête d’un territoire collectif à investir, réhabiliter et revaloriser. Les parcours socio-résidentiels conjugués aux manières de vivre son homosexualité montrent qu’un tel quartier peut être envisagé, vécu et choisi de manière différenciée. Selon ces configurations, s’associent plus ou moins intensément et durablement les statuts d’habitants gays et de gentrifieurs.

Notes
65.

Ils multiplient les collaborations avec des musées et institutions culturelles, avec des artistes et personnalités reconnues (Christian Lacroix) et décorent les vitrines du Printemps. En fin d’enquête, une exposition leur est consacrée au Musée des Arts Décoratifs à Paris.

66.

Nous avons notamment eu l’occasion de revoir les choristes lors d’une tournée estivale en France en Août 2007 passant par Paris, Lyon et Vaison-la-Romaine.