2.1.c. Une « culture du dehors » en commun.

Un dernier élément apparaît transversal à l’ensemble des entretiens, à travers le partage d’une « culture du dehors », expression suggestive mobilisée par Gilles en entretien :

‘« Moi je suis vraiment d’une culture du dehors, j’préfère inviter les gens au resto si je les invite, moi j’suis nul en cuisine, Hassen est un peu meilleur que moi donc globalement on invite de temps en temps, plutôt pour des brunchs, mais globalement on mange plutôt dehors, moi j’aime bien aller au marché des Enfants Rouges, bruncher, dans le Marais, avec les amis donc voilà moi je suis pas de la catégorie invitante j’suis plutôt de la catégorie sortante » (Gilles, 40 ans, directeur informatique, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Plusieurs pratiques montrent en effet que les habitants gays des deux quartiers sont des « sortants » très réguliers qui passent beaucoup de temps « dehors » et dans le quartier.

Sortir dans le quartier, c’est d’abord y marcher et s’y promener. Dans les deux quartiers, l’espace résidentiel est l’objet de balades et déambulations se déclinant selon deux formes différentes. D’un côté, elles empruntent les rues les plus commerçantes et les plus animées du quartier et sont l’occasion de « magasiner en fin de semaine » sur Sainte-Catherine ou Amherst, dans le Village, d’emprunter les artères les plus animées du Marais et les hauts-lieux du passé local (hôtels particuliers, jardins, place des Vosges). Mais un autre modèle répandu est celui de balades moins convenues empruntant des parcours moins populaires et moins touristiques. Stéphane évoque ainsi ses « coins secrets » du 3ème arrondissement, excentrés des rues très commerçantes, lui donnant l’impression de redécouvrir son quartier. Le Carreau du Temple et les abords du Musée Picasso apparaissent plus « calmes », plus « authentiques » et significatifs d’une ambiance locale préservée des excès de la vie urbaine. Dans le Village, ce type de ballade s’oriente vers le nord du quartier et déborde souvent sur le parc Lafontaine et le plateau Mont-Royal. Ce type de parcours et de discours concerne surtout des gaytrifieurs marginaux proches des milieux artistiques et intellectuels. Nombre d’entre eux dénonce d’ailleurs les excès de la fréquentation du Marais gay et du 4ème arrondissement. Envahie de « lave », la rue des Francs-Bourgeois cumule contre elle tous les griefs :

‘« La rue des Francs-Bourgeois, mais c’est l’enfer pour moi, non y a rien à dire c’est horrible ! […] Tu as vu le dimanche ? (rires) alors tu as la lave qui descend de Rambuteau et qui déferle là, qui envahit tout, tu peux même pas marcher normalement, tu mets une heure pour remonter la rue, c’est les poussettes, les familles bien gentilles, j’sais pas c’qu’ils viennent chercher, c’qu’ils viennent foutre là, c’est vraiment trop bondé ! […] Y a un côté international, faut qu’ça pète quoi ! C’est des passants, des gens qui croient que cette rue c’est le paradis, pour eux c’est vraiment une après-midi, une soirée, ils y habitent pas en fait, ils viennent là en famille, avec les enfants, les poussettes et en plus, ils ont pas d’thunes, donc ils achètent rien, moi j’discutais une fois avec une vendeuse et (rires) elle disait qu’ils sortent tout, ils foutent tout en l’air, ils fouillent mais en plus ils achètent pas ! Là c’est vraiment le parc d’attraction » (Karim, 33 ans, assistant de direction, magasin de décoration, célibataire, locataire, Marais)

Il n’en reste pas moins que dans les deux contextes, le quartier est un espace où l’on marche, se balade et où l’on peut déambuler un peu à l’aventure, en témoignant souvent d’un rapport esthétique aux lieux urbains, de dispositions à leur contemplation, surtout hors des lieux touristiques institutionnels. Ce dehors urbain, lieu d’aventure et de découverte, rappelle des dispositions propres aux gentrifieurs, « aventuriers du quotidien » (Bidou, 1984) et certaines images du quartier alimentées par la presse gay des années 1980 notamment (chapitre 5).

