3.2. Sociabilités et quartier : un village ?

La figure du « quartier village » occupe une place importante dans les discours et les représentations des gentrifieurs (Capron, Lehman-Frisch, 2007) et dans la promotion publique et médiatique des processus de gentrification (Fijalkow, 2007). Héritage des sociologies urbaines de Chicago, cette figure oppose le quartier comme support d’interconnaissances et d’échanges intenses à la métropole impersonnelle et anonyme (Authier, Grafmeyer, 2008). Dans la construction de ce rapport au quartier de type villageois, les sociabilités jouent un rôle central. De même, le cas des quartiers gays a souvent été envisagé comme une alternative à l’anonymat que procure la grande ville : si les homosexuels en fuite vers la ville peuvent rechercher cet anonymat, ils reconstruiraient à l’échelle du quartier gay des relations de sociabilité et de solidarité entre semblables (Eribon, 1999). Plusieurs quartiers nord-américains reprennent le terme même de village : il s’agit de quartiers ayant connu une gentrification (Greenwich Village à New York) dont des quartiers gays (le Village Gai à Montréal) ou très fréquentés par les gays (West Village, puis East Village à New York). Ces deux hypothèses associent étroitement quartier et sociabilités, le quartier investi devenant le moteur de sociabilités locales, souvent entre-soi. Les habitants gays du Village et du Marais vivent-ils leur quartier sur ce mode là ? Comment mobilisent-ils l’idée de village ? Le quartier est-il, au-delà de l’immeuble et du bloc, moteur de sociabilités ? Et de quelles sociabilités ?

Plusieurs habitants mobilisent l’expression de village à différents moments des entretiens, notamment lorsqu’on les interroge sur les gens qu’ils connaissent dans l’immeuble, la rue et le quartier. La mobilisation du « village » apparaît souvent comme une image réflexe, avec laquelle on n’est pas forcément d’accord personnellement :

‘« Y a un petit côté village quand même, un petit peu, quand tu y vis, le quartier est très intéressant pour ça, y a des moments on se croirait vraiment dans une petite ville, y a des visages qu’on connaît, les commerçants de la rue de Bretagne, tout ça, ça fait vraiment vie de village, le soir tu as les gens du quartier, les gays, moi c’est ce que je recherche » (Sébastien, 41 ans, chef de projet marketing, couple cohabitant, propriétaire, Marais)
« Le côté village c’est un peu cliché, c’est très à la mode, mais ici c’est pas tellement un village, ça reste Paris, c’est pas la province » (Laurent, 31 ans, chercheur en CDD, célibataire, locataire, Marais)

Ces discours ne suffisent pas à l’analyse car, bien souvent, la mobilisation du « village » ne dit pas grand-chose sur les modes de vie eux-mêmes. Stéphane affirme « ne pas rêver du tout » d’un « village parfait » alors même qu’à l’échelle de son immeuble il a décrit des sociabilités quasi-villageoises. Á l’inverse, les enquêtés québécois entremêlent nom propre et nom commun pour décrire leur quartier comme « un village » quand bien même leurs connaissances dans le quartier sont faibles. Michel affirme ainsi à plusieurs reprises « c’est un village ici » sans réellement parvenir à décrire ou illustrer, dans son cas, comment cela se traduit au quotidien : il ne connaît presque pas de voisins de son immeuble et ses relations sociales sont très peu centrés sur le quartier. Ses relations familiales, notamment avec sa sœur, et ses rares relations amicales se situent ailleurs que dans le quartier : en banlieue de Montréal ou dans d’autres villes. Il faut alors essayer de dépasser le terme lui-même pour étudier ce qu’il recouvre au quotidien.

