3.1.a. Un voisinage hétéro(clite).

En enquêtant sur des quartiers dont l’image et même le nom sont associés à celui de « village », on peut légitimement s’attendre à l’existence de sociabilités locales fortes et valorisées, notamment des relations de voisinage intenses. Elles sont typiques de certains rapports au quartier en contexte gentrifié et peuvent aussi être suggérée par les images du ghetto homosexuel. Or, nos enquêtés sont nombreux à être très modéré sur le sujet, en terme de pratiques et en terme de dispositions à voisiner. Boris a peu de relations de voisinage et n’a pas envie d’en avoir, ses voisins il n’en a « rien à foutre » :

‘« Je les vois comme ça en rentrant mais non, j’ai jamais invité quelqu’un chez moi, non, Mais ça m’intéresse pas beaucoup non plus, je veux dire j’ai jamais demandé un tire-bouchon ou un truc comme ça, alors je laisse toujours des meubles traîner devant là, donc voilà, une fois j’avais mis un truc et ils m’ont demandé s’ils pouvaient le prendre, ceux d’à côté-là, donc moi j’ai dit oui, mais bon en fait maintenant j’suis dégouté j’aurai du le garder, mais non j’ai aucun rapport et je m’en fous, j’aime pas ça…[…] J’ai pas envie de vivre dans une grande ville pour vivre comme dans un village hein, j’aime pas qu’on me voit comme ça là, non ça me gonfle ça ! Moi quand je rentre chez moi, j’ferme la porte je me fous en caleçon, et basta ! J’ai pas envie qu’on m’emmerde, si je suis chez moi, j’suis chez moi et voilà ! J’vois mes amis mais les voisins j’en ai rien à foutre ! » (Boris, 26 ans, styliste, célibataire, locataire, Marais)

Sans être aussi radical, un bon nombre d’enquêtés allie un discours plutôt autonome vis-à-vis du voisinage à des pratiques minimales dans ce domaine, dans ce logement mais aussi dans ceux du passé. S’ils peuvent être séduits « par l’idée » d’un voisinage convivial et les récits d’amis très investis dans ce type de sociabilité, ils n’y participent pas eux-mêmes :

‘« Moi j’ai été un peu déçu par la vie de l’immeuble quand on est arrivé, on n’est peut-être pas extrêmement liant non plus, je sais pas […] On avait un couple d’amis, ils avaient le chic pour tomber dans des rues et des immeubles sympas, donc nous on a été un peu déçus là dessus, moi ça m’aurait plu je crois oui, avoir un peu plus de relations avec les voisins » (Benoît, 43 ans, cadre financier dans la banque, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Cette participation minimale s’incarne dans des interactions limitées : le très répandu « bonjour, bonsoir » qui « s’arrête là » est souvent mentionné. Pour les propriétaires, si les assemblées de co-propriété constituent une occasion importante d’interaction avec les voisins, elle est peu souvent prolongée en relations proches et amicales. Globalement, on concède « connaître » ses voisins mais le sens-même de cette formulation est souvent remis en cause:

‘« Est-ce qu’on les connaît ? Ben c’est difficile de répondre, je veux dire, connaître ses voisins ça veut dire quoi ? Si c’est juste identifier leur tête, oui je connais mes voisins, je les croise dans l’escalier, je dis bonjour, bonsoir, mais c’est pas vraiment connaître ça, connaître pour moi c’est avoir des relations plus amicales et là c’est pas vraiment le cas » (David, 38 ans, responsable ressources humaines, en couple cohabitant, compagnon propriétaire, Marais)

Dans les descriptions du voisinage, on reste pourtant frappé par la connaissance quasi-sociologique des enquêtés au sujet des habitants de l’immeuble ou du bloc. Même lorsqu’ils déclarent entretenir peu de lien avec leur voisinage, voire très mal connaître les gens de l’immeuble, ils sont souvent capables de bien décrire leur âge, leur appartenance sociale, leur statut d’occupation notamment. Ces descriptions sont globalement plus fines lorsque l’on fréquente davantage ses voisins, qu’on échange quelques conversations avec eux ou que l’on est propriétaire. Elles illustrent surtout les capacités élevées de nos enquêtés à la réflexivité et au discours sur les différenciations sociales internes à leur immeuble ou leur quartier et brossent un portrait typique du voisinage des habitants gays. En filigrane, elles permettent aussi de comprendre avec qui l’on voisine et pourquoi l’on voisine ou non avec certains types de populations. Le tableau suivant rassemble les voisins les plus souvent décrits en entretien avec des différences notables entre les deux quartiers.

Tableau 28 : La palette des voisins du Marais et du Village.
Marais
Désignation Attributs Logement Relations
« Étrangers jamais là » Riches, propriétaires, italiens, américains, australiens, japonais Appartement luxueux ou pied-à-terre Aucune
« Locataires qui tournent » Jeunes, célibataires, étudiants, locataires, de passage Studios, chambres de bonne, étages élevés Très peu, sauf pour les gays appartenant à ce groupe
« Personnes âgées » Vieux, modestes, anciens habitants, souvent propriétaires Appartements familiaux Souvent limitées mais quelques cas particuliers
« Bourges » et « Familles » Couples et familles, riches, pas très sympa, ancienneté variable Beaux appartements Limitées, politesse, assemblées de co-propriété
« Voisins sympas » et « cools » Jeunes couples, célibataires, diplômés, professions intellectuelles, gays, « bobos » Location ou propriété Plus importantes et éventuellement amicales, conviviales, intenses
Village
Désignation Attributs Logement Relations
« Familles pauvres » Anciens habitants, assistance sociale, pauvreté Vétuste, peu confortable Limitées avec quelques cas particuliers
« Marginaux » Jeunes, migrants, drogue, prostitution Chambres, foyers, logements sociaux Limitées, avec certains conflits
« Gays » Riches, couples, plus ou moins anciens, professionnels, nombreux Condo neufs, logements réhabilités Plus importantes, relations cordiales, amitiés, échanges de service
« Hétéros qui savent bien où ils habitent » Plutôt jeunes, professionnels, tolérants, couples ou célibataires, peu d’enfants Logements réhabilités Bonnes relations, certaines amitiés, proximités socioculturelles

Ces groupes de voisins reconstruits qualitativement correspondent en partie aux descriptions statistiques des sociologies résidentielles du Marais et du Village (annexe 2) dont plusieurs enquêtés maîtrisent visiblement la finesse et les évolutions historiques. On observe des voisinages différenciés entre les deux quartiers avec une forte composante hétérosexuelle, familiale et « riche » dans le Marais, et un voisinage montréalais mixte, entre catégories populaires et marginales et professionnels aisés dont une bonne partie est homosexuelle. On voisine globalement davantage entre voisins qui se ressemblent, mais les rouages de cette proximité sont complexes : ils ne se limitent pas au partage d’une orientation sexuelle homosexuelle commune.