3.1.b. Les conditions sociales du voisinage.

Les relations de voisinage se construisent très clairement avec certains types de voisins et pas avec d’autres. Dans le Marais et dans le Village, le voisinage enchanté et convivial n’est pas une donnée intangible mais une construction sociale très fine qui se nourrit d’interactions quotidiennes et de représentations sociales.

De ce point de vue, plusieurs types de voisins sont délibérément peu fréquentés, voire peu appréciés. En retour, les enquêtés supposent souvent que ces voisins sont rétifs à développer des relations plus poussées avec des voisins, surtout lorsqu’ils sont gays. Dans le Marais, il s’agit d’abord d’anciens habitants traditionnels du quartier, propriétaires âgés, souvent préoccupés par le maintien de la tranquillité, du calme et de la bonne tenue de l’immeuble et du quartier. Ils apparaissent peu sympathiques aux enquêtés et n’ont visiblement pas des modes de vie compatibles avec les leurs :

‘« Quand je faisais des travaux, j’avais mis la musique à fond, et y a une vieille dame qui est venue marquer son territoire, et me raconter l’histoire de la rue du Trésor : « Il faut pas mettre la musique vous comprenez, faut respecter le calme et tout ! » » (Renaud, 34 ans, cadre responsable logistique, célibataire, locataire, Marais)
« Le jour où j’ai signé, la femme de l’agence m’a dit « Bon, j’espère que ça se passera bien avec les voisins », donc j’ai eu un peu peur mais c’était trop tard […] C’était un couple de vieux, ils avaient tout connu là, quand je suis arrivé, c’était infernal, la guerre pendant des années, dès le premier jour, ils sont venus à 20h30 me dire vous faîtes trop de bruit, alors que je déménageais ! Ils sont venus me voir un jour aussi pour me dire que mon micro-onde faisait trop de bruit, tu imagines ! Là j’ai craqué, je l’ai foutu à la porte, c’était des vrais cons » (Carlos, 60 ans, ingénieur actuellement sans emploi, célibataire, propriétaire, Marais)

De tels conflits peuvent manifester des incompatibilités de modes de vie, des inquiétudes face aux évolutions du quartier. Ils peuvent être perçus par les enquêtés comme les traces d’une homophobie latente chez des personnes d’une autre génération et de certains milieux sociaux :

‘« La présidente du conseil syndical elle avait déjà demandé si on comptait habiter là, bon et puis elle nous avait sorti une phrase bizarre : « Bon vous savez on n’est pas trop favorable à l’évolution du quartier », donc on avait trouvé que c’était un peu limite quand même par rapport au fait qu’on soit deux garçons. » (Benoît, 43 ans, cadre financier dans la banque, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

On voisine très peu avec ces voisins garants d’une intégrité du quartier, de même qu’avec des familles et des couples plus jeunes, installés plus récemment dans le quartier et disposant de capitaux économiques importants mais très éloignés de soi du point de vue socioculturel. Nos enquêtés les plus exigeants culturellement peuvent mobiliser ici des catégories d’analyse assez fines, même si intuitives, pour dépeindre cet « autre monde » :

‘« Au 2ème étage y a un garagiste, qui a un garage dans le quartier et qui doit bien gagner sa vie, là c’est intéressant, c’est des gens qui ont vraiment une vie de petits bourgeois de province, ils font des dîners, ils reçoivent leurs amis, ils sortent le grand jeu, je vois leur salle à manger d’ici, je vois l’argenterie, ça pète ! T’as l’impression de voir Madame Figaro spécial Noël, un truc comme ça et en même temps, j’ai pas envie d’être méprisant, c’est vraiment affreux mais j’pense que si je vais dîner chez eux, on parlerait de cinéma et cette semaine ils parleraient de L’auberge rouge avec Balasko et Clavier tu vois, qui est sûrement pas le film que je vais considérer comme le film de la semaine, et ça va mettre beaucoup de distance entre nous » (Frédéric, 39 ans, critique cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Cet extrait très distinctifest emblématique du caractère extrêmement sélectif des relations de voisinage excluant les « petits bourgeois » férus d’argenterie et d’une culture peu légitime. Deux autres groupes de voisins très peu fréquentés sont les « étrangers qui ne sont jamais là » et les « locataires qui tournent » Le premier est massivement apparu en entretien et se compose d’étrangers fortunés (italiens, américains, australiens et japonais) que l’on ne connaît pas, que l’on ne voit pas et qui viennent passer quelques jours par an dans leur pied-à-terre. Le second groupe habite les étages élevés et n’est pas très visible dans l’immeuble : seuls les jeunes gays, eux-mêmes locataires et mobiles, peuvent entretenir quelques relations avec ces voisins qui leur ressemblent sans être très investi affectivement dans ces relations.

