1.1.b. Travaux et aménagements : un habitat gay ?

Investir matériellement un logement amène aussi à aménager l’espace et à y effectuer des travaux. Cette pratique est généralement typique des gentrifieurs, particulièrement investis dans leur logement (Lévy-Vroelant, 2001). En procédant à des travaux et des réhabilitations privées, ils contribuent à la revalorisation du stock de logement du quartier. Sur ce point, les deux terrains ne sont pas équivalents : la réhabilitation des logements maraisiens est nettement plus ancienne et a bénéficié de programmes publics. Le stock de logement du Marais est globalement moins « gentrifiable » que celui du Village dans les années 2000. De plus, ce sont surtout les propriétaires qui se lancent dans les travaux les plus importants, leur ampleur dépend aussi des moyens financiers et de l’état initial de l’appartement. En matière de travaux, le contexte d’installation apparaît ainsi à nouveau décisif. Pourtant, globalement et à différents degrés, on constate que nos enquêtés sont nombreux à effectuer des travaux plus ou moins conséquents. Dans certains cas, ils restent limités à un rafraîchissement de l’appartement ou à quelques aménagements peu coûteux permettant d’adapter le logement à ses exigences. Carlos procède ainsi, les travaux s’étalant dans le temps après l’achat en 1983 :

‘« L’appartement était plutôt en mauvais état, mais y avait de la lumière et ça me plaisait beaucoup. J’ai un peu rafraichi les peintures, j’ai mis des couleurs plus claires, y avait une sorte de vieux lino pourri, donc ça j’ai changé, bon puis en 1988, j’ai tout rafraichi encore, j’ai fait faire une cuisine intégrée, et la salle de bain. Et puis en 2002, j’ai repeint avec du mauve pâle là, ça tient pas terrible je trouve et j’ai fait mettre du double vitrage, des volets roulants » (Carlos, 60 ans, ingénieur actuellement sans emploi, célibataire, propriétaire, Marais)

Ce type de travaux est fréquent, y compris chez les locataires. Bon nombre de locataires, même modestes, ont repeint leur appartement, voire y ont accompli d’autres travaux. Dans le Village, l’état initial est souvent mauvais mais dans le Marais, la plupart des enquêtés n’a pas trouvé bien mieux en arrivant. Quel que soit le contexte et la date d’entrée dans le logement, les enquêtés procèdent ainsi à des travaux de peinture et des aménagements :

‘« Ben c’était crade et puis c’était moche aussi ! Donc on a refait le sol, on a repeint les murs, on changé l’évier de la cuisine, on a remis du carrelage dans la salle de bain, donc on a fait pas mal de travaux, bon on a géré avec les proprios pour avoir moins de loyer du coup, mais on a pas mal eu de travaux ! » (Damien, 26 ans, en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Marais)
« Le proprio avait refait les murs en blanc, mais bon, il s’est pas trop foulé, donc nous on a fait le reste, on a refait le parquet, on a loué une ponceuse puis on a fait ça le week-end, on a fait changer la gazinière, l’évier, on a mis des tringles à rideaux aussi, c’était un peu lourd des fois, mais finalement c’est bien comme ça » (Maxime, 29 ans, chef de projet informatique, célibataire, colocataire, Marais)

Cette pratique est particulièrement répandue dans le Village où la plupart des habitants gays a modifié quelque chose en arrivant dans son logement, souvent ancien et peu entretenu. Si Raymond et Marc-André ont été très mobiles et ont loué de nombreux logements dans le Village, par petites touches, ils ont laissé leurs traces dans ces habitations et toujours contribué à les restaurer, même en tant que locataires :

‘« Tous les appartements, moi j’ai toujours repeint en arrivant, même si je restais pas longtemps, je prenais toujours le temps, je nettoyais les murs et les sols, j’ai dû refaire des parquets des fois […] Les gays n’habitent pas dans la saleté, ils vont essayer de ramasser, de rénover, de rajeunir, surtout ici, ils ont beaucoup fait pour les logements, ils ont mis des fleurs tout ça, ils aiment bien le propre, il faut bien que ce soit propre si on veut se rouler par terre (rires) » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)
« C’était tout croche là sur Beaudry, c’était pas croyable là ! Le plancher il était pas droit, fait que tu laissais tomber une bille, elle roulait jusqu’à l’autre côté, alors on s’est décidé avec mes colocs, on a refait le plancher […] Quand on est parti de Champlain [petit cottage dont il est propriétaire cette fois-ci, rue Champlain, 1999-2002], j’ai tout refait, même le plancher tout frais, la personne qui entre elle sera toute contente ça c’est sûr [….] J’ai pas fait beaucoup de choses là [appartement loué depuis 2005, rue Alexandre de Sève], juste repeint les murs, changé un peu la salle de bain et on a changé les lampes sur la terrasse là, la semaine dernière, on a fait un peu des choses propres là » (Marc-André, 39 ans, cadre commercial, en couple cohabitant, locataire en cours d’achat, Village)

