2.2.a. Un quartier ou des quartiers ?

Derrière un quartier saisi comme une entité homogène, se construisent des géographies et des modes de vie différenciés : on peut décrire « plusieurs quartiers » et plusieurs manières de les pratiquer, les investir et les envisager.

Dans le Marais, une ligne de fracture apparaît entre un Marais culturel et branché d’une part, et un Marais commerçant, touristique et très gay d’autre part. Ce clivage recouvre largement la distinction géographique entre 3ème et 4ème arrondissements, mais aussi deux types de populations et de pratiques différents.

Un premier groupe d’habitants se rattache plutôt au Haut-Marais, à des pratiques culturelles légitimes et avant-gardistes, à des modes de vie distinctifs. Ces gays parisiens sont essentiellement des gaytrifieurs marginaux, certains gaytrifieurs de classe moyenne et les gaytrifieurs culturels de haut-rang. Leur ancrage au 3ème arrondissement n’est pas nécessairement lié au lieu de résidence, ils peuvent habiter administrativement le 4ème arrondissement. Ce « petit monde » de journalistes, designers, enseignants, stylistes ou comédiens, aux revenus très hétérogènes, fréquente les galeries d’art branchées du 3ème arrondissement et leurs vernissages, la Maison de la Poésie, rue Saint-Martin et les Centres Culturels Suisse et Suédois. Boris, jeune styliste de 26 ans, en est un exemple :

‘« B : Les activités culturelles, ben j’fais que ça hein (rires) j’ai de la chance, le Marais c’est super pour ça, ben tout, Beaubourg, le MK2, le centre Wallonie-Bruxelles où mon ex travaille, donc j’y vais plus trop (rires), le Centre Culturel Suisse, le Centre Culturel Suédois, bon j’ai plein d’copains qui ont des galeries dans le quartier, rue Saint-Claude, rue de Turenne, rue vieille du temple, donc je fais tous les vernissages tout le temps, hein, tous les mois, sinon y a aussi le cinéma le Latina, qui est très bien ! Donc là on est servi !
E : Quand tu parlais des vernissages, c’est des choses que tu fais souvent ?
B : Ben oui, en fait parce que c’est mes copains, donc tout le temps oui, bon j’ai rapidement ma dose parce que j’ai pas les moyens d’acheter tout simplement, mais c’est mes amis donc, oui, rue saint Claude, puis sinon j’ai des amis qui travaillent chez Lambert, chez Ropac, donc oui je fais les galeries, je fais souvent ça avec Tony et Vincent qui sont rue Charlot eux, donc oui, je sors beaucoup comme ça, et non, on passe pas notre vie qu’à boire des bières » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)

Comme Boris, on valorise ici des lieux qui mélangent encore parfois les traces d’un passé populaire aux signes de la mode, de l’avant-garde, de la création et du « bohème intello pédé » selon Frédéric. C’est le cas d’anciens bistrots populaires du quartier fréquentés depuis la fin des années 1990 par une nouvelle clientèle de gentrifieurs, d’artistes, d’étudiants, de jeunes actifs et de gays : le Taxi Jaune, rue Chapon, Chez Omar ou le Progrès, rue de Bretagne :

‘« Samedi je suis allé Chez Omar, la brasserie qui est rue de Bretagne, le couscous algérien, c’est vraiment bien, c’est toujours bon et les gens sont super sympas, y a vraiment une ambiance sympa, tu vois tout le monde mange son couscous, c’est vraiment agréable. J’aime bien aller rue Chapon aussi, j’aime bien le Taxi Jaune, plutôt à midi, le cuisinier est vraiment sympa, il fait vraiment attention à la carte, je l’ai déjà vu au Duplex d’ailleurs, j’aime beaucoup le Taxi Jaune, c’est un endroit très vieillot là, assez kitsch, mais la bouffe est vraiment bonne et puis ça fait un peu vieux bistrot de quartier » (Vincent, 43 ans, designer, en couple cohabitant, locataire, Marais)

Il en va de même pour la Perle dont le succès rapide et spectaculaire tranche avec ce que c’était « avant », en l’occurrence « rien », selon Boris :