Mais la « culture du dehors » renvoie surtout à la très forte fréquentation des restaurants, des cafés et des bars. Ces pratiques, très répandues chez les enquêtés de tout profil, ont lieu essentiellement dans le quartier. Le restaurant constitue la pratique la plus fréquente et la plus surreprésentée : elle prolonge les résultats sur les courses d’alimentation. Le repas a rarement la signification d’un moment familial partagé chez soi ou d’un repli sur l’espace privé. Les nombreux repas pris à l’extérieur, dans le quartier, ont des significations bien différentes. Pour ceux qui travaillent à proximité de chez eux ou même chez eux, le déjeuner peut par exemple interférer avec le travail, débordant lui-même sur les relations amicales et/ou locales :

‘« On est quand même dans des métiers où les rapports professionnels ont un côté cool tu vois, donc le déjeuner de midi c’est entre le professionnel et l’amical en fait » (Frédéric, 39 ans, critique cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Les dîners au restaurant font partie du quotidien : ils se déroulent dans le quartier, avec des amis, des connaissances ou en couple, ne sont pas nécessairement anticipés et peuvent se conjuguer à d’autres sorties (cinéma, bar, spectacle) mais aussi se suffire à eux-mêmes au grès des envies ou lorsque le réfrigérateur est vide :

‘« C’est impossible à compter, c’est au minimum je dirai deux fois par semaine mais ça peut être tous les soirs, ça peut être avec des amis comme ça après un ciné, puis si un soir on sait pas quoi manger oui, ou quand depuis deux ou trois jours on n’est pas allé au restaurant, y en a un des deux qui va vouloir y aller » (Gilles, 40 ans, directeur informatique, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)
« Je suis très friand des soupers dehors, dans le Village on a de très bons restaurants, si tu as l’occasion, il te faut te rendre au Saint-Hubert […] C’est pas gastronomique là, mais c’est bien correct pour le prix. Je dois faire attention, parce que je prendrais tous les soupers au restaurant, tous les soirs » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

Les deux quartiers offrent un panel varié de lieux de restauration (type de cuisine, prix), mais le restaurant reste une pratique très répandue témoignant d’un rapport au dîner particulier. Il s’éloigne du modèle social dominant du dîner familial pour associer dîner, sorties, loisirs et quartier. Des travaux statistiques ont montré que ce modèle concerne, généralement, des jeunes, des célibataires et des ménages n’ayant pas d’enfant (Saint-Pol, 2007, 2008). Mais ces résultats sont infléchis par la configuration des ménages gays. L’influence de l’âge disparaît dans notre enquête (les plus âgés pratiquent autant le restaurant que les autres), alors que les autres effets statistiques sont accentués (absence d’enfants, célibat et niveau de diplôme élevé). De plus, si Thibault de Saint-Pol met en évidence un pic de fréquentation le samedi soir, pour ce type de catégorie sociale (Saint-Pol, 2007), les entretiens montrent qu’il n’existe pas vraiment ici :

‘« Ben ça va être le week-end, le samedi, le vendredi, le dimanche soir aussi quand on n’a pas envie de rester là, mais…non ça va être en semaine aussi, ça peut être n’importe quand en fait, bon si je rentre et que Hervé est là, bon on va se dire tiens si on se faisait un resto ! » (Éric, 46 ans, cadre financier de banque, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

La difficulté récurrente à comptabiliser le nombre moyen de repas au restaurant pris dans la semaine traduit la force d’une culture du dehors imprégnant le quotidien, force légèrement tempérée par la conjugalité cohabitante et la diminution des revenus.