Ces appropriations du logement sont transversales aux différentes catégories d’enquêtés, surtout à Montréal. Se considérer comme « de passage », être globalement mobile du point de vue résidentiel ou louer un petit appartement n’empêchent pas les appropriations et l’investissement matériel du logement : les plus « indépendants » manifestent, eux aussi, le désir de s’approprier leur lieu de vie, avec une prépondérance montréalaise cependant. S’ils n’ont pas les moyens financiers ni les aspirations des supergayrtifieurs propriétaires, ils réalisent des travaux, ou au moins, bricolent des aménagements. Ils le font d’autant plus fréquemment et volontiers qu’ils sont eux-mêmes « un peu artiste », qu’ils ont des idées à ce sujet, voire qu’ils sont des « hystériques » de la décoration. C’est le cas de Boris, jeune styliste locataire d’un deux pièces dans le Marais :

‘« C’était comme ça en gros mais en pire, en plus moche on va dire, donc moi j’ai essayé de le rendre un peu plus coquet, bon je me préoccupe pas mal de comment c’est chez moi, donc je change les meubles de place tous les mois par exemple hein, j’suis un peu hystérique là-dessus, j’aime bien mettre des choses aux murs, accrocher un truc là, changer le tissu sur le lit, tu vois […] Ça me prend, je vais vouloir changer le coin bureau en coin canapé, et puis après je rechange deux semaines après, bon donc non, j’y passe pas beaucoup de temps, disons que j’aime bien, j’aime bien que ce soit mignon quoi ! Peut-être que c’est mon côté un peu artiste aussi, genre comment faire du design dans un appartement tout pourri ? (rires) […] Quand je suis arrivé, ça m’a excité j’ai tout repeint, après j’ai peint ce mur-là en couleur, mais je me suis calmé parce qu’après j’ai vu de la moisissure partout, donc je me suis dit je vais pas repeindre tous les ans, donc bon, j’ai changé la moquette là, j’ai tout repeint en blanc une dernière fois, mais je peux pas faire grand-chose à part acheter des absorbeurs d’humidité et arranger un truc mignon » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)

Des travaux plus conséquents sont visibles chez ceux qui achètent leur appartement et qui ont les moyens financiers les plus élevés. Ces investissements ont d’abord un effet sur le stock de logement, en revalorisant des logements vétustes et anciens. Le terrain montréalais illustre cet impact significatif. Les gays participent à la réhabilitation locale plus clairement à Montréal qu’à Paris, où les logements ont souvent déjà été réhabilités lorsqu’ils s’y installent, hormis les rares enquêtés arrivés dès les années 1980. Ces investissements matériels révèlent ensuite des spécificités homosexuelles en termes de goût et de besoin en habitat : les gays ne sont alors plus des gentrifieurs identiques aux autres. Ils innovent par les configurations d’habitat qu’ils se choisissent et qui sont liées à des goûts et des besoins propres.

Selon l’état du logement et les possibilités financières, les propriétaires font des travaux plus ou moins importants et ambitieux, mais tous ou presque en font un minimum, contribuant ainsi, à revaloriser le stock de logement et à associer propriété, installation et appropriation du lieu de vie :

‘« C’était pas Dien Bien-Phû non plus, mais c’était l’esthétique aussi, y avait un parquet flottant que je trouvais super moche, je trouvais ça plus joli le parquet et au même moment j’ai rencontré un mec, il avait le sens de la déco, donc on a découvert les couches successives et on a tout vitrifié. J’ai refait les peintures aussi, ça a vieilli le mauve là, donc c’est un peu chem68 maintenant, mais c’était mignon quand je me le suis approprié, je me suis fait plaisir, j’ai acheté deux trois meubles, j’avais prévu de garder du fric pour ça. Là j’étais vraiment dans un trip je m’installe, j’avais pas des fortunes mais j’me suis dit ça vaut le coup, jsuis chez moi maintenant j’achète, donc c’est pas comme un truc de location où tu sais que tu vas te barrer » (Frédéric, 39 ans, critique cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Les travaux effectués à Montréal sont souvent plus conséquents parce que les biens acquis sont en moins bon état. Pour certains propriétaires, s’installant notamment dans les années 1980, les travaux réalisés sont l’illustration micro-sociologique du rôle des gays dans la réhabilitation des logements du Village. Ce type de réhabilitation rappelle beaucoup celles déjà décrites dans la littérature sociologique dans des contextes urbains équivalents (Castells, 1983 ; Bouthillette, 1994). Il est clairement plus typique de certaines rues du Village que du Marais dans son ensemble. Michel est ainsi l’artisan de la réhabilitation d’une petite maison néo-victorienne de la rue Plessis :

