2.1.b. Des courses alimentaires atypiques.

Nous avons beaucoup parlé des commerces avec les enquêtés, en écoutant notamment leurs opinions sur la quantité et la qualité de l’offre locale. Ils sont très nombreux à saluer l’équipement commerçant des deux quartiers : le quartier est bien équipé et pratique, sa localisation centrale permettant de « tout trouver » à proximité. Les entretiens révèlent aussi des manières, des lieux et des goûts en matière de consommation. Ils correspondent à certains types de besoins et de ménages, surreprésentés dans le quartier comme dans notre corpus. Nous avons retenu un exemple particulièrement frappant à ce sujet : celui de l’alimentation. Il n’est pas choisi au hasard car l’alimentation et les modes de consommation associés sont un indicateur souvent fécond des modes de vie des gentrifieurs (Lehman-Frisch, 2001 ; Rose, 2006 ; Tissot, 2010b). De fait, on se fournit presque exclusivement dans le quartier, voire dans sa propre rue lorsqu’elle est très commerçante, comme chez Frédéric :

‘« J’étais malade y a quinze jours et j’ étais quand même super content de pouvoir acheter mes légumes à trois mètres, mon pain à quatre mètres et mon journal à cinq mètres […] Le primeur, la boulangerie, enfin tout est dans la rue quoi, je quitte pas la rue. Dans les grands moments de folie, je pousse jusqu’à la rue du Temple70, mais faut vraiment que j’ai une bonne raison » (Frédéric, 39 ans, critique de cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Il n’est pas uniquement ici question de proximité spatiale. Les courses d’alimentation révèlent surtout des styles de vie typiques des quartiers centraux et des goûts socialement situés. Cette spécificité apparaît à travers le type de commerces fréquentés et surtout, la manière de faire et de « vivre » ses courses.

Dans le quartier, deux types de commerces sont privilégiés : les commerces spécialisés et les petites supérettes ou supermarchés de proximité. Les grandes surfaces n’existent quasiment pas dans le Marais et se limitent à un supermarché Métro, près de Papineau, dans le Village. Dans le Marais, les commerces spécialisés fréquentés se situent principalement le long des rues Rambuteau et de Bretagne. On y trouve boulangeries, primeurs, boucheries, crémeries et traiteurs (traditionnels, italiens, asiatiques), mais aussi fleuristes et cavistes. Cependant, les prix des produits y sont élevés et peuvent dissuader ou au moins susciter des remarques sur les tarifs « hors de prix ». Les moins fortunés se contentent souvent des supérettes de quartier et fréquentent rarement les petits commerces spécialisées :

‘« Moi je vais rue de Bretagne, le primeur, le Franprix, le fromager, mais c’est beaucoup trop cher ! Donc je fais plutôt mes courses au Franprix, chez le primeur, bon, une courgette à 8 euros, des fois je me lâche un peu, mon coloc est plus du style à claquer 50 euros comme ça chez les petits commerçants » (Maxime, 29 ans, chef de projet informatique, célibataire, colocataire, Marais)
« Les courses d’alimentation, c’est surtout rue Rambuteau, presque exclusivement, la boulangerie la plus proche, c’est là, rue Sainte-Croix, la boulangerie gay, sinon ça va être rue Rambuteau, y a presque tout » (Alexandre, 42 ans, cadre commercial, couple cohabitant, propriétaire, Marais)
« Pour les petites courses comme ça, rapide, je vais dans les petits marchés du quartier, comme en bas là, Poivre et Sel, ou des fois à Tutti Frutti, sinon je vais jusqu’au marché Metro de temps en temps pour faire plus de courses, c’est à Papineau, où là c’est plus les courses, d’ailleurs faut aller là le soir parce que ça n’est que des gais ! » (Yann, 48 ans, cadre responsable communication, couple cohabitant, propriétaire, Village)

On fréquente donc aussi les supérettes du quartier (Franprix surtout) par commodité et manque de temps ou pour des raisons budgétaires (pour les moins fortunés, les gaytrifieurs marginaux et les étudiants). Une pratique occasionnelle chez les plus fortunés et les plus occupés par leur travail, consiste à « se faire livrer » des courses plus conséquentes par l’un des Monoprix du quartier et à compléter ensuite dans des commerces spécialisées. Les inégalités économiques expliquent en partie la fréquentation plus ou moins assidue des commerces spécialisées évoquées précédemment : les enquêtés de type « réfugiés » et, plus largement, les moins riches, fréquentent moins ce type de commerces.