De ce point de vue, plusieurs éléments permettent d’illustrer des modes de vie et de relations sociales validant en partie l’idée d’un quartier village à différentes échelles. Plusieurs habitants, à l’image de Sébastien, expliquent alors qu’ils croisent souvent et « à l’improviste » beaucoup de connaissances dans le quartier :

‘« C’est la vie de quartier ici, genre tu vas prendre un café t’es sur que tu vas rencontrer des gens, quand tu t’en vas faire ton marché tu rencontres des gens dans la rue qui vivent dans le quartier que tu connais, tu vas jaser avec sur la rue, c’est ça pour moi la vie de quartier, moi j’aime bien ça […] Comme je disais tantôt y a une vraie vie de quartier, je vais au café, je vois les mêmes personnes et j’y vais pour voir ces gens là justement, pour jaser, claquoter avec ces gens, prendre un café, le samedi après midi par exemple, je vais aller marcher, prendre mon café, je sais que j’vais rencontrer des gens que j’connais, je sais qu’ils sont là, c’est bien rare que je rencontre pas quelqu’un si je m’en vais prendre un café en rentrant du gym » (Yann, 48 ans, cadre responsable communication, couple cohabitant, propriétaire, Village)
« C’est un peu le quartier et un peu le militantisme politique aussi, mais les deux sont liés en fait, depuis que je milite, c’est là que j’ai rencontré beaucoup de monde oui, donc je connais beaucoup de monde maintenant oui, je peux pas sortir rue de Bretagne ou descendre Rambuteau sans croiser quelqu’un que je connais, mais j’aime bien cette idée de réseau, de relations » (Gilles, 40 ans, directeur informatique, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Les propos de Gilles rappellent que ce capital social local est lié aux manières dont on investit plus globalement le quartier et à sa propre trajectoire : les parcours de type opportunistes sont très favorables à ce type de sociabilité villageoise.

Dans le Marais, on constate que les engagements politiques locaux de Quentin, Gilles, Nicolas et Benoît au sein des sections socialistes enclenchent cette relation villageoise au quartier. Pour ces enquêtés, le quartier est le ressort principal des sociabilités au regard de l’ensemble de leurs relations sociales (travail, amis, famille). Cet élément est selon Benoît « très important pour [notre] enquête » :

‘« Les seules vraies connaissances qu’ont s’est faites c’est par la section du PS, oui, ça c’est très important pour ton enquête, y a eu deux campagnes et en deux campagnes c’est vrai qu’on a pu rencontrer beaucoup de gens dans le quartier. Les municipales surtout, nous ça nous a fait connaître plein de gens du quartier oui, maintenant des gens que tu croises dans la rue, que tu croises chez le boulanger, et les commerçants aussi, même s’ils sont pas de ton bord on va dire, ça fait quand même très petit quartier après, tu connais les gens » (Benoît, 43 ans, cadre financier dans la banque, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Pour Quentin, l’engagement politique actualise des dispositions villageoises « déjà là » :

‘« Quand tu milites, forcément tu rencontres les gens du quartier, là avec la campagne ça s’est accéléré pour moi parce que quand tu es tous les dimanches au marché, les gens te parlent, te reconnaissent […] J’ai toujours aimé ce côté connaissances du quartier, surtout dans le 3ème, tu sens bien que y a du lien social et moi j’ai toujours aimé rencontrer des gens comme ça, des anciens, même dans le 11ème, militer ça a renforcé ça mais c’était déjà là chez moi je crois » (Quentin, 26 ans, conseiller de Paris, couple cohabitant, locataire, Marais)

Au-delà des engagements politiques, d’autres pratiques peuvent générer des relations de sociabilité locale dans un « petit monde ». Les parcours d’opportunisme et d’aboutissement accompagnent généralement certaines relations avec certains commerçants : les commerçants de la rue Rambuteau pour Frédéric, la patronne de la librairie des Cahiers de Colette pour Nicolas et Louis habitant juste au-dessus de la librairie, plusieurs serveurs du Progrès, situé rue de Bretagne pour ceux qui vont au marché des Enfants Rouges ou le caviste d’Éric :

‘« C’est un super caviste et on y va depuis qu’on habite le quartier, donc on se connaît un peu, bon pas plus que ça, c’est une relation commerciale hein, mais bon on est déjà allé à des dégustations chez lui, il connaît nos goûts aussi, donc y a une connaissance oui, on est habitué et il nous connaît lui, on discute un peu quand on y va, disons que si on se croise dans la rue on se dit bonjour » (Éric, 46 ans, cadre financier de banque, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)
« Colette est une figure du quartier, une figure locale, tout le monde ne l’aime pas mais moi je l’aime bien, puis c’est agréable de connaître les commerçants du quartier ! […] On a déjà laissé des clés chez Colette, puis je pense qu’on peut lui demander des services, elle est pas toujours de bonne humeur mais elle nous aime bien je crois, on achète pas mal de livre aussi donc on est de bons clients ! » (Nicolas, 26 ans, professeur en collège, en couple cohabitant, Louis propriétaire, Marais)