‘« J’habite depuis longtemps dans le quartier, la Perle moi j’y allais à l’époque où c’était rien, y avait le même décor mais y avait personne, c’était drôle, c’était le vieux rade popu, y avait une petite vieille, trois mecs hétéros qui se bourraient la gueule au comptoir, y avait John Galliano qui mangeait une omelette parce qu’il habite juste derrière, c’était bizarre, c’était marrant quoi ! Puis tout à coup, c’est devenu énorme, une espèce de point de ralliement de tous les gens qui étaient saoulés par le Marais, par Montorgueil, tu vois comme le Progrès un peu plus haut, le même genre de truc, mais ça va vite retomber » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)

Le marché des Enfants Rouges s’inscrit aussi dans ce tableau associant un cadre ancien, des traces de cultures populaires (bistrot, vieux comptoir en zinc, couscous, marché) appropriées par des designers, des stylistes et des comédiens gays comme des lieux « kitsch », « bizarres », « vieillots » et « drôles ». Là est sans doute le cœur de la gaytrification encore en cours dans le Marais. Par ailleurs, ces enquêtés ont des pratiques culturelles très légitimes voire avant-gardistes (Bourdieu, 1979 ; Lahire, 2004). Lorsqu’ils vont au cinéma dans le quartier, ils évoquent systématiquement le MK2 Beaubourg, près du Centre Pompidou : il s’agit d’un cinéma MK2 comme il en existe beaucoup dans Paris, mais il propose une programmation pointue et, surtout, tournée vers le cinéma gay et lesbien :

‘« Je connaissais bien le MK2 Beaubourg avant, parce que j’étais très cinéphile, et le MK2 Beaubourg c’est quand même une des programmations les plus….les plus pointues en matière de films LGBT donc je connaissais bien ce cinéma, c’est là où je vais aller le plus souvent, moins en ce moment là, mais sinon ça peut être en général une fois par semaine oui » (Gilles, 40 ans, directeur informatique, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Le Latina, cinéma explicitement gay et lesbien du Marais, est moins évoqué à l’inverse des salles du Centre Pompidou à la programmation très cinéphile, légitime et/ou avant-gardiste. Les galeries et ateliers d’artistes de la rue Charlot sont souvent connus et fréquentés. Chez ce type d’enquêtés, la visite des appartements, même modestes, offrent des traces de culture légitime : livres (de Kant à Echenoz en passant par Barthes, Duras ou Guibert), goûts musicaux (de Bach à Björk en passant par Satie, Boulez et les Smiths), affiches aux murs (expositions, films d’auteur, festivals de photographies). La culture très légitime accompagne de longs parcours scolaires et des diplômes élevés, mais aussi des discours très précis, très informés et nostalgiques au sujet d’une culture populaire locale à présent révolue. Cet élément, qui n’apparaissait pas comme un motif explicite du choix du quartier, constitue pourtant un fort élément d’appréciation de l’esprit des lieux, pour ce type d’enquêtés. Peu importe si l’on a réellement connu le Marais populaire (ce qui est très rare), on se fait, en entretien, dépositaire de cette mémoire locale en opposant un avant et un après, souvent dénigré :

‘« Cette rue au Maire, elle est quand même très particulière, ce quartier il est différent, on n’est pas dans le carré d’or du milieu gay ici, on reste dans un quartier populaire je dirai, pour le moment en tous cas, même si ça commence à être remis en cause un peu là. En 97, on a été un peu les homos qui arrivaient dans le quartier populaire quoi » (Martin, 48 ans, gérant du Tango, célibataire, propriétaire, Marais)
« Quand je suis arrivé y a 10 ans, y avait encore des entrepôts, y avait encore des artisans du coin, le nettoyage avait déjà commencé, mais il s’est accéléré, y a plus que des boutiques à la con, des coiffeurs, des agences de voyage. Moi quand je suis arrivé, au bout de 6 mois, les commerçants me connaissent, t’es pas obligé de payer, si t’as pas tout ton fric sur toi, tu payes le lendemain, c’était ça au primeur, moi je venais d’Etoile, alors t’imagines ! C’était complètement différent ! » (Stéphane, 40 ans, monteur vidéo, pigiste et DJ, célibataire, locataire, Marais)
« Ça a du commencer par les antiquaires, les artisans, et puis des galeries aussi d’artistes, ensuite c’est vrai qu’il y a eu les restaurants et là maintenant c’est les boutiques de mode, et là c’est différent, y a pas un mois sans une nouvelle boutique de mode […] Par exemple nous on a fait de la dorure à chaud, et y avait encore un doreur dans la rue avec son atelier, c’est fermé, c’est devenu une galerie » ( Vincent, 43 ans, designer, en couple cohabitant, locataire, Marais)

