1.1.a. Un investissement économique inégal.

Le logement constitue un poste de dépense important pour les ménages et ce poids a globalement augmenté depuis plusieurs décennies (Accardo, Bugeja, 2009). Les enquêtés sont confrontés à des dépenses souvent importantes dans ce domaine, en particulier dans les quartiers qu’ils habitent, et surtout dans le Marais. Cette dépense apparaît plus ou moins lourde aux enquêtés selon leurs revenus, le type de logement occupé, le statut d’occupation et le contexte d’installation. De ce point de vue, les inégalités économiques restent structurantes.

Pour les moins riches et les plus instables, le logement constitue un poste de dépense important et lourd dans leur budget : c’est le cas des jeunes étudiants, d’une partie des gentrifieurs classiques et de la plupart des gaytrifieurs marginaux. Cette dépense est objectivement conséquente même si son poids est difficile à mesurer étant donné le caractère aléatoire et irrégulier des revenus de nombreux enquêtés. Le moindre logement loué dans le Marais suppose un loyer de 600 à 700 euros : seule la connaissance personnelle du propriétaire ou l’occupation en couple d’un logement peut faire diminuer la charge économique supportée par chacun. Pour Goran (31 ans, infirmier) ou Damien (26 ans, sans emploi), le fait d’être en couple avec un compagnon actif autorise l’accès au quartier et l’obtention d’un appartement en location (studio, petit deux pièces). Si, comme le dit Goran, « de toute façon, un appartement c’est toujours trop cher », c’est surtout vrai pour les jeunes locataires du Marais. Ces enquêtes n’ont pas une place très favorable sur le marché du logement, leurs recherches sont souvent compliquées dans ce domaine, notamment dans les années 2000. Ils insistent sur la « chance », le « bol » ou la générosité de l’agent immobilier qui a retenu leur dossier de locataire. Pour les individus les moins favorisés économiquement, l’installation dans l’appartement du Marais passe souvent par le « hors marché » ou obéit à des logiques peu rationnelles de sélection de la part du propriétaire ou de l’agent immobilier. Du côté du hors marché, on peut citer les réseaux familiaux et amicaux comme moyen d’obtention d’un appartement sans doute impossible à louer par le marché. Laurent reprend l’appartement d’un ami et bénéficie d’un propriétaire compréhensif : ce dernier a lui-même « fait un doctorat quand il était jeune » et « accepte de pas augmenter le loyer au changement de bail » parce que Laurent est en thèse et qu’il n’a pas des revenus « brillantissimes ». Il loue ainsi un petit deux pièces (moins de 30 mètres carrés) pour 500 euros par mois, rue du Bourg-Tibourg. De même, Cyril bénéficie d’une « amie de la famille » possédant un appartement dans le Marais qui accepte de le lui louer à un prix inférieur aux prix du quartier : il loue un 32 mètres carrés, rue du Temple, pour « 450 euros par mois ». Ces mécanismes incitent à rester dans son appartement par crainte de la hausse généralisée des loyers parisiens et des loyers du quartier. Dans le Village, les difficultés semblent moins importantes, le marché est moins sélectif. Les locataires les plus jeunes et les moins aisés occupent des appartements plus grands qu’à Paris, même si les prix du marché ont fortement augmenté depuis la fin des années 1990 : plus les enquêtés se sont installés tard, plus les recherches ont été difficiles. Des solutions alternatives sont adoptées par certains. Raymond, 62 ans, occupe un logement social dans le Village, où il en existe encore beaucoup, à l’inverse du Marais. Ce type de logement lui permet de rester dans le quartier :

‘« En 1978, je louais cette petite maison sur Visitation, mais c’était pas croyable, je payais 175 dollars pour un 4 ½ alors qu’aujourd’hui c’est rendu au moins à 800 dollars je pense […] Bah ici c’est presque honteux là, si je te dis combien je paye, hein, je ne peux pas rêver mieux, c’est 140 dollars » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

De même, à 42 ans, Henri envisage la colocation comme un mode de vie choisi par goût, mais produit aussi par des contraintes économiques qui amènent à augmenter progressivement le nombre de colocataires en réduisant l’espace dont chacun dispose :