Les commerces spécialisées sont moins présents dans le Village que dans le Marais ou que sur le plateau Mont Royal : le Village n’est que partiellement un théâtre typique de la « gentrification de consommation » (Lehman-Frisch, 2002). On trouve néanmoins un gradient commerçant dans le Village, équivalent au précédent : d’une part, le petit supermarché Métro et les dépanneurs, d’autre part, des commerces plus spécialisés et plus chers, situés rue Ontario Est et sur Sainte-Catherine (boulangerie française, traiteurs). Plusieurs enquêtés apprécient ces commerces spécialisées, l’approvisionnement en légumes frais, issus de l’agriculture biologique, mais doivent parfois se rendre sur Mont-Royal pour ces achats :

‘« Tutti Frutti et le Métro, de Papineau, sinon je monte facilement sur Mont royal pour les fruits par exemple, y a une meilleure ambiance, mais c’est surtout l’été parce que c’est quand même à 20 minutes […] Le pain, oh joie, nous avons la chance d’avoir notre couple extraordinaire, Régis et Didier, qui possède une boulangerie La Mie Matinale, c’est une boulangerie française, ça fait 8 ans que j’y vais , je les connais bien, je les aime beaucoup, leur pain est plus ou moins intéressant mais leurs croissants aux amandes sont les meilleurs de Montréal. J’achète aussi mon pain au point de chute de mon panier de légumes biologiques parce que y a un fermier depuis 5 ans dans le Village qui livre des paniers de légumes bio chaque fin de semaine et j’ai cette qualité là de légumes qui arrive chaque semaine, il livre dans la cour du centre communautaire de centre-sud, au coin de Robin et Beaudry » (Claude, 36 ans, instituteur, en couple cohabitant, locataire, Village)

Tutti Frutti, déjà évoquée dans les travaux de Damaris Rose, remporte de nombreux suffrages (Rose, 2006). Cette épicerie disposant d’un bel étal de fruits et légumes est fréquentée par de nombreux enquêtés, y compris des gaytrifieurs marginaux. Ce qu’en dit Denis traduit des goûts et dispositions alimentaires typiques des gentrifieurs, même peu fortunés :

‘« Je vais à Tutti Frutti, ça c’est la deuxième vague, c’était pas un ancien du quartier, c’était la vague des pionniers qui voulaient quelque chose d’un peu plus fin, mais ça reste quand même simple, ça a une vingtaine d’années, c’est une petite épicerie, c’est très mignon, y a beaucoup de fruits, beaucoup de produits bios et naturels donc j’aime bien moi, c’est sûr que c’est un peu plus cher que d’aller dans un supermarché, comme Métro, mais je trouve que c’est mieux le petit marché de quartier, y a beaucoup moins de choix, y a une quantité plus réduite, mais c’est une autre qualité et puis moi, c’est mon habitude, j’aime bien y aller, je préfère ça au gros supermarché » (Denis, 43 ans, barman, célibataire, locataire, Village)

Dans les deux quartiers, il existe bien des pratiques de consommation tournées vers les petits commerces spécialisées de rue typiques de la gentrification. Elles sont plus massives dans le Marais que dans le Village et leur intensité varie surtout en fonction des ressources financières de chacun : on apprécie généralement ces lieux d’approvisionnement mais on ne peut pas y prétendre systématiquement.

Ce qui traverse l’ensemble des entretiens et qui frappe surtout l’observateur, c’est un modèle particulier du « faire ses courses » : on se rend plusieurs fois dans la semaine, parfois quotidiennement, dans des commerces d’alimentation pour acheter des produits en petite quantité. Si quelques couples se font parfois livrer « un plein », surtout à Paris, on pratique globalement peu le « plein » régulier ou hebdomadaire. Le contexte résidentiel y est pour quelque chose, par opposition à des espaces urbains périphériques, des contextes péri-urbains ou des habitudes dominantes très différentes pour les citadins nord-américains (Rose, 2006). Le type de ménages et les modes de vie expliquent surtout ce rapport à l’alimentation et aux courses : les enquêtés habitent seul ou en couple, les repas et les courses sont modifiés par le faible nombre de personnes à nourrir (Charbonneau, Germain, Molgat, 2009). Nos enquêtés, on y reviendra, se singularisent par ailleurs par de très importantes pratiques du restaurant, quel que soit le niveau de revenus : ils mangent donc souvent « dehors » et peu, voire très peu, chez eux. Dès lors, les courses d’alimentation n’ont pas le même sens que pour d’autres types de ménages (familles, autres groupes sociaux).Yann l’évoque précisément, avec un plaisir à faire ses courses « comme ça », en se baladant, au grès des produits et des commerces du quartier :