Le parcours de Tony et Vincent passe et se construit en partie par un « village » résidentiel et professionnel : celui des designers, des galeries et galeristes du Haut-Marais, de leurs vernissages, de la rue Charlot, de ses habitants, commerçants et artistes. Leur installation dans le 3ème arrondissement en 1994 accompagne leur ascension professionnelle dans le milieu du design par le biais d’un galeriste célèbre du quartier. Mais le quartier leur fournit progressivement un ensemble de connaissances et d’entrées dans des réseaux culturels et branchés où l’on retrouve des stylistes et des designers à la fois voisins proches et amis (Hedi Slimane, Isabel Marant, notamment). Il est impossible de recenser les méandres et l’étendue de ces relations qui associent proximité spatiale, connaissances amicales et professionnelles : elles constituent clairement un petit monde d’artistes, de stylistes et de professions artistiques associé au quartier et apporté par ce dernier. Tony et Vincent y connaissent beaucoup de gens des amis proches aux connaissances plus éloignées et y font aussi « entrer » leurs amis comme Boris, rencontré par leur biais :

‘« Je les ai rencontrés à un vernissage y a 4-5 ans voilà, et là coup de cœur avec eux, et puis eux m’ont présenté beaucoup de gens aussi, pas des intimes là, mais bon à un moment, on faisait tous les vernissages, j’y allais soit avec eux, soit avec Olivier qui a fait la même école que moi, mon meilleur ami, qui a 37 ans, c’est ma grande sœur, il est dans la mode aussi, c’est quelqu’un qui est très sain, qui a la tête sur les épaules, il est en couple depuis dix ans, donc Olivier voilà, et aussi Sami qui a 23 ans, il est plus jeune que moi, il travaille dans le quartier et lui c’est ma petite sœur, il bosse dans la mode aussi, encore un ! » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)

Dans le Village, ces engrenages relationnels sont, à nouveau, davantage reliés à l’homosexualité et à un village nettement plus gay. Les habitants gays du Village croisent des connaissances dans la rue, rencontrent d’autres habitants du quartier et d’autres acteurs de la vie locale. Mais cette vie locale et ces habitants sont surtout gays. Il en va ainsi pour le « gang de la chorale », constitué de choristes et d’anciens choristes de Ganymède et qui se décline en sous-groupes relationnels dont la particularité est d’être exclusivement gays et d’habiter le Village pour la plupart. Ceux qui n’y résident pas y sortent souvent et y croisent d’autres choristes. Plus généralement, le partage d’une expérience passée du Village inscrit un village gay dans la durée des trajectoires biographiques, configuration accentuée par le fait, pour certains, d’avoir travaillé dans des bars et des lieux gays du quartier. On a déjà montré comment ce type de parcours a des effets décisifs dans la constitution d’un capital social local et gay (cas de Pierre Viens et de Marc-André, devenant agents immobiliers après un passé de militant et/ou de barman gay du Village), il alimente aussi le sentiment villageois :

‘« Quand tu travailles dans un bar, si tu gères un établissement comme Unity, tu deviens un peu un personnage aussi, fait que je suis très connu ici, y a des gens qui vont me demander des interviews, comme toi en fait (rires) mais y a des gens qui vont m’arrêter dans la rue pour me dire « ah mais t’étais pas le boss de Unity toi ? », moi je les reconnais pas toujours mais eux, bon, ils me redonnent un visage […] Dans le bloc là, la plupart sont des gays, comme je disais, on se connaît bien parce qu’y en a qui venait à Unity, on s’invite, on fait des partys des fois dans la cour oui, c’est sympa, c’est un peu le village de ce côté »(Marc-André, 39 ans, cadre commercial, en couple cohabitant, locataire en cours d’achat, Village)