‘« Au début on était deux en fait, avec Maria, mais comme tu vois c’est pas étroit hein, y a de l’espace pour loger du monde, et puis moi aussi je trouvais que ça augmentait beaucoup, et il fallait que chaque coloc paye autant, alors ensuite on est passé à trois » (Henri, 42 ans, photographe et éducateur, célibataire, colocataire, Village)

L’investissement financier dans le logement nécessite ainsi combines et stratégies pour les locataires les moins fortunés, surtout dans le Marais. Il est motivé aussi par le désir de centralité des enquêtés : ces derniers semblent prêts à diminuer leurs exigences en matière de logement au bénéfice d’une localisation centrale et sacrifie sur le logement pour s’installer ou rester dans le quartier. Plusieurs enquêtés en ont conscience, imaginant pouvoir « avoir mieux ailleurs », mais leurs recherches de logement montrent qu’ils privilégient des quartiers plutôt chers parce que plutôt centraux.

Il en va différemment pour les enquêtés plus riches, souvent plus âgés et souvent propriétaires. Si l’engagement financier est plus important en valeur (achats d’appartements à 300 000 dollars à Montréal ou à plus de 500 000 euros à Paris), ils ont des ressources économiques plus importantes et les charges réelles d’un achat sont généralement plus faibles que celles d’une location dans de tels contextes (Accardo, Bugeja, 2009). Pour une partie des enquêtés, l’investissement économique dans le logement est très élevé en valeur absolue et engage davantage sur le long terme, mais il n’est pas nécessairement plus lourd dans leur budget. Plusieurs facteurs facilitent pour eux l’achat ou la location à des prix élevés. Le premier est le niveau élevé de revenus : Simon et son compagnon gagnent plus de 8000 euros par mois et peuvent prétendre à la location d’un appartement confortable dans le Marais. Mais ils finissent par s’installer dans un logement familial, juridiquement possédé en indivision, mais dont ils envisagent de racheter les parts aux autres membres de la famille de Simon. On doit alors rappeler aussi le poids décisif des logiques familiales. La plupart des propriétaires du Marais en bénéficie sous des formes diverses : héritages mais surtout donations et « faux prêts », permettant un apport considérable au moment de l’achat. Le fait de pouvoir donner ou prêter 100 ou 150 000 euros à son enfant n’est évidemment pas distribué au hasard dans l’espace social. Ce facteur est d’autant plus important que le temps (historique) passe. Jusqu’au milieu des années 1990, certains enquêtés ont pu acheter dans le Marais sans un soutien familial aussi important (Carlos, Philippe, puis Frédéric plus tardivement), depuis les années 2000, ces cas se raréfient, y compris pour les gays les plus fortunés :

‘« A l’époque, en 1999, c’était encore possible d’acheter avec des revenus je dirai normaux, bon c’était déjà très cher, mais ce que j’ai acheté aujourd’hui ça a pris 50% de plus depuis 1999, je suis arrivé à une période tout à fait charnière, aujourd’hui alors que je gagne sensiblement plus, je pense pas que je pourrais l’acheter » (Gilles, 40 ans, directeur informatique, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

L’accession à la propriété dans le Marais est d’autant plus favorisée que l’on possède déjà un appartement dans Paris, ou mieux, dans le Marais lui-même : bénéficiant d’une valorisation immobilière exceptionnelle, plusieurs enquêtés peuvent envisager un tel achat parce qu’ils revendent leur ancien bien en réalisant des plus-values importantes. C’était le cas de Philippe à la revente de son appartement du Marais en 1993, c’est le cas de plusieurs enquêtés ensuite : Éric revendant son appartement du Marais pour en acheter un autre dans le quartier en 2005, Alexandre en cours de vente au moment de l’entretien, Sébastien, susceptible de vendre l’appartement de la rue Charlot alors même qu’il lui a été « donné » par ses parents. Le logement acquis en propriété correspond ainsi à des contextes particulièrement favorisés économiquement : niveaux de revenus, valeur du patrimoine et contexte familial, époque et date d’acquisition. Les investissements financiers semblent considérables du point de vue de la valeur économique des biens concernés mais ne constituent pas nécessairement une charge très lourde dans le budget des ménages concernés.