‘« Beaucoup de gens font leur marché le jeudi soir, ben je sais pas c’est comme ça, c’est québécois peut être, ben t’sais d’habitude au Québec on fait un gros marché par semaine comme ça là, une fois par semaine vont faire le gros marché pour la semaine, bon…moi j’fais pas souvent comme ça en fait, des fois mais j’aime bien acheter un peu au jour le jour, acheter un peu comme ça par moments, puis y a des boulangeries, y a des pâtisseries aussi dans le quartier, donc moi en retournant chez moi je passe devant les boulangeries, les traiteurs italiens donc j’fais mes courses comme ça tranquillement, en rentrant chez moi sur Sainte Catherine, Amherst » (Yann, 48 ans, cadre responsable communication, couple cohabitant, propriétaire, Village)

La pratique du marché illustre aussi ce type de comportements. Aller au marché n’est pas tant orienté par la nécessité des achats alimentaires que par une envie de participer à la vie de quartier, mêlant traditions populaires et usages plus récents de l’espace public local. Si certains gays font effectivement des courses au marché des Enfants Rouges (Marais) ou au petit marché Saint-Jacques (Village), nombreux sont ceux qui n’en ont pas les moyens financiers et qui se contentent de participer à l’ambiance locale. Rappelons que le marché des Enfants Rouges a suscité une mobilisation active des habitants du quartier suite à sa fermeture en 1994. Ré-ouvert en 2000, il constitue depuis un haut lieu de l’animation gentrifiée du Haut-Marais. Le dimanche matin, les cafés ouvrent leur terrasse, servent des brunchs à une clientèle de jeunes couples du quartier, d’artistes et de gays tandis que les quelques stands du marché sont devenus hors de prix. Boris s’y rend pour les terrasses et le côté « mignon » mais n’y achète finalement rien :

‘« Les Enfants Rouges, c’est génial, c’est vrai que c’est bien, ça m’arrive d’aller bouffer une pizza là bas, ou de faire un brunch en terrasse, mais après c’est très cher, et j’y vais plus parce que je trouve que c’est mignon et parfois tu peux t’attabler à un truc, et un truc de traiteur voilà, mais j’achète pas mes légumes là bas, ni mon poisson, non, de toute façon mon frigo c’est toujours la même chose, des trucs pas très intéressants (rires) » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)

Cette manière de faire ses courses (ne pas vraiment les faire, en faire peu et tous les jours ou presque) aboutit à la faible garnison des réfrigérateurs, détail évoqué par plusieurs enquêtés. Tony et Vincent ont ainsi l’impression de « moins manger » que par le passé, et oppose un avant, ailleurs, « plus structuré » à un fonctionnement « plus éclaté » aujourd’hui et ici :

‘« V : Avant c’était plus structuré, on allait dans les Monoprix, dans les Franprix du quartier on faisait des grosses commandes et on se faisait livrer, c’est vrai qu’on le fait presque plus ça…
T: C’est vrai, c’est amusant de voir qu’on fait plus que des petites courses ! C’est drôle non ?
V : Oui, c’est vachement plus éclaté ! On en fait tout le temps, mais on fait que des petits trucs, alors qu’avant on faisait vraiment le plein, on y allait ensemble, on remplissait le frigo pour la semaine, c’est moins comme ça aujourd’hui !
T : Oui c’est étonnant, je m’en étais même pas rendu compte, c’est bizarre, c’est tes questions là qui me font réaliser des trucs, c’est fou ! (rires) C'est-à-dire que si tu as une vie plus structurée et que tu sors du travail, tu fonctionnes différemment, après faut pas oublier que moi je sors beaucoup depuis un an, donc je sors à 7h, je reviens à 2h du
V : Oui on mange moins, ça c’est vrai !
T : J’veux dire quand t’as pas une vie super organisée, pour aller faire des courses, si tu veux faire du sport, bon, on a vraiment changé de vie finalement ! Avant, je crois qu’on était super organisé, on était dans le 15ème, quand on était jeune (rires), dans le 15ème, on allait faire les courses, rue Lecourbe, et on le faisait vachement régulièrement, on achetait des œufs, du lait, tout ça, on était très organisé !
V : Mais ici aussi, quand on est arrivé au début, un peu, c’était pareil, on se faisait livrer du Monoprix ou du G20, on aimait bien les livraisons ! Là c’est depuis quelques temps, c’est le laisser-aller total ! » (Tony et Vincent, 42 et 43 ans, designers, couple cohabitant, locataires, Marais)