‘« C’était une très vieille demeure, très sale, il y avait des rats qui passaient dans la cuisine quand je suis arrivé alors j’ai fait beaucoup de travaux, j’ai tout refait les plafonds, les planchers, j’ai tout nettoyé les murs, même dehors j’ai fait nettoyer le devant parce que c’était si sale, j’ai changé les balcons après […] Après, c’était un gros coup d’argent, j’ai vendu au triple quand je suis parti » (Michel, 60 ans, employé, couple non cohabitant, locataire, Village)

Au-delà des rafraîchissements de peinture et des réfections d’équipements usés, certains choix d’aménagement révèlent des spécificités en termes de goût et de type de ménage. Plusieurs enquêtés réorganisent le logement et y construisent un espace relativement atypique et innovant : les choix effectués ont autant à voir avec des goûts en matière d’habitat qu’avec la composition du ménage et ses effets. L’aspect le plus significatif concerne la distribution des pièces, leur nombre et leur taille. Le « coup de cœur » de Gilles pour son appartement est lié à sa configuration : une grande pièce, une seule chambre et une petite cuisine, suffisante lorsqu’on n’a pas d’enfants et que l’on dîne souvent dehors :

‘« Ce qui est génial et ça m’a beaucoup plus quand je l’ai acheté, c’est la grande pièce, c’est une pièce de 30 mètres carrés, dans un appart de 55 mètres carrés, et ça c’est très agréable, la terrasse fait 7 mètres carrés, alors la cuisine est petite mais on s’en fout en fait de la cuisine !» (Gilles, 40 ans, directeur informatique, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Le fait d’abattre des cloisons est une pratique très présente chez les propriétaires. S’il s’agit de gagner de l’espace ou de la lumière, cette possibilité renvoie surtout à la taille du ménage, les enquêtés vivant seuls ou à deux, mais sans enfant. La structure des ménages gays oriente les appropriations et transformations du logement : on le perçoit bien dans le cas des grands deux pièces ou lofts que l’on a visités. Tony et Vincent ne sont « que » locataires d’un appartement réhabilité par le précédent propriétaire, gay, mais ils ont conscience des spécificités de leur logement lors de l’entretien réalisé à leur atelier, également situé dans le 3ème arrondissement :

‘« V : Il était complètement refait, tout repeint en blanc, c’est un deux pièces, c’est un hôtel particulier du XVIIIème siècle, avec une super cage d’escalier et l’appartement c’est le deuxième étage, donc c’est la galerie, c’est 65 mètres carrés mais y a que deux pièces en fait, avec 7 fenêtres, les deux pièces sont communicantes, donc ça c’est pas très pratique…
T : Ben, tu peux pas avoir d’enfants dans un truc comme ça, tu passes par la chambre pour aller dans le salon, ça fait une aile, tu vois ça ressemble à ici, ça fait une aile où les pièces communiquent avec l’antichambre puis la chambre, et le salon. Y a un couloir qui fait communiquer les pièces à l’origine, la personne qui vivait là, quand elle recevait, elle pouvait passer par le salon, ce qui est plus le cas, puisque ce petit couloir est devenu une sorte de buanderie, donc ça fait deux grandes pièces magnifiques, très lumineuses, sans vis-à-vis…
V : Pour nous c’était idéal en fait, quand on est rentré, c’était tout repeint en blanc, on voulait que ce soit en couleur, donc on a tout fait repeindre, des couleurs framboise, parme, un peu comme ça, des teintes plus vivantes » (Tony et Vincent, 42 et 43 ans, designers, couple cohabitant, locataires, Marais)

Les chambres traditionnellement attribuées aux enfants ou anticipées comme telles n’existent pas : elles sont soit absentes dans le logement convoité et/ou obtenu, soit supprimées par la destruction des cloisons. Les pièces sont ainsi ouvertes les unes sur les autres, les espaces privatifs réduits à la chambre, les circulations plus libres, les espaces moins séparés. De nombreux enquêtés abattent ces fameuses cloisons :