Dans le Village, le jeu de proximités et distances avec les voisins prend place dans un contexte très différent du point de vue du bâti et du point de vue du paysage sociologique. Les voisins les plus distants, qu’on ne fréquente pas et qui ne manifestent pas de désir de sociabilités correspondent essentiellement aux figures marginales, voire problématiques et inquiétantes du quartier. Les enquêtés sont divisés au sujet de ces populations « marginales » :

‘« C’est un peu comme les banlieues en France, c’est des pauvres, et la pauvreté amène la drogue d’après moi, et la violence, une personne éduquée elle va pas se ramasser là dedans […] Y a toute cette population qui fait peur dans le quartier, tous ces junkies, ces itinérants qui se ramassent dans les piqueries, c’est pas bon pour le quartier ça ! » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)
« En face, c’est miséreux, ça se drogue, ça se bat de temps en temps, c’est des junkies, mais bon ça me dérange pas, j’ai jamais eu de bisbilles avec eux, ça ne me gêne pas […] Tu sens bien que c’est la misère qui se ramasse là, c’est des gens en rupture c’est évident, mais ça fait partie du quartier aussi » (Denis, 43 ans, barman, célibataire, locataire, Village)

En revanche, du point de vue des pratiques, on n’entretient pas de relations avec cette population. On n’entretient pas tellement de relations non plus avec les familles modestes du quartier, de sa rue ou de son bloc75. Les représentations des habitants gays à leur égard semblent moins hostiles que les discours parisiens sur le voisinage mais les relations restent faibles. Ces résultats montrent qu’il existe des types de voisins avec qui les sociabilités sont réduites : des anciens habitants, des marginaux, des familles. Par ailleurs, nos enquêtés n’expriment pas tous de déception à ce sujet et ne manifestent pas non plus tous des dispositions au voisinage très développées. Les enquêtés qui s’essayent le plus au voisinage et qui aimeraient voisiner davantage sont surtout des habitants aux parcours « opportunistes » voyant dans le quartier une ressource sociale dont le voisinage peut être une composante importante. Plus globalement, voisiner suppose des connivences et des attributs en commun, éléments que l’on retrouve davantage chez d’autres voisins, dont les propriétés sociologiques se rapprochent de celles de la majorité de nos enquêtés

Ces proximités sociales et culturelles favorisent l’entretien de relations, l’échange de services, les réceptions à domicile et l’éventuelle participation à des activités collectives au sein de l’immeuble (repas d’immeuble, pot entre voisins). De ce point de vue, les descriptions les plus enchantées de relations de voisinage amicales, festives et agréables mettent en scène des voisins typiquement gentrifieurs. Le cas le plus exemplaire est celui de Stéphane :

‘« Au dessus, c’est le photographe, tout là haut c’est un décorateur, avant là, y avait un couple de mecs qui a été viré, ils étaient serveurs dans des bars, un peu bohèmes là, c’était la fiesta tous les soirs, fin, un peu plus bobo quoi ! A l’époque on disait pas encore ça, mais c’était ça, des gens qui avaient un peu d’argent mais bon moyen quoi, juste pour vivre correctement hein, et qui étaient plus dans l’esprit artiste comme ça, un peu bohème, et là actuellement ça change, ça empêche pas que les gens sont sympas, mais c’est plus avocat, gros bourgeois de province, pharmaciens en l’occurrence, c’est plus ce genre là qui arrive dans le quartier » (Stéphane, 40 ans, monteur vidéo, pigiste et DJ, célibataire, locataire, Marais)
«  Les gens au dessus de moi, là, ils sont photographes et stylistes, au-dessus c’est une fille qui bosse chez France 3 aussi, c’est un hasard, elle est artiste aussi…y a un locataire à côté d’elle, qui est saxophoniste, donc on entend ça toute la journée, bon ça, bon c’est ok, la fille qui habite là haut c’est la fille d’une des propriétaires, elle est un peu spéciale en fait, elle est entrée au carmel, mais elle s’en est fait éjecter parce qu’elle était trop mystique, trop borderline, c’est pour te dire, mais elle a des bons côtés, elle est très…il faut se parler, il faut créer des liens, et il faut s’entraidder, donc c’est elle qui a commencé à organiser des petits pots dans la cour, et puis voilà, ensuite ça s’est fait comme ça » (Stéphane)