Ces manières de pratiquer et de parler du quartier révèlent une gaytrification très culturelle située à distance relative des artères commerçantes et très gays du 4ème arrondissement, « carré d’or du milieu gay » selon Martin. Elle est portée par des habitants gays d’un certain type : ils ont entre 25 et 45 ans, exercent des professions et/ou des artistiques, intellectuelles, touchant plus ou moins directement à la culture et peuvent être arrivés à des périodes relativement variées, ce qui ne les empêche pas de s’inscrire dans le temps long du quartier, y compris lorsqu’ils ont connu des parcours de grande mobilité résidentielle et qu’ils habitent un appartement très modeste en location. « Leur » Marais allie un passé pris en compte à une culture pointue, avant-gardiste et confidentielle (création poétique, performances, art contemporain) accueillant une homosexualité artistique, cultivée, voire intellectuelle et alternative. Il correspond d’une part aux modes de vie de gaytrifieurs marginaux parisiens et de quelques supergaytrifieurs culturels, d’autre part à des parcours de type « autonomie et indépendance » ou « opportunisme », qui s’opposent à des enquêtés moins avant-gardistes culturellement et dont l’homosexualité prend des formes plus identitaires et structurantes.

Un second groupe parisien se distingue par des pratiques davantage tournées vers les lieux les plus commerçants et les plus fréquentés du 4ème arrondissement. S’ils appartiennent globalement aux classes moyennes voire supérieures, ils disposent de ressources culturelles moins légitimes et ont des parcours scolaires différents (moins longs ou dans des filières plus scientifiques, techniques ou commerciales). On y trouve de jeunes gays aux revenus moyens et des gays plus âgés, souvent aisés et vivant en couple. Leurs pratiques et leurs représentations du Marais empruntent les rues commerçantes, très fréquentées par des résidents, des touristes et des gays résidant ailleurs (rue des Archives, rue Vieille-du-Temple). Ils sont nombreux à fréquenter les restaurants plus standardisés et les bars plus « clinquants » avec des amis gays, parisiens ou de passage à Paris. Ils fréquentent plus que les autres des enseignes de chaînes commerciales (Fnac pour la musique, UGC des Halles pour le cinéma), y compris en sortant du quartier (Forum des Halles, rue de Rivoli). S’ils sortent beaucoup dans le quartier, ces sorties sont collectives et moins culturelles que précédemment : le restaurant, le bar et le « shopping » dominent. Le cinéma constitue une pratique habituelle, effectuée à proximité, mais sur un mode très différent de celui de Gilles :

‘« Le ciné, oui, c’est pratique l’UGC des Halles est à côté, puis j’ai la carte illimitée donc j’en profite, je rentabilise pas mal […] J’aime pas trop les films prise de tête, trop intellos là, je vais au cinéma pour passer un bon moment quoi, faut que ce soit un plaisir » (Damien, 26 ans, en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Marais)

