Quatrième partie : quartier, gaytrification et socialisation.

La dernière partie de cette thèse renverse, d’une certaine manière, la perspective adoptée dans les deux précédentes. On y a analysé la manière dont nos populations contribuaient de manière différenciée aux transformations du Village et du Marais depuis une trentaine d’années : les identités sociales individuelles et collectives interviennent dans la formation et la transformation des espaces urbains investis, pratiqués et représentés. La réciproque est apparue en filigrane dans les chapitres 7 et 8 à travers l’idée que l’espace urbain, et notamment le quartier, intervenait aussi dans la formation et la transformation des identités sociales. C’est précisément cette thèse que nous souhaitons développer et illustrer à présent dans les deux derniers chapitres de cette thèse. En ce sens, les chapitres 9 et 10 prolongent l’analyse des relations entre espaces et identités sociales en explorant les dimensions spatiales des processus de socialisation (Authier, 2001 ; Cartier, Coutant, Masclet, Siblot, 2008). L’organisation de cette partie est structurée par les tensions théoriques qui parcourent les définitions et les débats autour de la notion de socialisation. D’un côté, la socialisation peut être envisagée comme l’ensemble des processus et des mécanismes qui font que les individus incorporent et adoptent les normes, pratiques et valeurs propres à un groupe social particulier ou à une société : elle est incorporation de normes produites par des institutions, des contextes ou des configurations qui influencent ce que sont et deviennent des individus. D’un autre côté, cette incorporation n’est pas seulement passive et mécanique : elle est plus ou moins prononcée, plus ou moins complète et plus ou moins durable selon les socialisations antérieures et les parcours individuels, eux-mêmes ayant un impact et une influence sur ce que les individus font et ne font pas des contextes auxquels ils sont confrontés. Le chapitre 9 illustre alors plutôt le premier versant de cette conception de la socialisation, tandis que le chapitre 10 vient l’enrichir du second volet.

Le chapitre 9 examine l’hypothèse d’un mode de socialisation spécifique au quartier en rappelant la manière dont les espaces traversés et notamment le quartier gay influence la construction des identités homosexuelles. Deux dimensions centrales sont exposées ici. D’une part, les espaces physiques et les espaces urbains occupent une place centrale dans un modèle idéal-typique de parcours que l’on peut décrire comme une « carrière gay ». Les dimensions spatiales de ces carrières sont observables empiriquement et illustrent la place du quartier gay dans ces processus. De ce point de vue, le quartier gay s’inscrit dans l’horizon des carrières gays, au-delà de la séquence résidentielle puisque les enquêtés construisent un rapport au Marais et au Village bien avant d’y habiter. D’autre part, les entretiens montrent que les lieux gays du quartier constituent plus précisément des instances de socialisation singulières : leur fréquentation et les rapports individuels à ces lieux ne se décrivent pas seulement physiquement (présence, décor, localisation) mais aussi à travers ce qu’ils véhiculent comme représentations, ce qu’ils génèrent comme pratiques et habitudes, ce qu’ils valorisent comme manières d’être gay. Être présent dans le quartier, fréquenter tel bar gay ou ne pas y aller, sont des expériences sociales et socialisatrices qui peuvent se manifester comme une force de rappel dans la suite des parcours individuels, en particulier lorsqu’on vient habiter dans le quartier. Le chapitre 10 confronte ce mode de socialisation spécifique aux parcours individuels et aux différentes expériences sociales antérieures et simultanées. Il s’agit alors de décrire les conditions socio-biographiques d’incorporation d’une socialisation gay pour rendre compte des raisons sociologiques des différentes manières d’être gay, structurant elles-mêmes des rapports aux lieux gays et au quartier différents. Au-delà de nos terrains, cette approche s’inscrit résolument dans une approche sociologique plus générale des homosexualités ayant comme entrée méthodologique celle des rapports aux espaces urbains: il nous a semblé qu’il était légitime d’ouvrir aussi des pistes de recherche à ce sujet pour terminer cette thèse.