Une autre trace de la « culture du dehors », actualisée dans le quartier, concerne la pratique des cafés et des bars avec des nuances quant à leur analyse commune. Deux pratiques sont très répandues et significatives d’un usage du quartier singulier : « prendre un café » et « l’apéro » parisien (dont l’équivalents québécois est « prendre un verre » ou un « 5 à 7 »). La fréquentation des cafés peut alors se réaliser en groupe mais aussi et fréquemment seul. Elle s’effectue souvent près de chez soi et constitue un moment de détente et de plaisir :

‘« Moi quand je suis en congés et que je n’ai rien d’autre à faire, un de mes grands plaisirs c’est d’aller prendre un journal, un café et de m’installer à l’Etoile manquante, ça j’adore, en particulier quand ils ont ouvert les vitres sur la rue, je peux rester en terrasse une heure comme ça » (Gilles, 40 ans, directeur informatique, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Le café du coin peut devenir un lieu très familier, un second chez soi que l’on investit au quotidien, comme le montre l’entretien avec Boris adepte de ce « sport » singulier :

‘« Je trouve ça nul de boire des cafés chez soi ! On est à Paris donc c’est une belle ville, pour les cafés quoi ! Donc, oui, boire un café en terrasse oui, c’est fabuleux quoi ! C’est un vrai sport en fait ici et moi j’adore ça ! Moi je trouve ça super, le matin moi si je veux un café je vais le boire au comptoir en bas, ou alors j’vais me faire une terrasse, t’achètes le journal, et voilà, boire un café chez moi, c’est l’angoisse, ça n’a aucun intérêt quoi ! Et ça je fais ça presque tous les jours, tous les matins ! Et ça, si je quitte Paris par contre ça va me manquer, parce qu’à Londres, y a pas de café comme ça, c’est que des Starbucks et j’aime pas ça, après tu as ces grands espaces à Londres, des sortes de Starbucks, en plus cool, tu as des canapés et c’est très sympa, mais ça remplacera jamais les cafés parisiens ! Bon ça, je le fais tous les matins et donc ça fait partie de mes habitudes, après quand tu déménages…
E : Donc les cafés d’en bas là, dans la rue, tu y vas souvent ?
B : Ah oui, j’y suis tout le temps, ben j’y étais ce matin là, au Bouquet des Archives, pendant deux heures avec un ami, et bon, tu vois, si tu m’avais pas dit qu’il fallait un endroit sans bruit (rires), non mais voilà, je t’aurai sans doute donner rendez vous là, oui c’est sûr même…
E : Et tu dois connaître les serveurs du coup ?
B : à La fronde oui, parce que c’est mes vendeurs de cigarettes donc oui, ils sont là depuis longtemps, je les aime beaucoup, vraiment » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)

L’opposition entre cafés parisiens et cafés anglo-saxons plus impersonnels fait écho aux pratiques québécoises : prendre un café y est plus souvent une pratique collective et amicale située dans des cafés plus récents et plus modernes, dont l’ambiance peut être conviviale et chaleureuse pour certains. Tel est le cas du Second Cup de la rue Sainte Catherine :

‘« Je vais aussi au Second Cup, quand je croise un ami, on s’en va au Second Cup prendre un cappucino, alors là ça va être une jaserie quoi, on va jaser l’après-midi, c’est le fun avec les fauteuils » (Silvio, 42 ans, barman et coiffeur à domicile, célibataire, locataire, Village)

Dans le Marais, Frédéric a des habitudes similaires mais y ajoute aussi le travail, muni de son ordinateur. Le « dehors » occupe d’ailleurs une place importante dans sa « journée idéale », un dehors polysémique mais toujours situé dans le quartier ou autour par « rayonnement » :