On trouve chez Damien, les traces d’une culture bien moins légitime : le cinéma est un plaisir rentable opposé à la « prise de tête ». Sur la table basse Têtu a remplacé Les Inrockuptibles, sur les murs Madonna a remplacé Almodovar, en fond sonore Mylène Farmer a remplacé Bach71. Au-delà de ce cas singulier et caricatural, les activités culturelles, de loisirs et les sorties dans le quartier n’empruntent pas du tout les sentiers gaytrifiés et culturels du Haut-Marais. Les lieux les plus populaires sont ici les restaurants Les Marronniers, Chez T’sou, Vito, les bars gays du secteur et le Café Beaubourg. La méconnaissance réciproque des lieux et des vies de chacun est sur ce point asymétrique. Les gaytrifieurs culturels du Haut-Marais ont généralement connaissance des lieux fréquentés par ce second groupe d’habitants gays, ironisent et fustigent ces univers sociaux et les goûts associés, leurs lieux de prédilection restant, quant à eux, méconnus des autres gays. En entretien, ces derniers ne sont pas en mesure de localiser et d’identifier de nombreux lieux du quartier, y compris certains bars du 4ème aux ambiances gentrifiées comme le Pick-Clop. Les différences culturelles s’articulent à des positionnements différents vis-à-vis de l’homosexualité. Les restaurants, bars et commerces fréquentés sont davantage des lieux explicitement gays et labellisés comme tels. C’est même le cas pour des besoins quotidiens tels que la boulangerie, puisque les rares habitants gays fréquentant Le Gay Choc, boulangerie gay du Marais, se trouvent dans ce groupe. De même, les pratiques et goûts culturels sont marqués par les cultures homosexuelles : abonnement à une salle de gym fréquentée par des gays, fréquentation de soirées gays très populaires telles que les Follivores au Bataclan, goûts musicaux et vestimentaires. L’homosexualité infiltre les pratiques de consommation et les goûts mais il s’agit d’une homosexualité bien différente de ses versions intellectuelles, culturelles et avant-gardistes : elle se nourrit de codes internationaux standardisés, de lieux de forte visibilité et de forte concentration homosexuelle, de consommations moins sélectives culturellement. Par opposition aux gaytrifieurs culturels, ces gays sont davantage des suiveurs, c'est-à-dire des consommateurs de lieux et de cultures gays déjà institués : « leur » Marais est un espace ludique acquis, une forme d’enclave protégée où l’on peut vivre gay, consommer gay et profiter des conquêtes du passé. Ce type de rapports au quartier va avec certains attributs : la jeunesse, des origines souvent populaires, mais surtout des parcours de « réfugiés », des ressources culturelles moins légitimes (y compris pour certains cadres supérieurs), des réseaux relationnels exclusivement gays ou presque. La force de la composante identitaire homosexuelle oriente les pratiques du quartier, les amitiés, les goûts en matière de lieu et d’ambiance mais ne se traduit par contre pas du tout dans des engagements associatifs ou militants, très souvent fustigés par ces individus. En ce sens, le quartier et l’homosexualité sont vécus sur un mode ludique et hédoniste : on est davantage spectateur ou bénéficiaire de la gaytrification qu’acteur-pionnier. Se dessine ainsi une géographie socioculturelle de l’homosexualité interne au Marais. L’épicentre gay et commercial du 4ème arrondissement rassemble des lieux et des pratiques fortement marquées par l’homosexualité, des lieux très identitaires peu centrés sur la culture (bars, restaurants, coiffeur, agence immobilière) tandis que le Haut-Marais, les abords de la rue Charlot et du Carreau du Temple renvoient à des avant-gardes culturelles plus sélectives et confidentielles, à une homosexualité plus intellectuelle et artistique que commerciale et ludique, à des publics moins exclusivement gays mais plus homogènes du point de vue socioprofessionnel. Le plan ci-dessous permet de mieux situer ces deux secteurs.

Figure 9 : Les deux secteurs du Marais : le Haut-Marais des gaytrifieurs culturels (trait vert), le Marais gay « commercial » (trait orange).
Figure 9 : Les deux secteurs du Marais : le Haut-Marais des gaytrifieurs culturels (trait vert), le Marais gay « commercial » (trait orange).

Les pratiques des enquêtés parisiens semblent soumises à mais aussi productrices de ces différenciations socio-spatiales : elles s’inscrivent dans une tension entre renaissance commerciale, touristique et grand public du secteur le plus gay du Marais et réanimation culturelle, plus sélective et plus distinctive socialement dans le Haut-Marais.