De la même manière Denis et Silvio, tous deux serveurs dans le Village confirment le rôle de ce métier et de ce statut dans l’importance de leurs sociabilités locales gays. Mais ils le confirment aussi par la part importante des individus gays habitant ou travaillant dans le quartier parmi l’ensemble de leurs relations sociales. Le Village comporte cette dimension villageoise spécifiquement gay, construite dans le temps, l’espace et la proximité entre gays :

‘« Avant ce n’était que des petits bars, les gens se reconnaissaient, moi j’ai connu des gens par centaines à la Boîte en Haut, les gens te connaissaient et pouvaient te dire : « ce gars là, je le connais, il est bien, tu peux partir avec lui, y a pas de problème », oh oui, les serveurs connaissaient tes goûts, même pour les gars hein […] Y a un gars, 77 ans, là, il habite pas très loin, c’est amusant, on se croise dans la rue, on jase un peu, c’est un ancien amant, avec qui j’ai baisé toute ma vie et on se ramasse là tous les deux à refaire le passé » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

Cet aspect très gay du quartier-village est plus clairement observable à Montréal qu’à Paris. A Paris, il concerne essentiellement les gays les plus adeptes des lieux gays au moment de l’entretien ou peut être évoqué à travers les expériences des débuts de carrière homosexuelle. Seuls ces moments biographiques semblent susciter la représentation et la pratique du quartier comme un village gay, on y reviendra par la suite. Des formes d’interconnaissances très localisées peuvent ainsi apparaître au cœur des centres métropolitains.

Pourtant, ce village paraît ambigu et fragile. La première ambiguïté du quartier-village repose sur la pluralité des villages coexistant et cohabitant au sein d’un même quartier. On constate que les discours et les pratiques des villages de chacun ne se croisent pas forcément : tous n’évoquent pas le même village et les circulations entre chaque village ne sont pas si fréquentes. Il n’y a ainsi rien de commun entre l’ambiance villageoise du voisinage de Stéphane, le village des militants socialistes de Gilles ou Quentin et le petit village gay de Damien centré sur sa « seconde maison » du Carré :

‘« L’ambiance du quartier, ben elle est agréable et conviviale, c'est-à-dire que bon à force de fréquenter toujours les mêmes bars, ben tu croises toujours quelqu’un que tu connais, tu vas dans le bar où t’as l’habitude d’aller, t’es sur de tomber sur quelqu’un et tu passes un bon moment, donc c’est appréciable quand même d’avoir cette ambiance […] Pascal, il était serveur au Carré, et puis il a arrêté mais bon, c’est devenu un ami, hein, on s’appelle quasiment tous les jours en ce moment, puis je l’ai aidé pour ces travaux en ce moment, ben avant qu’tu viennes là j’étais au Carré avec lui » (Damien, 26 ans, en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Marais)

Ces manières d’envisager différents villages sont évidemment liées à des parcours et des pratiques du quartier différents, qui rendent compte des différences sociales parcourant le groupe des habitants gays du Marais et du Village.

Une autre ambiguïté repose sur les effets pervers de la densité des relations sociales locales parfois envahissantes et oppressantes. L’intense sociabilité de quartier comporte des inconvénients bien souvent associés à l’idée de « sociabilités forcées » par l’espace public du dehors et aussi par l’insistance des amis gays à venir dans le quartier :

‘« C’est la sollicitation 24h sur 24, parce que je suis entouré de gays, donc dès que tu sors, tu peux pas, des fois tu te lèves le matin, tu vas chez le dépanneur, t’es pas coiffé et tout le monde toujours est aux aguets, ça, ça m’énerve […] Le pire c’est à l’épicerie Métro, je sors pour faire des courses et j’ai l’impression d’être dans un bar tout le temps » (Silvio, 42 ans, barman et coiffeur à domicile, célibataire, locataire, Village)

Pour Boris, les sociabilités forcées par le quartier évoquent un kidnapping « fatiguant » susceptible de faire quitter le quartier. Une telle lassitude est liée au quartier gay et au fait d’y vivre au quotidien :

