2.1.a. Un localisme dominant mais non exclusif.

De nombreux enquêtés ont choisi le quartier en raison de sa localisation centrale. Ce désir de centralité est globalement satisfait par l’équipement commercial, culturel et de services du Marais et du Village. Au quotidien, les pratiques de consommation peuvent ainsi se réaliser dans les limites du quartier. L’équipement des deux quartiers et les besoins de chacun restent cependant variables : dans certains cas, on peut être amené à « sortir du quartier », mais ces occasions sont apparues globalement limitées pour la plupart des habitants.

C’est particulièrement vrai dans le cas du Marais. Les enquêtés parisiens habitent un quartier « très pratique » où les commerces, les équipements culturels, de loisirs et de services semblent correspondre à leurs besoins quotidiens : ils permettent de « tout trouver » à proximité. L’opposition maintes fois répétée entre quartiers « résidentiels » et « morts » et quartiers « animés » et « vivants » comme le Marais se traduit par l’ancrage au quartier de nombreuses pratiques. Parmi elles, on trouve les achats et certains postes de consommation : l’alimentation, la presse, la boulangerie et les cavistes du quartier, les équipements de l’habitat et objets divers dans le très fréquenté et très populaire BHV. Dans une moindre mesure, on fréquente aussi certaines boutiques de vêtements ou librairies et certains magasins de décoration du Marais, plus ou moins luxueux et plus ou moins branchés, même si ici, on peut plus souvent quitter le quartier. Le Marais concentre aussi les loisirs et les pratiques culturelles les plus diffusées chez les enquêtés : cinéma, balades, visites éventuelles d’expositions et des musées du quartier. Certains amateurs de théâtre et d’opéra sortent du quartier à ces occasions mais valorisent la facilité et la rapidité avec laquelle on peut accéder aux lieux culturels parisiens depuis le Marais. Les enquêtés parisiens sont peu sportifs : ceux qui pratiquent une activité sportive sont majoritairement abonnés à une salle de sport à proximité du quartier (République, les Halles). Pour ce qui concerne les restaurants, bars et cafés, les enquêtés se singularisent par une fréquentation très élevée et située presque exclusivement dans le quartier. Enfin, les activités associatives et militantes quelle que soit leur nature sont également très ancrées au quartier : elles concernent des effectifs restreints mais peuvent prendre beaucoup de temps, temps passé dans le Marais. Globalement, dans les pratiques de l’espace parisien, le Marais apparaît ainsi très dominant pour la plupart des enquêtés. Les occasions de sortie du quartier existent néanmoins à un niveau intra-urbain et à un niveau plus large. À l’échelle parisienne, les enquêtés sont amenés à sortir du quartier pour des raisons professionnelles mais aussi dans leur temps libre, surtout pour des visites au domicile des amis ou des membres de la famille. Quelques enquêtés investissent d’autres quartiers pour « sortir » : les gaytrifieurs marginaux et les enquêtés aux parcours « indépendants et autonomes ». Les destinations apparaissent, dans ce cas, marquées du sceau de la gentrification car il s’agit de quartiers de l’Est parisien et de lieux devenus à la mode dans ces espaces. Ils suivent ainsi les déplacements de la gentrification et de la gaytrification dans les 10ème, 11ème et 20ème arrondissements (chapitres 4 à 6) pour des sorties à Oberkampf, Jaurès, Belleville ou Ménilmontant. Á une autre échelle, l’ancrage quotidien au Marais n’empêche pas l’investissement plus exceptionnel de lieux de voyage, de vacances et de week-end. Les plus représentatifs, de ce point de vue, sont les gaytrifieurs les plus fortunés aux trajectoires d’aboutissement ou d’opportunisme. Leurs modes de vie se caractérisent par un fort ancrage quotidien au quartier associé à une mobilité nationale et internationale (week-ends hors de Paris, vacances à l’étranger). Les destinations « classiques » (lieux ensoleillées et littoraux, week-ends à la campagne) se conjuguent à des destinations plus spécifiques. Il en va ainsi des destinations très urbaines où l’on apprécie le label gay de certains quartiers (San Francisco, New York, Londres) et de certains lieux du tourisme gay international (Provincetown, Key West) :

‘« Chaque fois qu’on va à l’étranger je dirai, à chaque fois qu’on va dans une destination à l’étranger oui, on va se balader dans le quartier gay, oui c’est normal je pense, tous les gays font comme ça […] On a déjà fait Madrid, qui ressemble un peu à Paris, San Francisco avec Castro, New York, Montréal aussi, on est allé à Key West aussi en Floride, ça c’est à voir vraiment ! (rires) » (Alexandre, 42 ans, cadre commercial, couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Constater que le Marais occupe une place centrale dans les modes de vie de ses habitants gays justifie l’usage de la notion de localisme : elle ne signifie pas que ces individus ne traversent pas d’autres espaces et d’autres lieux, notamment pour les moins stabilisés ou, au contraire, les plus dotée en ressources socio-économiques. Comme pour d’autres habitants des quartiers centraux, le quartier recouvre néanmoins un ensemble considérable et diversifié de pratiques.