‘« Moi j’peux bosser dans un café, ça peut être un lieu de travail pour moi, j’aime bien ce côté café du quartier, où tu t’installes un moment, j’prends mon ordi et je bois des cafés […] Ma journée idéale, c’est vraiment traîner un peu le matin, bosser, être sur l’ordi, régler mes mails, écrire 2,3 textes, tu vois, sortir déjeuner avec quelqu’un, entamer une vie sociale, j’aime bien avoir mon moment tranquille à moi où j’fais mes p’tits trucs à moi chez moi, tranquille ici, et puis après, à midi, commencer une séquence plus sociale, avec un déjeuner, après l’après-midi rayonner un peu autour d’ici, faire les trucs que j’ai à faire, pour mon boulot, ou bosser dans un café avec l’ordi, mais faire mes trucs quoi et ensuite, bon comme hier soir, retrouver les amis pour l’apéro, dîner dans le quartier et voilà ! C’est affreux quelle vie de merde ! (rires) » (Frédéric, 39 ans, critique cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Dans cet agenda quotidien apparaît aussi « l’apéro » entre amis en fin de journée dans un bar du quartier. Cette pratique est très répandue chez les enquêtés qui retrouvent des amis, habitant le quartier ou non, dans un bistrot du Marais, un bar gay ou non, à partir de 18h, en semaine ou le week-end. L’offre locale et la centralité du quartier en font un lieu de prédilection pour « boire des coups », renforcé parfois par l’homosexualité des amis et le désir d’aller dans un bar gay. Damien a ainsi ses habitudes au Carré, « seconde maison », investie parfois seul à présent, ou en groupe, quotidiennement, en début de soirée :

‘« J’y allais jamais seul au début, maintenant au Carré je peux y aller seul parce que je sais qu’il y a tel serveur qui est là à tel moment, donc je sais très bien où je vais. Bon là, voilà j’ai un ami qui a appelé, il a une pause donc j’vais aller prendre l’apéro avec lui à 18h, mon copain tout à l’heure quand il va rentrer il va vouloir décompresser donc il va m’appeler il va m’dire voilà on s’retrouve au Carré, c’est comme ça sur une envie, pour moi c’est pas la grosse sortie du week-end, voilà on va pas organiser une sortie, se dire ouais on va dans un bar, c’est plus au quotidien, c’est ma seconde maison […] J’y vais quasiment tous les jours » (Damien, 26 ans, en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Marais)

Cette pratique, plus intense chez les plus jeunes et les célibataires, reste significative pour les couples et les plus âgés. Les plus de 50 ans (Raymond, Jean-Paul à Montréal, Gérard à Paris) ont toujours eu l’habitude de fréquenter les bistrots et les bars et cette fréquentation se prolonge avec l’âge, avec une polarisation croissante sur le quartier. Jean-Paul a l’habitude d’un « 5 à 7 » hebdomadaire dans le Village avec d’anciens amis de la chorale gay, Gérard retrouve aussi souvent des amis dans un restaurant gay du Marais. Les enquêtés les plus insérés dans les milieux de la nuit et des bars fréquentent beaucoup les bars du Village. Marc-André en fait partie, avec un effet décuplé lorsqu’il était barman dans le Village :

‘« Moi j’allais au bar parce que j’y travaillais tous les soirs, donc on était comme un gang de barmen, on sortait 5 soirs par semaine dans les bars, 4 soirs de travail et une soirée amicale, on va dire, on arrivait à 11h, on partait à 3h30. Le staff de Unity [le bar où il travaillait] c’est devenu une gang d’amis […] Mais ça s’est arrêté y a 5-6 ans. Mais j’exagère aussi parce que c’était comme trop excessif ça ! Pour répondre précisément à ta question, je vais toujours prendre des 5 à 7 dans le quartier mais c’est plus à l’occasion, disons une ou deux fois par semaine, mais je vais rentrer beaucoup moins tard et puis ça va être avec des amis plus proches maintenant » (Marc-André, 39 ans, cadre commercial, en couple cohabitant, locataire en cours d’achat, Village)

La « culture du dehors » accompagne ainsi le localisme des pratiques et des modes de consommation alimentaire atypiques qui font du quartier une scène centrale dans des modes de vie proches de ceux des gentrifieurs dans leur ensemble, mais parfois accentués par la configuration dominante des ménages homosexuels concernés. Pourtant, l’homogénéité des modes de vie est remise en cause par des géographies internes au quartier et des différences socioculturelles qui parcourent le détail des entretiens. Tout le monde n’y est pas habitant de la même manière, tout le monde ne contribue pas à la gaytrification de la même manière.