‘« J’ai fait quelques travaux c’est-à-dire j’ai abattu la cloison pour pouvoir faire des pièces un peu vivantes, une cuisine américaine, j’ai refait la salle d’eau, c’ était pas énorme à l’époque mais j’ai peut être fait 30 ou 40 000 francs d’travaux pour un budget d’ achat de 400 000, c’était vivable quoi mais dans les agences on dit un appartement dans son jus quoi, donc je l’ai un peu adapté à l’air du temps, au niveau des couleurs et pour la distribution des pièces » (Philippe, 50 ans, consultant financier, couple non cohabitant, propriétaire, Marais, puis 20ème arrondissement)
« Tout a été refait, donc j’ai fait casser la cloison pour amener de la lumière, j’ai déplacé une autre cloison pour agrandir la salle de bain. J’ai fait poser une cheminée, ensuite les peintures, la pose de la bibliothèque. C’était très important pour moi d’ouvrir l’espace » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

Le choix du maintien des cloisons n’est pas lié aux mêmes contraintes que pour des ménages hétérosexuels. Il ne faut pas loger un ou plusieurs enfants, mais plutôt penser aux nombreux amis que l’on reçoit :

‘« On a beaucoup réfléchi, ça mettait en question toute notre façon de se projeter dans l’avenir en fait. Par exemple, on a une chambre et une toute petite chambre d’amis, et à un moment on se disait est-ce qu’on veut pas une grande chambre ? Jusqu’à ce qu’on se dise qu’on a plus de chambre d’amis après et si y a bien une chose qu’on voulait c’était recevoir nos amis de province, qu’ils puissent venir, jeter leurs affaires et se sentir libre quoi, ça c’est vachement important pour nous, de recevoir les amis quand ils viennent en week-end » (Simon, 48 ans, psychiatre hospitalier, en couple cohabitant, propriétaire d’un appartement familial, Marais)

Les logements occupés sont du type deux ou trois pièces, malgré des superficies parfois élevées : ils se composent d’une grande pièce à vivre, ouverte ou non sur une cuisine, d’une chambre, voire d’une pièce supplémentaire, attribuée aux amis ou au travail pour certains. Certains enquêtés trouvent ce type de logement ainsi configuré et ne le modifient pas. Mais l’initiative avait déjà souvent été prise auparavant par des propriétaires gays chez Éric ou Tony et Vincent par exemple. Dans d’autres cas, ce sont les enquêtés qui font réaliser de tels aménagements, parfois à l’aide de décorateurs d’intérieur, souvent…gays. Pour certains, il s’agit d’ailleurs de dispositions durables qui affectent plusieurs de leurs logements en cours de trajectoire. Avant d’acheter un « condo » dans le Village, Yann a réaménagé plusieurs de ses appartements, notamment l’un d’eux, sur le plateau Mont-Royal, photographié par un ami journaliste, lui-même gay :

‘« L’appartement, que j’avais, c’était un appartement très beau, mais qu’il fallait rénover, parce que c’était en mauvais état et ça coûtait 195 dollars par mois, le coût du loyer c’était fou, alors je m’en suis un peu occupé, il est passé dans une revue de décoration Décomag, y avait deux chambres à coucher avec des boiseries en chêne, c’était merveilleux, aujourd’hui le même appartement coûte 1500 dollars par mois, 1500 ! Donc c’est un 4 et demi… J’avais un ami qui travaillait pour cette revue, il est venu chez moi, .il a trouvé ça sympathique et bien aménagé donc il m’a proposé ça » (Yann, 48 ans, cadre responsable communication, couple cohabitant, propriétaire, Village)

De même, Philippe abat des cloisons et réhabilite son logement du Marais dès les années 1980 (1983-1992), puis achète un plateau dans une ancienne usine du 20ème arrondissement qu’il transforme en loft, comme on l’a déjà vu (chapitre 6). Dans son cas, comme dans celui de Stefan et François, le loft traduit non seulement un goût en matière de rapport à la ville, au passé et à l’industriel mais aussi un rapport à l’habitat et au chez-soi :

‘« J’ai visité pas mal de lofts, mais qui avaient déjà été aménagés avant, c’était souvent des familles donc c’était pareil, y avait plusieurs chambres, des salles de bain, des trucs dont j’avais pas du tout besoin et par hasard, je suis tombé sur cet immeuble-là, au moment où le marchand de biens venait de l’acheter, mais avant la transformation et là bon, j’ai visité, ça m’a beaucoup plu, l’immeuble était magnifique, avec ce côté usine, ce passé de béton et de ferraille aussi, puis dans les étages élevés t’as une vue sur Paris qui est quand même très chouette, bon, au dernier étage t’avais la jouissance de la partie du toit qui correspond à la terrasse » (Philippe, 50 ans, consultant financier, couple non cohabitant, propriétaire, Marais, puis 20 ème arrondissement)