‘« J’habite dans un quartier où tous mes amis viennent, ils y vivent pas forcément mais ils y viennent tous. Même quand j’ai pas rendez-vous c’est facile d’en croiser deux par jour, c’est assez chiant d’ailleurs, c’est pour ça que j’aimerais partir parce que c’est très fatiguant quand toi tu vis dans un quartier où les gens sortent et toi tu ne sors pas, tu y vis, et t’as toujours des gens qui vont vouloir te kidnapper pour un café, ou une bière, après finalement t’en bois une, puis t’en bois quinze, moi j’en ai marre de ça !
E : Et ça tu l’as ressenti en venant habiter ici ?
B : Ah oui non mais c’est horrible ! Tu peux pas sortir en pyjama pour aller acheter une baguette, il faut forcément que je tombe sur une personne qu’il faut pas que je croise, quelqu’un qui me déteste ou que je déteste, maintenant en plus j’ai mon ex qui vit dans le quartier, il travaille dans le quartier c’est l’enfer, et y a une promiscuité ici du fait que tout le monde vient dans ce quartier, et de plus en plus, et même plus forcément dans les bars de pédés, j’parle essentiellement des homos là » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)

Il en résulte une relative perte de liberté et d’intimité, « difficile à gérer » :

‘« Chaque fois, il faut s’arrêter, discuter, et forcément tu vas prendre un café, ou une bière, donc la gestion du temps, de l’intimité et de la liberté, faire ce que tu veux ici, tu peux pas, tu peux vite te faire confisquer ton temps, ta vie, parce que c’est difficile à gérer en fait » (Boris)

Du point de vue historique, le quartier-village semble aussi remis en cause et fragilisé par les transformations du quartier. La plupart des enquêtés mettent l’accent sur ces fragilisations actuelles ou en cours depuis plusieurs années. La nostalgie de Raymond pour les « petits bars », les critiques émises par Claude au sujet du « Disneyland gay » ou les nombreuses railleries contre « l’envahissement des poussettes » dans le Marais (Emmanuel, Karim, Stéphane) montrent bien qu’en bons gentrifieurs, plusieurs enquêtés envisagent le village comme un avant difficile à préserver face aux nouveaux venus, à l’engouement que suscite le quartier et à son embourgeoisement résidentiel ou sa « boboïsation » pour reprendre les enquêtés parisiens. Au rang des accusés, tout le monde y passe ou presque : les touristes, les familles, les « bourges », les « gays de banlieue », mais aussi à Montréal, les « hétéros » et les « professionnels ». Ces envahisseurs fragilisent les différentes versions du village local décrit sur les deux terrains. Dès lors d’autres espaces « plus villageois » peuvent apparaître comme des références plus pertinentes et venir rappeler que le quartier-village est une image tout à fait relative dans le Marais notamment :

‘« Moi je l’ai déjà ressenti dans la rue Oberkampf, et je pense que c’était même beaucoup plus net, tu connais les commerçants tu discutes, y a un côté bobo, mais pas bobo…j’ai du fric, j’fais ce que je veux avec mes cheveux, non c’est un côté plus simple, plus convivial, y compris avec ma voisine maghrébine à Oberkampf, on se ramenait des choses de nos voyages, c’était très comme ça le 11ème, cette ambiance là » (David, 38 ans, responsable ressources humaines, en couple cohabitant, compagnon propriétaire, Marais)

De même, Mathieu semble juger le plateau Mont-Royal plus propice à des sociabilités villageoises que le Village. Il a emménagé il y a quelques mois sur le plateau où les célèbres « marches » d’escalier devant les petites maisons divisés en « plex » constituent un support de sociabilités particulièrement typique du quartier :

‘« Le plateau c’est vraiment l’image du quartier-village c’est sûr, après c’est une image peut-être mais c’est vrai que tu le sens, plus que dans le Village je trouve. Tu as plus le truc des gens qui se posent sur les marches devant chez eux avec des bières, nous on a le proprio en dessous et je sais que l’été, ben il ouvre les portes, on discute sur les marches, les gens passent en vélo, en roller, et tu as plus l’impression de pouvoir créer des liens comme ça, sur le trottoir, même si ça peut rester superficiel, ça joue quand même » (Mathieu, 28 ans, doctorant et assistant de recherche en sciences politiques, en couple cohabitant, locataire, Village, puis Plateau-Mont Royal)

Ainsi, les représentations et pratiques d’un quartier-village restent incertaines car elles mettent à jour des cohabitations plus ou moins étanches davantage qu’une participation commune à une sociabilité de type villageois et parce que les logiques de la gentrification promeuvent autant qu’elles effacent ces petits villages locaux.