Dans le Village, le localisme est majoritaire mais moins hégémonique encore. Comme à Paris, le quartier polarise de nombreuses pratiques et sorties : courses d’alimentation, achats et services quotidiens, fréquentation des restaurants, des cafés et des bars et certains loisirs (salle de gym, chorale, ballades). Néanmoins, le Village ne dispose ni du même équipement, ni des mêmes aménités culturelles que le Marais. Quartier moins intensément et plus tardivement gentrifié que son homologue parisien et que son voisin du plateau Mont-Royal, il est moins investi par exemple pour les pratiques culturelles. On fréquente ainsi le Cinéma du Village, on se balade dans le nord du quartier, mais les lieux culturels sont moins nombreux et les ballades ont tendance à déborder sur la rue Saint-Denis, le parc Lafontaine et sur Mont-Royal. Plusieurs pratiques de consommation illustrent une géographie plus éclatée dans la ville et différenciée selon les individus. Si deux librairies du quartier sont très fréquentées par les plus ancrés au quartier (Serge et Réal, Librairie Aubert), notamment en raison de leur spécialisation homosexuelle, d’autres commerces culturels du centre-ville et de Saint-Denis sont également prisés (librairies, disquaires, Archambault). Si les boutiques d’antiquaires et de décoration de la rue Amherst sont prisés par les gaytrifieurs les plus fortunés, souvent en couple et aménageant leur logement selon des goûts culturellement distinctifs, une bonne partie des enquêtés moins dotés en capital économique ne les fréquente pas. Les achats vestimentaires se réalisent un peu partout dans Montréal, souvent au centre, mais pas vraiment dans le quartier où les magasins de vêtements gays dominent le secteur et semblent finalement peu prisés. Le localisme semble ainsi moins prononcé pour les habitants gays du Village et comporte également deux aspects significatifs au regard du cas parisien. D’une part, il s’agit d’un localisme plus étendu : si les habitants déclarent effectuer certaines pratiques dans le quartier, celui-ci est entendu en un sens plus large que les limites du Village. Ainsi, Pierre-Yves apprécie les « balades dans le quartier », balades qui débordent en réalité largement les limites du Village :

‘« Je suis un marcheur aussi, alors j’aime bien prendre de longues marches dans le quartier, des fois on prend des marches par ici, sur Ontario, en été on aime bien aller au parc Lafontaine faire un pique-nique, on marche sur Saint-Denis aussi en fin de semaine, le quartier est bien agréable pour ça, mais c’est surtout l’été hein ! » (Pierre-Yves, 42 ans, responsable-qualité en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Village)

D’autre part, le localisme des pratiques est fortement associé et corrélé au caractère gay des lieux et du quartier. Autrement dit, quand le quartier polarise les pratiques, celles-ci ont une coloration gay plus forte que dans le Marais. Cela concernait la fréquentation des librairies, c’est également vrai pour d’autres lieux et pratiques : le sex-shop historique, visible et à la mode, Priape, les sorties en discothèque pour les plus jeunes (établissements gays du quartier), mais aussi le salon de toilettage canin Gai Toutou pour Gaël et Pierre. Au sujet des pratiques sportives, les sportifs gays du Village fréquentent surtout des « gym » spécifiquement gays, comportant parfois un sauna, que l’on investit aussi comme lieu de pratique sexuelle : tout cela prend place dans le quartier, chez Yann, Pierre-Yves et Marc-André. Pour les parisiens, la salle de sport se situe plus souvent en dehors du quartier, surtout lorsqu’elle comporte une « partie sexuelle ». Par ailleurs, le Village accueille aussi le Centre Communautaire Gai et Lesbien de Montréal, rue Plessis, qui regroupe de multiples associations homosexuelles aux missions sociales et sanitaires, mais aussi des associations sportives et de loisirs ainsi qu’une bibliothèque spécialisée. Si la directrice du centre interrogée en entretien insiste sur sa fréquentation « assez mixte » en termes de milieux sociaux et de provenance géographique, tous les enquêtés connaissent le centre et nombreux sont ceux qui l’ont déjà fréquenté ou y ont aujourd’hui une activité : soutien bénévole aux malades du sida pour Robert, pendant les années 1990, pratique de la chorale pour Claude ou Jean-Paul, fréquentation de la bibliothèque pour Denis. La pratique religieuse de Jean-Paul s’effectue dans le quartier au sein de la paroisse de Saint-Pierre l’Apôtre, connue pour son ouverture à la communauté homosexuelle (chapitre 6). Le quartier est ainsi particulièrement fréquenté et investi dans le cadre de pratiques et d’activités marquées par leur spécificité identitaire homosexuelle. L’existence d’un cadre communautaire plus développé dans le Village que dans le Marais se traduit par un localisme des pratiques fortement lié à la dimension homosexuelle. Ce résultat, non représentatif statistiquement, donne néanmoins l’impression d’un plus fort engagement dans les modes de vie communautaires dans le quartier gay de Montréal que dans celui de Paris. Le quartier apparaît ainsi globalement comme un lieu central dans les pratiques et l’emploi du temps des habitants gays : s’ils n’y sont pas absolument fixés, ils y trouvent souvent un espace de consommation et de loisir satisfaisant. Ce localisme reste cependant plus fort dans le Marais que dans le Village, il se colore d’une forte dimension culturelle pour les enquêtés parisiens et d’une dimension plus nettement homosexuelle dans le Village. Il correspond aussi à des styles de vie spécifiques.