Pour Stefan, l’acquisition d’un loft correspond à des goûts typiques de gentrifieurs pour les espaces industriels réinvestis autrement (Collet, 2008) :

‘« En visitant un autre appartement, les gens m’ont dit allez voir sur Amherst, on va commencer à transformer une ancienne usine en loft, l’idée me plaisait déjà, le vrai loft dans un ancien bâtiment des années 50, on a visité l’usine qui n’était pas encore transformée et je pouvais avoir le dernier étage avec la terrasse […] J’aurai envisagé d’autres quartiers, mais toujours des quartiers industriels où de tels volumes existaient, l’idée du vieux bâtiment qui prend une nouvelle allure oui, ça, ça me plaisait beaucoup, le problème était aussi de trouver le bon plan et de ne pas s’éloigner non plus du centre » (Stefan, 43 ans, cadre financier de banque, en couple cohabitant, propriétaire, Village)

Stefan aménage le loft avec son premier compagnon, se sépare de lui, puis le réaménage avec François, qui modifie certaines couleurs et installe un rideau entre l’espace chambre et l’ensemble. Les travaux décidés par Stefan incluaient la destruction de toutes les cloisons et l’absence de chambre en tant que telle :

‘« Mon copain précédent, lui, était plutôt du type minimaliste donc c’était très sobre, très blanc, béton brut, métal tu vois, mais François est plutôt couleurs, lui, donc on a repeint pour qu’il y ait plus de vie, on a mis beaucoup de meubles aussi, il fallait combler les vides (rires). […] Bon au départ, on a décidé de tout abattre, il ne devait même pas y avoir de chambre en fait, tout était ouvert, puis il se trouve qu’on a trouvé, avec François, que c’était quand même bien de conserver la séparation, alors on a ajouté un rideau, c’est quand même plus sympa si quelqu’un vient de pouvoir fermer un peu » (Stefan)

François a, semble-t-il, beaucoup contribué à une deuxième version du loft caractérisée par des couleurs plus vives et innovantes, comme le montre le passage suivant

‘« F : Petit à petit on a fait des choses, on voulait faire un coin lecture, télé, on a mis le piano…
S : Oui puis on a passé BEAUCOUP de temps… à peindre le coin chambre en orange passé qui ressemble à une vieille peinture mexicaine du dix-huitième siècle (rires)
F : (rires) On a mis du temps mais on s’est amusé, on s’est jamais dit demain faut que ce soit aménagé, on le fait comme ça avec plaisir, on prend le temps…
S : Culturellement, moi j’ai jamais été très couleurs, c’est plutôt blanc cassé, beige clair, coquille d’œuf, mais ici, le style c’est très anglais, moutarde, framboise, pistache et tout ce qui suit…c’est plutôt François ça, chez lui avant, c’était bleu, vert, la chambre c’était très coloré, c’était rose et vert, ça ressemblait à la Gay Pride, mais dans la chambre ! (rires) » (Stefan ; François, 36 ans, cadre commercial, couple cohabitant, Stefan propriétaire, Village)

Les couleurs vives et originales sont d’ailleurs aussi une spécificité fréquente des choix en matière de peinture et d’ameublement. Nous n’avons malheureusement pas pu obtenir de photographies de l’appartement spectaculaire de Gaël et Pierre, couple franco-québécois de 34 et 36 ans, locataires, rue Plessis. Ils ont repeint entièrement leur appartement en rose, du plus clair au fuchsia en passant par le rose fluo de la salle de bain. Le hall d’entrée rose comporte une boule à facettes au plafond, le mobilier est essentiellement rouge, la décoration festive, colorée et spectaculaire. En matière de goût et de décoration, de nombreux enquêtés font ainsi preuve d’originalité, voire d’audace esthétique. Ces différents éléments font de certains enquêtés des fers de lance d’une réhabilitation dont les formes et les enjeux se colorent de spécificités gays. Ce n’est pas le caractère représentatif de ces réhabilitations qui intéresse ici, mais plutôt le type de configurations et d’aménagements privilégié. Il révèle des goûts et surtout des besoins particuliers qui singularisent les investissements matériels des gays dans leur logement et dans ces quartiers là. Si ces investissements sont liés aux ressources économiques et au contexte d’installation, l’appropriation matérielle du logement révèle plus qualitativement des formes et des types de transformations spécifiques. On comprend ainsi comment les habitants gays peuvent participer aux métamorphoses du quartier d’une manière qui leur est propre.

Notes
68.

« Chem » est la traduction de « moche » en verlan.