Dans le Village, les modes de vie des habitants gays montrent des différenciations socio-spatiales plus complexes et sans doute moins tranchées : elles sont d’ailleurs difficiles à représenter par la cartographie. L’histoire du quartier et son profil sociologique plus mixte expliquent des processus plus fins, mêlant générations, entrées dans le quartier, parcours sociaux et modes de vie. Subsiste d’abord un Village modeste et populaire, marqué par la présence de populations typiques de l’histoire du Centre-Sud : familles pauvres, anciens habitants de milieux populaires, mais aussi marginaux et itinérants. Plusieurs rues résidentielles constituent l’envers du décor-vitrine de la rue Sainte-Catherine (rue de la Visitation, rue Beaudry, avenue Papineau). Les plus anciens « réfugiés » et certains gaytrifieurs marginaux rappellent cette composante populaire et sa géographie interne, en associant « Village » et « pauvreté » :

‘« C’est un quartier pauvre, à une époque ça coûtait plus cher d’assurer sa voiture ici, à cause des vols, on est dans la pauvreté là quand même ! Y a des gens, des familles qui vivent très simplement par ici » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)
« Mais ici [rue de la Visitation], c’est très pauvre et très misérable aussi, en face tu as des logements d’une personne et c’est un peu comme la cour des miracles, des junkies, des jeunes dans la marginalité, beaucoup de gays qui arrivent à Montréal, qui sont partis de leur famille […] Ici je suis dans un deuxième Village, qui a toujours été pauvre et qui fait un peu plus peur aux gens » (Denis, 43 ans, barman, célibataire, locataire, Village)

Ces représentations apparaissent souvent chez les gays moins aisés économiquement : anciens employés à la retraite, jeunes employés, très mobiles professionnellement. Ils habitent eux-mêmes plus souvent que les autres ces secteurs du Village, leurs modes de vie sont souvent plus modestes que les autres. Ils fréquentent les artères commerçantes du Village mais leurs pratiques sont centrés sur certains lieux : les plus anciennes tavernes gays pour les plus âgés, les restaurants de quartier, les petits dépanneurs, le Centre Communautaire, les fast-foods de l’entrée ouest de Sainte-Catherine. Une bonne partie de la renaissance urbaine locale leur apparaît dénaturer ce qu’est le Village et ce qu’il a été. Il est devenu trop cher et a surtout perdu de son authenticité. Sur ce terrain là, Silvio oppose ses « goûts simples » à ceux des « professionnels », la « vraie friperie » à ce qu’est devenue la friperie du Village :

‘« Tout ce qui est magasins un peu branchés là, c’est ce que j’aime pas dans le quartier, c’est beaucoup plus cher qu’en centre-ville, c’est pour les professionnels là, c’est trop pour moi, pour mes goûts qui sont comme plus simples, moi c’est plutôt simple […] C’est plus vraiment comme avant, tu vois, la friperie, c’est pas une friperie, une friperie, ça coûte rien, une vraie friperie ça coûte rien, les gens ils croient faire des affaires mais si tu regardes le prix, c’est pas du tout ça » (Silvio, 42 ans, barman et coiffeur à domicile, célibataire, locataire, Village)

Ces enquêtés sont éloignés du stéréotype des « double income no kids » dont ils n’ont pas l’aisance financière. Ils sortent dans le Village, fréquentent des commerces moins sélectifs, leurs pratiques culturelles sont plus ou moins légitimes (cabarets, soirées associatives). Leurs logements sont plus anciens et plus modestes et leur homosexualité a été vécue comme une marginalité exposant soit au rejet, soit à la contestation militante (Denis, Silvio). Ils la vivent aujourd’hui d’une certaine manière comme une différence fondamentale et irréductible. S’ils n’appartiennent pas aux catégories populaires, c’est parce que leur célibat permet de vivre correctement et que les plus jeunes d’entre eux ont connu des ascensions scolaires ou culturelles au regard d’origines très populaires. Leur première entrée dans le Village a généralement eu lieu tôt, au moment où le quartier était encore peu réhabilité (années 1980-1990). Ce groupe a peu d’équivalent dans le Marais : son existence et son statut sont très liés à une gentrification plus marginale et sporadique dans le Village. On peut les considérer comme des gaytrifieurs de fait : ils sont venus s’installer dans le Village avec des ressources supérieures aux familles du quartier et des modes de vie différents. Ils ressemblent cependant peu aux gaytrifieurs fortunés et aux yuppies plus récents du quartier.