Dans le cas de Simon, « neuf fois sur dix le frigo est vide » alors qu’un second frigo est rempli de bouteilles de champagne, boisson particulièrement distinctive, surtout lorsqu’elle est « toujours » stockée en quantité et que l’on en propose à l’enquêteur en fin d’entretien :

‘« Les courses, j’avoue qu’on cuisine pas, donc neuf fois sur dix, le frigo est vide, là tu vois je pense qu’y a rien, doit y avoir une bouteille de vin, du jus d’orange, des yaourts. On est un peu spéciaux ! (rires) On a rien à manger dans la cuisine, mais on a toujours du champagne ! Ça on n’en manque pas, à coté là, on a acheté un frigo spécial pour mettre le champagne, on le garde là comme ça il est bien frais, on n’a rien à manger mais on a toujours 10 bouteilles au frais, tu dois te dire qu’on est vraiment bizarres ! » (Simon, 48 ans, psychiatre hospitalier, en couple cohabitant, propriétaire d’un appartement familial, Marais)

Chez les moins fortunés, le modèle des courses limitées et très fréquentes est également valable, même s’il est tempéré par certaines nécessités d’agenda et de ressources. Gilles essaie de se « faire livrer le gros au moins une fois de temps en temps » tandis que Gérard ou Jérémy dans le Marais, Jean-Paul ou Pierre-Yves dans le Village « essaient » de « se discipliner » :

‘« Si j’avais le temps et l’argent aussi, parce que c’est très cher, j’irai plus rue de Bretagne, mais j’essaie de me discipliner un peu, souvent, je vais prendre l’essentiel chez Franprix le samedi matin, mais bon je peux m’arrêter rue de Bretagne aussi si j’ai envie d’un morceau de viande ou si y a un truc qui me fait envie, mais bon, t’en as vite pour cher dans ces trucs aussi » (Maxime, 29 ans, chef de projet informatique, célibataire, colocataire, Marais)
« On aime bien le marché Jean Talon, mais on n’y va plus beaucoup parce qu’on est très paresseux ! Le marché Saint-Jacques qui est plus près, après, on va aller au coin Beaudry et Maisonneuve, Tutti Frutti, mais on essaie aussi des fois de prendre l’auto et de faire les courses un peu plus importantes, au Métro de Papineau. C’est pas très agréable, je trouve, mais des fois, c’est fait en une seule fois » (Pierre-Yves, 42 ans, responsable-qualité en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Village)

Les courses d’alimentation disent beaucoup de choses sur les modes de vie des gaytrifieurs du Marais et du Village. Leurs pratiques et leurs habitudes révèlent autant des effets de la vie urbaine au centre-ville que des modèles de consommation spécifiques, éloignés des normes dominantes familiales et hétérosexuelles et des modes de consommation populaire (Bourdieu, 1979). On y trouve des préférences pour la finesse, la fraîcheur et les bons produits (une « crémerie formidable » ou des « croissants merveilleux ») sans préoccupation de quantité, qui ressemblent beaucoup aux pratiques et dispositions des gentrifieurs (Rose, 2006). On y voit apparaître un modèle dominant du « faire ses courses » dans lequel l’homosexualité accentue encore certaines dispositions de gentrifieurs : le fait de vivre seul est évidemment central dans ces modes de consommation comme l’ont bien montré les récents travaux sur les ménages solos de Montréal (Charbonneau, Germain, Molgat, 2009). Mais le fait de vivre seul est bel et bien une caractéristique plus probable encore lorsqu’on est gay, de sorte que le facteur « gay » conserve un effet particulier à ce sujet.

Notes
70.

Soit un trajet d’environ 10 minutes à pied depuis son domicile.