Ce joyeux monde « bobo » mélangeant « intellos » et « pédés » apparaît comme un voisinage « cool » réjouissant Stéphane, mais excluant à un couple de nouveaux arrivants, « hétéros » et « jeunes cadres dynamiques », peu intégré à ce petit réseau socio-amical :

‘« Bon y a un facteur un peu bobo, je sais pas quoi, y a pas mal d’intellos aussi bon…puis les pédés aussi bon, c’est sûr, je sais pas, des gens qui sont peut être un peu plus cool, qui réfléchissent un peu plus dans la vie hein, mais bon des cons on en trouve partout quand même ! je pense que là c’est vraiment un coup de bol, parce que là bon y a une dame qui a je sais pas au moins 65 ans, ben elle vient à tous les pots, elle est adorable, c’est pas non plus un immeuble de jeunes hein, pas du tout ! Y a les autres là aussi, c’est un couple là, de petits cons, trentenaires là, propres sur eux, ils appellent les flics, attends, ils nous envoient les flics parce qu’on fait des pots dans la cour quand même ! Bon c’est des hétéros là, jeune cadres dynamiques, tu vois le genre…c’est des cons ! » (Stéphane)

Les pratiques de voisinage passent par des échanges de services (courrier, clés, plantes vertes), des discussions professionnelles au vu des proximités entre voisins, et l’organisation des pots et des fêtes dans la cour, dont le recrutement peut déborder sur l’immeuble voisin :

‘« Quand ça a démarré, ça a démarré fort ! Je te dis on fait des apéros dans la cour, tous les vendredis, et même tous les jours en été, on a même converti des gens de l’immeuble d’à côté qui sont devenus des amis, moi j’ai fêté mes 40 ans l’an dernier dans la cour, ce qui est quand même exceptionnel à Paris, bon le soir de la fête de la musique, mais bon avec la sono dans la cour, les cocktails, les DJ tout ça, donc bon c’est quand même pas banal à Paris, avec tous les voisins qui étaient là hein, enfin presque tous, sauf quelques emmerdeurs qui nous font chier ! Sinon y a un couple qui est pas de l’immeuble, mais de l’immeuble d’à côté, qui sont pas du tout dans le même registre économique que nous, elle, elle est directrice de comm chez Coca, et lui, il a une boîte de pub, donc tu vois, ça carbure, mais euh…ils sont hyper sympas, ils sont hyper marrants, là ils font encore une fête demain soir, on est tous invités. Je me souviens quand on s’est mis dans la cour, de suite, ils ont débarqué avec les plateaux, le fromage délicieux, les bouteilles et tout, en disant « c’est génial, mais quelle bonne idée ! » » (Stéphane)

Le cas de Stéphane illustre les cas de voisinages amicaux et conviviaux : leurs conditions sociologiques de possibilité et les formes matérielles qu’ils prennent. Dans ces cas là, les gays rencontrent en réalité d’autres gentrifieurs plus ou moins aisés, plus ou moins marginaux mais cette rencontre n’est possible que sous le sceau de références culturelles et de manières de vivre suffisamment proches, de signes matériels de distinction culturelle, de tenues « cool », de métiers « intéressants » ou de certaines vies « borderline ». Á ces conditions sociologiques-là, on peut effectivement trouver des descriptions enchantées, de relations de voisinage chaleureuses, festives, voire villageoises. De telles configurations peuvent apparaître aussi dans le Village. Dans le bloc de Claude, rue Plessis, se mélangent lesbiennes, gays, hétéros friendly aux parcours singuliers, dont Jason, le propriétaire de Claude :