Un « second Village » apparaît au fil des représentations et des pratiques saisies en entretien : il s’agit d’un Village gay ou Village-vitrine qui concerne surtout la rue Sainte-Catherine comme artère commerçante et piétonnière centrale du quartier. Les habitants gays la décrivent sous le triple sceau de l’animation (piétonnière, touristique, commerciale), de l’homosexualité (lieux gays, affichage identitaire, fréquentation) et de la rénovation (propreté, « nettoyage », « embellissement »). Ce Village correspond à l’image mise en avant par les médias et les institutions à l’échelle métropolitaine, nord-américaine et internationale : des commerces, des bars gays, des festivités, une forte visibilité, un dynamisme communautaire et économique. Les opérations de marketing des différents acteurs du business gay et le discours des enquêtés mettent l’accent sur la propreté et la beauté d’une rue, tranchant avec les espaces plus vétustes décrits précédemment :

‘« Le quartier a beaucoup changé, ils ont fait beaucoup de choses sur Sainte-Catherine, ils ont nettoyé, ils ont fait beaucoup de travaux, l’été ils mettent des palmiers, avec les terrasses, ils nettoient tous les jours » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

Les entretiens illustrent l’ambiguïté des rapports résidentiels à cette vitrine commerçante et gay. D’un côté, elle est effectivement pratiquée et investie par certains enquêtés. C’est le cas de ceux dont les activités professionnelles sont liées au business gay local (Marc-André, Denis, François notamment) : ils connaissent les commerces du quartier, les fréquentent, travaillent sur Sainte-Catherine et investissent l’espace public au quotidien. De même, les sorties collectives entre gays sont l’occasion de pratiquer le Village gay sur un mode ludique, festif et nocturne. On trouve plusieurs parcours d’opportunisme parmi ce type d’enquêtés. Les plus âgés fréquentent les plus vieux restaurants gays du Village, notamment le Restaurant du Village. Pourtant, le discours plus distancié accompagnant certaines pratiques montre que ce Village-là n’est pas tellement vécu comme un quartier où l’on habite. On y relève un sentiment d’envahissement, une critique des excès et du « trop-plein » commercial, une élévation des tarifs, la transformation du quartier en un « Disneyland gay » pour touristes :

‘« Les gens qui habitent ici ont pris pour acquis que Sainte-Catherine c’est un Disneyland gay où les gens viennent faire la fête, c’est un Disneyland qui peut vivre avec la clientèle qui vient y faire la fête mais qui ne peut pas vivre par lui-même durant les longs mois d’hiver, pendant les semaines régulières, ordinaires et c’est là qu’on voit un peu plus les gens du quartier, ils viennent sur la rue, ils s’y promènent mais sinon les gens désertent ce Disneyland, je parle surtout pour les gays là » (Claude, 36 ans, instituteur, en couple cohabitant, locataire, Village)

L’opposition récurrente entre venir dans ce Village et y habiter se traduit par exemple chez Mathieu. Il a habité pendant deux ans à l’angle de Sainte-Catherine et Montcalm, puis a déménagé sur le plateau Mont-Royal depuis quelques mois. Habiter le Village n’a pas forcément été une bonne expérience pour lui :

‘« On habitait au pire endroit, à l’angle Montcalm, le voisin c’était le Unity, le plus gros club du Village, t’imagine ! On donnait juste sur la rue, c’était infernal, déjà t’avais le bruit toute la nuit et puis le passage, pfff ! Le line-up [la file d’attente], les gens étaient devant nos fenêtres, c’était comme ça la nuit, c’était vraiment l’enfer à la fin […] J’ai bien aimé au début, l’appart était vraiment grand, mais y avait ce truc du Unity qui était pas possible, fin c’est des trucs que tu retrouves dans tous les quartiers animés, y a une différence entre quand tu y habites et quand tu n’y habites pas, le Village quand tu peux être un peu éloigné du centre-centre, c’est très bien, c’est super même, en plein milieu c’est invivable ! » (Mathieu, 28 ans, doctorant et assistant de recherche en sciences politiques, en couple cohabitant, locataire, Village, puis Plateau-Mont Royal)

Ce processus résulte en partie de la configuration « nord-américaine » du quartier : un axe commerçant central distribue des rues résidentielles perpendiculaires et plus étroites. Le Village-vitrine est un quartier finalement moins pratiqué par les habitants gays du Village que par des gays qui, d’abord, y travaillent, des touristes (gays ou non) et d’autres gays québécois.

