Chapitre 9 : Quartier, lieux gays et socialisation.

La sociologie des processus de gaytrification prolonge et enrichit la compréhension des processus de gentrification, mais doit également rendre compte des spécificités liées au caractère « gay » des espaces et des populations concernés. Les entretiens illustrent le caractère irréductible du facteur gay : les récits de vie se distinguent de ceux de gentrifieurs hétérosexuels ou, plus généralement, d’individus hétérosexuels parce qu’ils racontent des vies homosexuelles aux aspects singuliers. Cette irréductibilité n’a rien de « naturel » car elle prend des formes historiquement, biographiquement et sociologiquement variables. Plus encore, si l’homosexualité reste souvent étrange ou anormale pour le sens commun, c’est surtout parce que les normes sociales dominantes sont fondamentalement hétérosexuelles dans les sociétés contemporaines occidentales. Le caractère « anormal » de l’homosexualité conjugué à l’aspect séquentiel des récits de vie nous a amené à reconstituer une « carrière gay » sous l’influence des approches interactionnistes de la déviance (Becker, 1985). Ce type d’approches s’est montré particulièrement fécond au sujet de populations plus ou moins marginales : les fumeurs de marijuana initialement, mais aussi les danseurs et musiciens de jazz, certains criminels et voleurs, plus récemment les jeune filles anorexiques, les sportifs dopés, les hooligans ou les militants d’extrême-droite (Lafont, 2001 ; Darmon, 2004 ; Bodin, Héas, 2004 ; Aubel, Brissonneau, Ohl, 2008). En quoi permet-il de comprendre la construction sociale des identités gays ? Comment articuler l’idée de « carrière gay » aux formes spatiales que l’homosexualité prend dans le Marais et le Village ? Au-delà des stéréotypes du « ghetto homosexuel », comment l’espace du quartier gay participe-t-il à ces carrières ? La thèse développé dans ce chapitre repose sur les dimensions spatiales des carrières gays et sur le rôle central qu’y joue le quartier gay, au-delà même de l’investissement résidentiel des enquêtés. C’est pourquoi l’entrée de ce chapitre problématise de manière secondaire le statut d’habitant du quartier puisque le rapport au quartier gay se construit avant même et au-delà de ce statut. Dans une première section, on montrera qu’il est possible de décrire et de modéliser des « carrières gays » en revisitant les résultats de la sociologie de la déviance dans le cas des homosexualités masculines. On montrera que les séquences de ces carrières se distinguent notamment, les unes des autres, par le registre spatial et les rapports au quartier gay. Dans une deuxième section, on passera de l’analyse des carrières à l’exploration des processus de socialisation à l’œuvre dans les lieux gays du quartier. Qu’est-ce qui s’incorpore exactement ici et quels en sont les effets identitaires ? On montrera certains effets socialisants durables des lieux gays, qui seront interrogés de manière plus approfondie encore dans le chapitre 10. On s’interrogera également sur le sens de l’expérience résidentielle, spécifique à nos enquêtés, dans cette socialisation gay par le quartier et les lieux gays.