‘« Jason, qui est hétérosexuel, est anglophone et a choisi le Québec dans les années 70 à cause de l’esprit bohème, il avait essayé de vivre à plusieurs endroits, en Australie en Colombie britannique, et puis vraiment quand il est arrivé à Montréal, il aimait l’esprit réfractaire, à l’ordre établi et puis il s’entendait super bien avec les quelques gais établis ici à l’époque, dans le quartier, et c’est pour ça qu’il a choisi d’habiter ici, alors c’est un hétéro mais gai dans l’âme, un peu artiste, bohème, à côté c’est un couple âgé homosexuel, qui loue ses appartements sans préférence à des gais et à des hétéros mais c’est presque tous des homos, à côté les deux appartements les deux propriétaires habitent là, sont gais tous les deux et c’est un mélange hétéro, homo, étudiants, jeunes couples gays » (Claude, 36 ans, instituteur, en couple cohabitant, locataire, Village)
« Jason le proprio, hétéro, gay friendly, a son bureau dans la cour, dans un petit établi, qui est une sorte d’aquarium de travail magnifique, il récupère des matériaux des différents chantiers où il travaille, c’est un très très joli petit endroit où travailler maintenant, dessous, il y a Kate, qui est une hétérosexuelle, mais qui d’après moi quand elle a emménagé, a quitté son chum, pour se diriger vers autre chose, je pense que présentement elle est en période exploratoire, je la dirai bisexuelle, ma voisine immédiate est Vibecke, une anglophone de l’ouest de l’île, qui est designer d’intérieur, et qui est lesbienne, elle aime bien faire la fête ! » (Claude)

Les enquêtés qui voisinent le plus intensément sont des gaytrifieurs voisinant avec des gentrifieurs (gays ou non). L’importance et la nature des relations de voisinage ne sont pas tellement déterminées par une orientation sexuelle commune, mais plutôt par des conditions sociales d’acceptabilité et de sympathie vis-à-vis de certains gays. Là est le point central de l’analyse. D’un côté, nos enquêtés les plus prompts à ce genre de sociabilité et les plus investis de fait, sont des gaytrifieurs : ils sont diplômés, « artistes » ou « intellos », souvent jeunes, ne cachant pas leur homosexualité, mais ne la vivant pas non plus de manière très identitaire, en couples ou non. En face d’eux, ils rencontrent des populations qui leur ressemblent : des gentrifieurs, des jeunes couples, des célibataires, des populations tolérantes, ouvertes voire même « fascinés » par l’homosexualité. Vu le contexte résidentiel, il existe aussi des voisins gays avec qui l’on entretien plus ou moins de relations. Commençons par signaler que le voisinage homosexuel peut constituer une ressource sexuelle ou amoureuse : dans le Village, la voisine lesbienne de Claude, lui a présenté son actuel copain Brian, avec qui il habite à présent. L’immeuble ou le bloc peut être un cadre spécifique de drague ou de relations sexuelles :

‘« Je suis allé à la première assemblée de copropriétés et dès le soir, je dînais chez un couple de pédés de l’immeuble, la cinquantaine, qui s’est dit, tiens un petit nouveau, on va se le taper, bon c’était pas trop une surprise, mais j’étais tout de suite dans le bain! […] Au rayon expériences de voisinage, y a aussi coucher avec des voisins, ça m’est arrivé plusieurs fois dont un qui bon, je crois qu’il en voulait plus, c’était pas clair, j’ai été froid après, chaud pendant mais froid après » (Frédéric, 39 ans, critique cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Le fait que les voisins soient gays semble être davantage structurant dans les relations de voisinage à Montréal qu’à Paris, sans doute parce que la densité d’habitants gays y est plus forte, de même que l’affichage visible de leur homosexualité dans le quartier. On a tendance à saluer et bavarder plus systématiquement avec ses voisins gays dans le Village qu’à Paris, où l’on spécule et fantasme davantage sur des homosexualités plus ou moins connues sans engager de conversations. Par ailleurs, deux significations différentes apparaissent au sujet des voisins gays. D’un côté, les relations entre voisins gays peuvent être valorisées et investies par des « réfugiés » pour qui l’homosexualité d’un voisin peut engager des relations de solidarité en forme de connivence essentiellement homosexuelle :