Un dernier Village se construit dans d’autres lieux et par d’autres modes de vie : c’est le Village gentrifié. Il correspond aux secteurs et « niches de micro-gentrification » recensés par Van Criekingen (Van Criekingen, 2001) : la rue Amherst, les portions nord des rues Plessis, Alexandre de Sève et Champlain. Amherst est une rue commerçante récente misant sur des produits et des modes de vie typiques des gentrifieurs aisés : boutiques d’antiquaires, de design et de décoration, galeries d’art flambant neuves, quelques bars de standing élevé.

Illustration 7 : La rue Amherst et ses commerces (Village).
Illustration 7 : La rue Amherst et ses commerces (Village).

Quelques entrepôts y ont été transformés en lofts, dont celui de Stefan et François. Les autres rues mentionnées disposent de blocs complètement réhabilités où habitent certains de nos enquêtés. Une autre rue intègre ce Village gentrifié : la toute petite rue Sainte-Rose au sud de Sainte-Catherine, systématiquement décrite par les enquêtés et les agents immobiliers comme « la rue réhabilitée par les gays » 72. En termes de mode de vie, les pratiques de consommation sont centrées sur de petits commerces spécialisées, des achats de meubles et d’objets rue Amherst et des pratiques culturelles plus légitimes n’hésitant pas à déborder les limites du quartier. Cette population est composée de gaytrifieurs de classes moyennes et de supergaytrifieurs (enseignants, cadres supérieurs, très diplômés) âgés de 30 à 45 ans. Ils habitent des logements confortables et réhabilités dans des rues plus calmes que Sainte-Catherine. Ils sont quasiment tous séduits par le plateau Mont-Royal et le Quartier Latin où ils se rendent régulièrement pour des achats, des ballades ou pour aller au cinéma. Nombreux sont ceux qui se sont installés ou sont revenus dans le Village dans les années 2000. Ces habitants gays composent un mélange de quasi-Yuppies et de gaytrifieurs culturels plus « aventuriers » que les autres : leurs parcours correspondent souvent aux types aboutissements ou indépendance. Ils apprécient leur logement et sa localisation dans Montréal mais mettent en valeur les qualités propres à leur secteur résidentiel situé à distance du cœur commercial et gay du Village (dans lequel ils n’achètent pas beaucoup) : calme, authenticité du bâti, mixité et convivialité du voisinage. S’ils sont moins sévères que leurs homologues parisiens au sujet des formes les plus commerciales de la gentrification locale, ils considèrent souvent que Sainte-Catherine est devenue « plus un business qu’un quartier » pour reprendre les termes de Pierre-Yves. Les trois espaces sociaux et spatiaux décrits sont évidemment perméables. Ils montrent néanmoins, à l’image des différenciations observées dans le Marais, que le Village n’est pas une entité homogène dans laquelle homosexualité et gentrification se conjugueraient au singulier. Le gradient des modes de vie, des parcours sociaux et des rapports au quartier se traduit par des usages et des pratiques du Village variés et des capacités différentes à le transformer et se l’approprier. Rappelons pour terminer que le Village est moins doté en équipements et lieux culturels que le Marais, mais qu’il dispose de structures commerciales et communautaires homosexuelles plus développées. Sur ce point, une dernière question mérite examen : celle de la fréquentation des lieux spécifiquement gays.

Notes
71.

Têtu, Madonna et Mylène Farmer font clairement partie d’une culture gay diffusée, plutôt populaire mais éventuellement appropriée par des gays culturellement favorisés (Madonna). Le cinéma d’Almodovar fait certes partie aussi des cultures homosexuelles, mais plus élitistes et intellectuelles.

72.

Nous n’avons pas tellement pu en savoir plus sur son histoire et n’avons pas réussi à rencontrer d’habitant gay de la dite rue.