Une dernière remarque renvoie précisément à la question de la structure des budgets. Elle concerne globalement l’ensemble des enquêtés, mais surtout ceux qui ont plus de 30 ans. L’homosexualité rend pour eux la place du logement dans le budget spécifique via la structure d’ensemble des dépenses et le type de logement habité. Dans les entretiens, nous n’avons pas observé de projections biographiques dans la parentalité : les enquêtés n’ont pas d’enfants et n’envisagent pas d’en avoir au moment de l’entretien. En termes statiques, on peut sans doute comparer ici des jeunes ménages actifs hétérosexuels et des jeunes ménages actifs gays. Mais, en termes dynamiques, l’absence de projets de parentalité est spécifique aux gays : elle modifie le rapport au temps, aux dépenses et au logement. La première conséquence est budgétaire : l’absence de charges économiques associées aux enfants infiltre non seulement les dépenses actuelles mais surtout les dépenses anticipées. À revenus équivalents, les enquêtés gays interrogés ont davantage de marges de manœuvre que des parents hétérosexuels ou même, sans doute, que des hétérosexuels envisageant d’avoir des enfants. Par conséquent, de nombreuses dépenses sont possibles pour eux, notamment des dépenses supplémentaires concernant le logement. Cette spécificité homosexuelle est de plus en plus cruciale avec l’avancée dans le cycle de vie : les revenus ont tendance à augmenter et les hétérosexuels, de leur côté, sont davantage susceptibles d’avoir des enfants à 40 ans qu’à 25 ans. Tony et Vincent, 43 et 42 ans, peuvent se permettre de louer un appartement à 1800 euros par mois environ et avoue avoir souvent « aimé les trucs chers » :

‘« Je sais plus, ça devait être 1100 euros ouais, à peu près 7000 francs à l’époque [1995] là, ça doit être 1700, 1800 maintenant, donc ça a augmenté oui, comme partout aussi […] On s’est un peu posé la question je me souviens, parce que c’était assez cher, surtout qu’à Nation on devait payer dans les 4500 francs je crois, mais on a toujours aimé prendre des trucs chers aussi ! Fin on a toujours pris des trucs qui nous plaisaient et l’appart nous plaisait vachement, on était trop content, il nous faisait super envie, on avait bien bossé donc on pouvait se le permettre, et puis bon, on n’a pas d’enfants non plus, donc on s’est fait plaisir » (Vincent, 42 ans, designer, couple cohabitant, locataire, Marais)

De la même manière, l’absence d’enfants et de projets de parentalité autorise a priori des appartements moins grands, ayant un nombre de pièces plus petit. Pour plusieurs propriétaires (Alexandre, Patrice, Benoît, Yann) et plusieurs locataires (Stéphane, Gaël et Pierre, Jacques, Michel), l’avancée en âge au-delà de 40 ans, ne s’accompagne pas d’une augmentation du nombre de pièces dans le logement. On peut ainsi acheter ou louer un deux pièces dans le Marais, un 4 ½ dans le Village : ce type de biens est nettement moins cher que les appartements recherchés par des familles à un ou deux enfants. Mécaniquement, les prix auraient ainsi tendance à baisser. Ce dernier effet reste cependant discutable dans la mesure où plusieurs enquêtés fortunés louent ou achètent des deux pièces de grande superficie : un deux pièces de 70 mètres carrés (Tony et Vincent) ne coûte pas nécessairement moins cher qu’un trois pièces de la même superficie, de même pour un loft dépassant 100 mètres carrés.

Face à l’investissement économique lors de l’achat ou lors du paiement du loyer, les enquêtés ne sont pas confrontés aux mêmes arbitrages. Les dépenses en matière de logement sont affectées par des contraintes « classiques » et des facteurs proprement homosexuels. Les ménages gays recherchent a priori des logements moins grands que les autres et surtout leur budget peut laisser une place plus grande au poste « logement » puisque des postes associés à la parentalité n’existent pas dans leur cas. En revanche, les statuts sociaux et résidentiels contribuent à diversifier le montant et les formes de l’investissement économique dans le logement. Pour les gaytrifieurs indépendants et marginaux, pour les célibataires et les plus modestes, le logement est une charge lourde face à laquelle ils semblent fragilisés sur le marché immobilier local. Pour les gaytrifieurs fortunés, pour ceux qui sont arrivés jusqu’au milieu des années 1990, et ceux qui bénéficient de soutiens familiaux, le logement est un investissement important mais visiblement moins lourd et plus rentable. Au-delà du coût, l’investissement matériel passe également par l’appropriation physique de l’habitat.