‘« Ici, y a 80 logements, mais tous les gens n’ont pas envie de parler, ils veulent peut-être parler mais ils ont peur je crois ! Fait que je dois parler à 5 ou 6 personnes oui, et c’est surtout des gays […] Mon voisin d’à côté c’est surtout avec lui que je vais jaser, c’est un gay qui a mon âge, il fait de la couture alors c’est bien pratique, il me fait mes reprises, il est toujours de bonne humeur, on rit beaucoup, beaucoup, c’est toujours des niaiseries ! » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

Mais le plus souvent, sur les deux terrains, l’homosexualité ne vient qu’accentuer des attributs socioculturels filtrant déjà le voisinage. Autrement dit, on voisine avec des gays lorsqu’ils nous ressemblent au-delà de leur orientation sexuelle, et ce type de gays intègre le paysage des voisins « cools » lorsqu’il correspond à des enseignants, des cadres supérieurs cultivés, des artistes, des gens « gay et bobo en même temps » :

‘« On a surtout des relations avec Marc, c’est pas un ami mais on peut dire qu’on le connaît et qu’on s’apprécie Il est architecte et un peu designer, il en parle beaucoup d’ailleurs (rires) mais c’est quelqu’un de très intéressant, bon il est gay j’ai oublié de préciser, mais c’est sans doute important. C’est quelqu’un de pas sophistiqué non, plutôt bobo je dirai, gay et bobo en même temps […] On a dû l’inviter deux fois ici pour l’apéro, on est allé chez lui aussi, mais on se voit souvent dans la rue en fait, c’est plutôt dehors qu’on se voit » (Sébastien, 41 ans, chef de projet marketing, couple cohabitant, propriétaire, Marais )

Dans un autre contexte, Éric a peu de relations de voisinage dans son actuel et troisième appartement du Marais : il l’attribue à une « grande différence de milieux sociaux » avec ses voisins (dentistes, juristes, personnes âgées). Mais dans son premier appartement de la rue Vieille-du-Temple, il pratiquait un voisinage plus intense et plus amical avec des trentenaires et des lesbiennes, « un milieu social » dans lequel il « se reconnaissait plus » :

‘« Rue Vieille du Temple, là pour le coup, oui, on était sur cour, donc ça a permis de lier, y avait la voisine du rez-de-chaussée qui était une jeune femme qui recevait beaucoup (rires), elle invitait à tour de bras, en face y avait une copine à elle aussi, on se voit toujours d’ailleurs, puis y avait deux couples aussi, donc là on faisait des dîners chez les uns et chez les autres […] On avait tous la trentaine, la fille du rez-de-chaussée était une riche héritière qui foutait rien, elle faisait des études de psycho à un moment, l’autre en face, était créatrice chez Bernardaud, elle crée les dessins sur la porcelaine, c’est très intéressant, elle fait des choses superbes, et puis les deux couples, les filles étaient hôtesses de l’air chez Air France, y avait un couple de filles, et puis l’autre le mari était journaliste, y avait les voisins de palier aussi, elle, elle bossait dans une maison d’éditions et lui, pour le dictionnaire Robert, donc c’était homogène en terme d’âges, mais aussi mais on se reconnaissait plus dans ce milieu social » (Éric, 46 ans, cadre financier de banque, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Globalement, on constate une forte endogamie des relations de voisinage, endogamie souvent plus structurante que l’entre-soi homosexuel, mais endogamie qui comporte des gays et des lesbiennes. Les gays participent au voisinage à la condition que les voisins soient « ouverts » à leur homosexualité, elle-même acceptée et valorisée lorsqu’elle accompagne des attributs valorisant aux yeux des voisins, on peut l’imaginer. Les relations entre voisins homosexuels correspondent parfois mais rarement à l’idée d’un entre-soi homosexuel.