Enfin, la place du quartier dans les sociabilités des habitants gays du Marais et du Village prend également des significations variables en fonction des histoires propres aux relations de sociabilité. Ces histoires montrent que le quartier peut être un moteur propre des amitiés mais qu’il est souvent aussi un réceptacle de relations existant avant le quartier et construites en dehors. Plusieurs réseaux personnels de sociabilité illustre le pouvoir relationnel spécifique du Marais et du Village. Il permet notamment de se construire une sociabilité très gay par la fréquentation des lieux gays avant même d’habiter le quartier : les relations qui naissent et les amitiés qui se construisent commencent effectivement et initialement dans les lieux gays du quartier. Le cas de Damien a bien montré ce processus dans le cas du bar le Carré. Emmanuel évoque à plusieurs reprises également cette sociabilité naissant dans les bars et pouvant éventuellement se prolonger dans le temps et dans d’autres espaces. On reviendra en détails, dans les deux derniers chapitres sur cette capacité des lieux gays à produire des « politiques de l’amitié » très particulières (Foucault, 1984). Par ailleurs, les parcours d’opportunisme et de réfugiés se caractérisent aussi par des amitiés géographiquement centrées sur le quartier : la plupart des amis habitent ou travaillent dans le quartier et, dans plusieurs cas, c’est la co-présence dans le quartier qui a fait apparaître la relation. Pour certains enquêtés le quartier est bien le point de départ de la plupart des relations sociales. Chez Martin, on trouve ce type de configurations : installation dans le quartier, rencontres très nombreuses, insertion dans des réseaux de sociabilité locaux et quasi-hégémonie du quartier dans les relations de sociabilité (travail, amis, connaissances). Martin est un ancien professeur de Sciences Economiques et Sociales, ayant quitté l’éducation nationale pour devenir gérant du Tango en 1997 alors qu’il habite dans le 10ème arrondissement, rue de la Grange aux Belles. Pendant quelques années (1997-2002), il est à la fois gérant du bar gay la Petite Vertu, rue des Vertus et du Tango, rue au Maire, les deux lieux étant tout près l’un de l’autre. En 2000, il achète un appartement au dessus de la Petite Vertu, puis le revend en 2005 pour acheter un autre appartement rue au Maire, juste à côté. En 2002, il cède la Petite Vertu pour ne plus gérer que le Tango. Près du Canal Saint-Martin, Martin connaissait beaucoup de monde et avait déjà participé activement à la vie du quartier (associations, voisinage). Depuis son arrivée dans le Marais « encore populaire » de la rue au Maire, il a tissé des relations étroites avec les populations locales : gays et notamment clients gays, commerçants traditionnels du quartier, population kabyle des deux rues, commerçants chinois de la rue au Maire, habitants modestes du quartier, gérants des hôtels meublés, rue des Vertus. Il est très inséré dans le milieu associatif : association de sauvegarde et défense du quartier, collectif de vigilance pour les sans-papiers, très actif dans cette partie du Marais, membre de différentes associations gays aussi. Il décrit une sociabilité locale extrêmement dense et conviviale mélangeant des populations très métissées (catégories populaires, immigrées, homosexuels habitant ou non le quartier). Les relations se sont construites par le quartier et par différentes portes d’entrée :

‘« Très tôt je suis allé aux réunions de quartier, aux repas de quartier, c’est comme ça que les liens se créent dans un quartier comme ça, ça facilite beaucoup les choses […] De suite, moi j’ai fréquenté les bars d’à côté, j’ai sympathisé avec les gens, donc moi étant client de ces commerces là, j’ai fait le lien, sinon les gens ils voient les pédés passer, bon mais ils voient que c’est une clientèle pas trop chiante, qui fait pas trop de bruit, donc j’dirais que l’intégration elle se fait assez bien[…] Y a des gens que j’ai connus à la petite vertu, y en a d’autres c’est au Tango, y en a c’est dans l’immeuble et puis j’ai des activités militantes dans le quartier avec un comité qui défend les sans-papiers du coup ça fait de suite des rencontres » (Martin, 48 ans, gérant du Tango, célibataire, propriétaire, Marais)