Enfin, des résultats plus fins montrent que la valorisation du voisin homosexuel pour des hétérosexuels du quartier n’est pas qu’une histoire de positions sociales mais engage aussi les biographies et d’autres dimensions des identités sociales. Plusieurs figures typiques hétérosexuelles peuvent devenir des voisins potentiels particuliers, manifestant un désir de sociabilité envers les enquêtés et, suscitant, au moins initialement, la sympathie. Il faut bien avouer qu’il s’agit essentiellement de femmes, célibataires, divorcées ou veuves dont les âges dépassent 40 ans. Une configuration typique de voisinage convivial se transformant parfois en amitié associe des gays, souvent en couples, et des femmes seules et « célibattantes ». Cette « team » de voisines peut même être « pushy » selon Frédéric, c'est-à-dire insistante :

‘« Y a pas mal de femmes seules, cinquantenaires célibataires, version pré troisième âge, très ambiance j’adore les pédés, on a souffert des hommes nous aussi (rires) […] Les deux allemandes de l’immeuble font un peu team sur ce coup là, la prof allemande là, divorcée et très célibattante, elles sont très pushy pour organiser une sorte de vin chaud party à Noel, bon j’y vais aussi, et que j’te fais des Strudel, t’as l’impression d’être a Munich, bon sympa, bon moi j’y vais » (Frédéric, 39 ans, critique cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Visiblement, Lily, voisine de Simon et son compagnon, les a rapidement adoptés comme de « gentils garçons qui arrosaient les plantes » :

‘« Au 3ème étage, y a Lily, 63 ans, notre voisine qui a la terrasse là bas, son mari est mort, elle habite seule, elle a des enfants, y a même des petits enfants. Quand on est arrivé, elle avait une super terrasse, avec des fleurs, c’était extraordinaire donc nous elle nous aimait bien, tu vois, le couple de gentils garçons qui arrosaient les plantes de la vieille dame. On allait dîner chez elle, elle nous invitait, on s’entendait très bien » (Simon, 48 ans, psychiatre hospitalier, en couple cohabitant, propriétaire d’un appartement familial, Marais)

Des tensions sont cependant apparues au moment où le couple a senti qu’elle leur « avait mis le grappin dessus » :

‘« On s’entendait très bien jusqu’à ce qu’on comprenne qu’elle était très intéressée parce qu’elle voulait nous mettre dans son camp un peu. Mais elle en était malade, parce qu’on voyait bien que ça la minait, elle m’a traité un jour de traître parce que je n’avais pas voté ce qu’elle demandait à une assemblée, bon j’étais pas d’accord et tout. Donc c’est un peu dommage ! On a senti qu’elle nous avait mis le grappin dessus » (Simon)

Ces exemples sont récurrents : ils rappellent l’amitié entre Nathalie et ses voisins gays (chapitre 6) mais aussi des résultats que nous avions relevés dans un travail de maitrise (Giraud, 2003). Un entretien avec une veuve de 50 ans habitant la rue Royale à Lyon avait montré comment une telle situation amenait à trouver du soutien relationnel et des sociabilités locales intenses avec des gays et des lesbiennes du petit « quartier gay » de Lyon. On imagine que, pour ces femmes seules, l’absence a priori d’enjeux sexuels ou de séduction, de même que des expériences de célibats au-delà de 40 ans favorisent une proximité avec de tels voisins : le partage d’expériences socialement « anormales » crée de telles proximités. Certains de nos enquêtés se révèlent sensibles à ces voisines « célibattantes » mais posent des limites aussi à ce statut de « garçon gentil » capables « d’arroser les plantes ». L’ironie de Frédéric dit bien, en creux, sa réflexivité sur ce type de relations, sur leurs enjeux sociologiques et sur l’image que lui-même peut susciter auprès de ces voisines, image que l’on n’est pas forcément prêts à confirmer en endossant le rôle du « voisin pédé ». Le cas de plusieurs personnes âgées permet également d’apporter des nuances aux résultats d’ensemble, comme le montre le récit de Gilles :