Ces relations articulent étroitement différents univers sociaux et relèvent d’une « alchimie » très valorisée chez Martin, dans la généalogie du Tango comme dans son parcours personnel :

‘« Les kabyles sont venus au Tango, Rachid est venu avec sa femme et eux ils se sont sentis très à l’aise, à la Petite Vertu aussi, ils se sont pas sentis exclus […] Ce style ça a été voulu, c’est notre style, c’est une alchimie de différents éléments qui sont là, y a un vieux plancher tout ça, on a eu ces envies, on a fait un trait d’union entre le passé, le présent, culturellement, ça c’est tout mélangé comme ça en fait, les années 30, 50, et en même temps l’homosexualité c’est pas que la culture anglo-saxonne c’est aussi la culture parisienne, le militantisme aussi […] Rue des vertus, je tenais le bar en bas, les gens venaient prendre l’apéro, quand j’ai ouvert le bar, j’avais fait un truc, donc y avait beaucoup de propriétaires, on se connaissait, on se parlait, y avait des vieux mais moitié-moitié, la vieille était là depuis 36 je crois, une espèce de vieille parisienne gouailleuse, c’était assez mixte » (Martin)

Cette mixité valorisée se veut alternative au « tout gay » et aussi alternative aux « jeunes bobos » qui « tuent le quartier » :

‘« C’est quelque chose de très important pour moi, je trouve ça affolant de rester entre soi, d’ailleurs, dans le 10ème, à un moment donné j’allais pas bien, c’était l’époque du sida, tout mes copains mourraient, donc je me suis dit il faut que je quitte un peu le microcosme gay les soirées dans le Marais, faut que j’essaie d’avoir un cadre de vie et une sociabilité plus équilibrée quoi et là j’ai commencé à m’investir dans la vie de quartier et j’ai rencontré des pères de famille, des vieux, des amis […] Ici, les personnes âgées sont cools, ils supportent très bien, c’est pas eux qui gueulent, ceux qui gueulent c’est les jeunes bobos qui viennent s’installer, qui achètent parce que c’est sympathique et tout mais qui se rendent pas compte qu’ils tuent le quartier quoi ! » (Martin)

Le quartier, ici lieu de résidence et de travail, est bien moteur de nouvelles sociabilités. Mais le quartier n’est pas toujours au centre de la construction des relations sociales. S’il est un espace de réception et de pratiques de sociabilité, celle-ci se construit aussi ailleurs : par la famille, la fratrie, les relations professionnelles ou certaines relations crées pendant les études, notamment. En entretien, nous avons posé des questions sur l’ensemble des relations de sociabilité, qu’elles prennent place dans le quartier ou qu’elles dépassent ce cadre-là. De ce point de vue, un résultat important de l’enquête est le rôle de réceptacle du quartier. Dans le Marais, on ne compte pas les entretiens dans lesquels les enquêtés expliquent voir souvent de nombreux amis dans le quartier, mais des amis qui n’habitent pas le quartier et que l’on a rencontré ailleurs, dans d’autres contextes. Ces amis sont très souvent gays et prennent place dans une sociabilité dominée par les gays et les lesbiennes pour tous les enquêtés. Si le quartier est bien le lieu d’entretien et de réalisation de la sociabilité, il n’est pas ici le lieu de naissance de celle-ci. Par ailleurs, les relations de sociabilité ne sont pas toutes dominées par le Marais ou le Village, à la différence du cas de Martin. Nous avons finalement été frappés par le maintien de relations familiales très importantes pour de nombreux gays du Marais et du Village. Y compris s’il y a eu rupture (sociale, culturelle, géographique) à un moment donné du parcours, les liens familiaux conservent une importance qui tranche avec les différentes formulations sociologiques de l’idée de déclin de l’institution familiale. Par exemple, des gays aux parcours de réfugiés ou d’accomplis peuvent décrire les multiples ruptures de la décohabitation et de la concrétisation de leur homosexualité. Cela ne les empêche pas de maintenir et d’entretenir des liens familiaux, notamment avec leurs parents (coups de téléphone réguliers, visites réciproques). Les parents d’Alexandre peuvent ainsi venir passer quelques jours chez leur fils gay, même s’ils appartiennent à un « autre monde » et qu’ils ne sont pas officiellement au courant de l’homosexualité de leur fils…qui les accueille chez lui avec son compagnon et leur rend visite aussi avec lui :