‘« Y a un couple de personnes âgées à côté, ils doivent avoir 70 ans, c’est pas des jeunes, on se connaît, on papote et un jour ils m’ont croisé à une cérémonie de commémoration de déportation des homosexuels donc moi j’y étais en tant que militant associatif gay et à la fin de la cérémonie, ils sont venus me voir, mais pourquoi vous êtes là ? alors je leur ai expliqué ben voilà, je suis militant d’une association homosexuelle et voilà pourquoi je suis là, et quelques jours après j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres, un mot avec des documents, ils avaient imprimé des documents sur la déportation homosexuelle, ils avaient fait des recherches « si ça peut vous intéresser », donc y a aussi cette tradition ici d’intégration, les gens se baladent dans la rue, ils sont habitués et ils se font bien à l’idée en fait » (Gilles, 40 ans, directeur informatique, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Comme si le quartier possédait une histoire et un cadre spécifiques permettant de telles interactions, plusieurs personnes âgées se lient avec leurs jeunes voisins gays. Le cas de plusieurs « vieilles mamies » nuance aussi le poids des positions sociales de chacun car ces femmes âgées sont d’anciennes habitantes du quartier aux ressources modestes. Sans tomber dans un discours enchanté sur ce type de configurations, on constate cependant que les relations observées entre jeunes gays quarantenaires et femmes âgées de milieu populaire remettent en cause certains stéréotypes binaires entre nouveaux et anciens, gentrifieurs et milieux populaires, gays et hétérosexuels. Le plus bel exemple est fourni par Tony et Vincent, attachés à une « mamie italienne » de leur immeuble, spectatrice de la gentrification. Ce couple de designers a beaucoup de relations dans le quartier, mais relativement peu avec les « familles très bourges » de son immeuble. Une seule voisine les « adore » :

‘« V : Elle a 80 ans, si j’ai bien compris, une ancienne femme de chambre d’un hôtel parisien, une italienne, très sympathique qui s’occupe des plantes…
T : En gros c’est la seule qui est là depuis très longtemps, qui est disons LA pauvre de l’immeuble, déjà elle doit payer un loyer de 48, donc bon c’est LA pauvre, c’est la seule !
V : Cette mamie elle est drôle quand même, on est abonné au Monde, mais alors faut pas jeter maintenant, elle me dit « ah vraiment si vous voulez me faire plaisir vous me les donner », donc maintenant je lui fais des piles et à chaque fois, elle est ravie, elle lit les magazines, je lui donne des magazines aussi de design ou d’architecture, alors elle regarde ça, elle est aux anges. Un jour c’était drôle parce qu’on avait un article dans Libé et moi je lui avais amené des Libé et elle a poussé des cris en nous voyant en photo, « mais vous êtes des célébrités ! » Alors je lui ai expliqué un peu ce qu’on faisait en fait, elle savait même pas, je lui ai montré des trucs, elle trouvait que c’était très bien » (Tony et Vincent, 42 et 43 ans, designers, couple cohabitant, locataires, Marais)

Une ancienne femme de chambre de 80 ans, immigrée italienne et habitant le 3ème arrondissement populaire depuis longtemps découvre ainsi le travail avant-gardiste d’un couple gay de designer branché vivant près de chez elle et suffisamment célèbre pour être présent dans Libération. Contrairement à d’autres voisins plus « chiants » et moins attachants, cette héritière d’un passé populaire suscite l’intérêt et l’affection de ces deux gaytrifieurs culturels de haut-rang :

‘« V : non mais on parle peu aux gens de l’immeuble, y a que la mamie. Elle, elle nous adore, elle sait pas comment nous remercier, alors elle adore nos plantes aux fenêtres, quand on est arrivé c’est vrai qu’on a mis plein de plantes, on s’en est occupé, alors elle aime bien, elle entretient les pots de la cour, tout ça donc elle nous aime bien !
T : Oui, elle, elle nous aime bien mais parce qu’on est sympa aussi. Elle nous dit tout le temps « ah mais si vous voulez que je m’occupe de vos fleurs, donnez les moi, je m’en occuperai moi ! », puis elle nous aime bien parce que mine de rien, on est parmi les plus anciens maintenant, donc y a un truc d’anciens presque (rires), j’crois que bizarrement, oui, elle nous a adoptés un peu comme des voisins sympas oui, puis quand y avait ma grand-mère, elle venait voir ma grand-mère, elle discutait avec elle, comme ça
V : Oui, moi aussi y avait une amie de ma mère qui était venue chez moi, elles avaient sympathisé, elles prenaient le thé chez nous des fois, elles s’étaient trouvées comme ça, elles étaient italiennes toutes les deux » (Tony et Vincent)

Ce type de relations est autant lié aux propriétés sociologiques du couple qu’à des dispositions favorables chez cette voisine italienne dont on ne connaît pas le parcours mais qui se révèle d’une certaine manière « open mind » pour reprendre les termes de Simon au sujet des voisins âgés « du dessus » qu’il « aime beaucoup » :

‘« Ceux du dessus, très sympas, un couple de 65 ans, alors eux on les aime beaucoup, ils ont la forme c’est des bons vivants, ils sont rigolos, elle c’est une ancienne hôtesse de l’air qui a fait le tour du monde, mais ils sont vraiment open mind, c’est vraiment des hétéros qui sont réellement open mind, c’est pas juste un jeu, ils sont sympas, ils sont marrants ! Avec eux des fois on s’invite à dîner, et ils nous aiment bien je pense » (Simon, 48 ans, psychiatre hospitalier, en couple cohabitant, propriétaire d’un appartement familial, Marais)

On peut même observer des formes d’alliances inattendues entre gays et vieux habitants du quartier face à certaines nuisances locales, mais il s’agit précisément d’habitants marginalisés par les processus de gentrification beaucoup plus que de « yuppies » hétérosexuels récemment installés. Comme si le partage de certaines formes de marginalités rapprochait des habitants aux niveaux et aux modes de vie très différents. Le cas de « Yoda », figure « colorée » et « sentinelle » de la rue Plessis, évoquée par Claude et Pierre-Yves, peut le montrer :

‘« Nous avons une chance extraordinaire d’avoir une des propriétaires de petite maison en face, qu’on surnomme Yoda, comme dans la Guerre des étoiles, parce qu’elle a une voix comme ça, elle est toute petite (imitant une voix de sorcière) et elle passe son été, assise, devant chez elle, dans une chaise pliante, et sur la rue plessis, ici, on a un des taux de criminalité les plus bas du Village, c’est dû à cette sentinelle qui surveille là ! Dans les cours, y a jamais de vols, Yoda elle est là, elle salue tout le monde, puis tout le monde la salue, mais personne s’arrête trop pour lui parler, parce que c’est une femme un peu vulgaire, plus ou moins intéressante à discuter, mais c’est une voisine très colorée, omniprésente, quand les fenêtres sont ouvertes on l’entend crier sur toute la rue « Hé taberrnaaaaac ! », si par exemple y a un vendeur de drogues, un pimp, parce que y en a quand même de plus en plus ici, comme c’est une rue large, discrète et tranquille, c’est facile. Ben elle va pas s’gêner : « Taberrnaaac ! Qu’est-ce tu fais là ? Va-t-en chez vous, j’vais appeler la poliiice ! » Elle est merveilleuse, on l’adore, elle nous empêche pas de dormir parce qu’elle se couche tôt, elle nous empêche des fois d’ouvrir les fenêtres, mais on lui doit une fière chandelle » (Claude, 36 ans, instituteur, en couple cohabitant, locataire, Village)

Les relations de voisinage révèlent ainsi toute leur finesse. Elles correspondent à des interactions quotidiennes plus ou moins développées mais éminemment sociales au sens où elles varient en fonction des attributs et des attentes de chacun : gays, lesbiennes, hétérosexuels, couples, familles, personnes âgées, célibataires. Le rôle des gays dans les transformations du Village et du Marais apparaît aussi à cette échelle-là par deux vecteurs principaux : les attaches et proximités qu’ils entretiennent avec d’autres gentrifieurs, mais aussi celles qu’ils peuvent se construire avec des populations et des ambiances plus traditionnelles du quartier. Leur acceptabilité sociale accompagne aussi la définition des contours d’une « gayfriendliness » chez les gentrifieurs : c’est-à-dire d’une capacité sociale à être attiré et à tisser des liens avec des gays lorsqu’on est soi-même hétérosexuel, comme certains travaux l’ont déjà montré dans d’autres contextes urbains relativement proches (Tissot, 2010b).

Notes
75.

De fait, les blocs habités sont tels qu’ils n’accueillent pas beaucoup ce genre de populations, comme on l’a déjà expliqué précédemment.