‘« On a des relations mais j’suis pas vraiment famille quoi, j’ai pas de mauvaises relations, non, ça va être bon je les appelle en moyenne une ou deux fois par semaine, j’y vais…5, 6 fois par an, ils sont en province, puis eux viennent ici trois fois par an, à peu près » (Alexandre, 42 ans, cadre commercial, couple cohabitant, propriétaire, Marais)
« [Á propos de l’homosexualité] C’est dans le non-dit, c’est dans le non-dit, non dit complet ! Encore aujourd’hui ! C’est dans le non-dit en ce sens qu’ils savent, mais, c’est pas verbalisé ! Ça l’a jamais été et ça le sera plus, c’est plus nécessaire ! Ils connaissent très bien Jean-Michel, on y va ensemble, mais c’est vraiment dans le non-dit, ça a pas été verbalisé mais c’est su, moi ça me gêne pas, je crois que maintenant ça ne me gêne pas parce que ma vie est quand même bien avancée, bien posée, je vois pas l’intérêt de faire une grande déclaration maintenant ! Et ça ne pose pas de problème, quand ils viennent ici, ils dorment là, on se ballade avec eux, comme une famille normale quoi, ils aiment beaucoup Jean-Michel et ils aiment bien venir chez nous aussi » (Alexandre)

Le logement et le quartier constituent alors le réceptacle de sociabilités qui ne naissent pas du quartier mais de l’espace des origines familiales : le quartier ne constitue donc pas non plus le point de départ d’un renouveau intégral des sociabilités passant par une rupture avec là d’où l’on vient. S’il peut être investi comme moteur de nouvelles sociabilités, il est aussi un réceptacle pour des relations sociales plus anciennes et existant aussi en dehors du quartier. C’est dans cette configuration mixte que s’inscrivent et se déploient la plupart des réseaux de sociabilité des enquêtés, même si leurs relations sociales restent dominées par des connaissances et des amis gays. Ainsi, les pratiques des sociabilités constituent une ressource globalement valorisée par les enquêtés. Cette ressource fait intervenir le quartier comme lieu d’ancrage, parfois moteur de relations sociales très singulières mais aussi comme réceptacle de liens sociaux. Les attraits du quartier habité peuvent susciter l’engouement des amis et des connaissances pour venir dans le quartier lorsqu’eux-mêmes n’y vivent pas et qu’ils sont gays. La figure du village dans la ville existe bien localement, mais elle prend des formes très diversifiées selon le contexte local et selon les parcours et attentes des habitants et n’est pas forcément pratiquée effectivement au quotidien, ni même très valorisée par tous. Elle paraît également fragilisée par les transformations à l’œuvre dans le Marais et le Village depuis plusieurs années.

Plus globalement, les relations de sociabilités révèlent surtout la diversité des parcours et des attentes des habitants gays du Village et du Marais. Ils ne voisinent pas tous de la même manière et n’investissent pas non plus de la même manière les ressources relationnelles d’un même quartier. Ces relations sont plus ou moins déterminées par l’entre-soi homosexuel entre certaines configurations réticulaires très gays (cas des réfugiés et du Village) et d’autres, structurées par des proximités socioculturelles. L’homosexualité reste cependant présente dans l’ensemble de ces relations : tous les voisins et tous les acteurs de la vie du quartier ne l’envisagent pas de la même manière et sont plus ou moins prompts à nouer des liens avec des voisins ou des clients gays. De ce point de vue, les figures typiques du voisinage montrent qu’il existe des conditions sociales de possibilité d’un voisinage intense et convivial faisant une place aux gays. Ces conditions sont sans doute davantage réunies dans des quartiers gentrifiés ou en cours de gentrification mais ne sont pas hégémoniques, même dans ce type d’espace urbain.