1.1. Avant et ailleurs.

Le modèle séquentiel proposé par Becker n’est pas ici un choix théorique posé a priori. Il nous a plutôt semblé pertinent au fur et à mesure que les entretiens s’accumulaient car les enquêtés y racontaient leur homosexualité sous des traits proches des récits recensés chez Becker : la découverte, l’apprentissage notamment pratique, la familiarisation progressive et l’incorporation plus ou moins intense de manières d’être, de voir et d’agir spécifiques. Ce processus prend du temps : il engage des événements, des contextes, des pratiques et des lieux qui sont autant d’incitations à mobiliser le terme de « carrière » au sujet des gays. Il est d’autant plus justifié que l’homosexualité implique la transgression d’une norme sociale, celle de l’hétérosexualité, et que dans l’approche de Becker, c’est une condition nécessaire à l’utilisation du terme « carrière »76. Comme souvent, l’expérience d’une forme de déviance sociale amène les individus à en distinguer différentes étapes, notamment à identifier un « début » et des expériences de commencement. Dans sa description des « carrières anorexiques », Muriel Darmon insiste sur les difficultés à identifier ce « commencement » :

‘« La question du commencement est peut-être moins celle de son assignation dans le temps que celle de sa définition : qu’est-ce qui commence en fait ? Les hésitations dans l’assignation d’un commencement, ou les assignations de commencement multiples sont moins ici une question de mémoire, de datation, de difficulté à créer une discontinuité dans une expérience continue qu’une question de définition. Il y a en effet toujours, dans les entretiens, assignation d’un moment où quelque chose « commence ». Mais la question que posent les hésitations des interviewées, c’est « qu’est-ce qui commence ? » » (Darmon, 2002, p.107)’

Muriel Darmon montre, à ce sujet, que le commencement anorexique prend au moins trois formes différentes qui ne se limitent pas à l’initiative d’un premier régime, mais qui correspondent à « une même phase d’engagement dans une prise en main comme première phase de la carrière anorexique » (Darmon, 2006, p.109).

Chez nos enquêtés, les débuts sont encore plus difficiles à identifier, dater et surtout définir. Les indicateurs d’entrée en homosexualité semblent plus diversifiés et discutables que les débuts des carrières de sportifs dopés ou d’anorexiques. Commencer se raconte d’ailleurs souvent par le fait de « découvrir » : les enquêtés reviennent ainsi fréquemment sur les origines de leur homosexualité à travers sa découverte. En amont même de la pratique, elle est alors décrite sur un mode cognitif ou psychologique : on « prend conscience », « découvre », « sait » ou « comprend » que l’on est homosexuel. Mal situé dans le temps, élastique dans la durée et difficile à qualifier, ce commencement oscille souvent entre enfance et adolescence. Selon certains enquêtés, leur homosexualité constituerait une sorte de donnée plus ou moins inconsciente et déjà là qu’ils finissent par résumer en affirmant qu’ils ont toujours su plus ou moins qu’ils étaient gays. Ces discours sont étayés par une série de modèles psychologiques enfantins stéréotypés (chapitre 7). Par exemple, le récit d’Emmanuel met à l’épreuve le raisonnement sociologique sur la genèse biographique d’une homosexualité :

‘« Je me souviens, quand j’étais petit, je me déguisais beaucoup en magicien, en roi mais surtout en reine, je déboulais dans le salon en princesse comme ça et les copains universitaires maoïstes de ma mère lui disait toujours "tu sais comment ça va se terminer!", y a pas de secret hein ! (rires) » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

Ce type de récit évoque ceux analysés par Pierre Verdrager dans son travail sur les parcours et les identités homosexuels où certains enquêtés semblent s’être toujours senti « homosexuel » (Verdrager, 2008). L’auteur y décrit certaines de ces enfances et adolescences homosexuelles participant au processus de « montée en identité » caractérisant, selon lui, la construction des identités homosexuelles. Défini comme « le fait d’emprunter un itinéraire qui aboutit au fait de se dire – classification - et de dire – expression – qu’on « est homosexuel ». » (Verdrager, 2008, p.44), ce processus comporte une étape décisive qui est celle de la « nomination » de soi et de ce que l’on est. Or, l’analyse de ces débuts de « montée en identité » comme les récits de nos enquêtés recèlent un problème méthodologique des plus aigus puisqu’ils reposent sur une lecture du passé sociologiquement problématique.

Elle est en partie le fruit de réinterprétations du passé, effectuées a posteriori, notamment sous l’influence des étapes ultérieures de la « carrière gay » : c’est d’autant plus manifeste lorsque, comme Emmanuel, les enquêtés se sont construits depuis une culture homosexuelle mobilisant à la fois la littérature, le cinéma, les sciences humaines et la psychanalyse. Ces ressources culturelles nourrissent en partie la mobilisation de stéréotypes dans lesquels on peut se classer, se retrouver et s’identifier a posteriori au risque de l’ illusion biographique (Bourdieu, 1986). De plus, cette manière de raconter son homosexualité repose souvent, en filigrane, sur l’idée que l’on a toujours été homosexuel, depuis la naissance. Or, c’est une hypothèse contestée par les approches interactionnistes de la déviance qui invitent précisément à penser que l’on ne naît pas déviant mais que l’on apprend à le devenir (Pollak, 1982 ; Becker, 1985). Ces approches nous paraissent plus convaincantes d’un point de vue sociologique. En abordant la question du « comment » plutôt que celle du « pourquoi », elles substituent la problématique des manières et des techniques à celle des causes et des origines. Nous n’avons d’ailleurs pas les outils adéquats pour distinguer, dans ces récits d’enfance, les formes conscientes ou non de cette identification homosexuelle et il nous a paru intenable sociologiquement de suivre intégralement, sur ce point, le discours des enquêtés. Ce problème méthodologique, mais aussi épistémologique et théorique, ne peut être approfondi davantage ici, mais nous souhaitions en rappeler l’existence et l’ampleur pour justifier notre approche des carrières gays. Par conséquent, on envisagera ces récits rétrospectifs comme les descriptions d’un avant plutôt que celles d’un commencement, passant nécessairement par l’identification d’une rupture dans la continuité biographique. Insistons sur le fait qu’il n’est pour l’heure plus tellement question d’habitant du quartier gay, mais bien de gays construisant leur identité homosexuelle.

En ce sens, la carrière gay commence lorsque cet avant indécis et élastique est rompu par un élément qui fait transgresser la norme. Du point de vue spatial, l’avant se situe dans des lieux et des espaces spécifiques identifiés en entretien. Il s’agit d’une part des lieux d’origines, majoritairement des espaces ruraux, des villes de province plus ou moins importantes, des espaces périurbains et des lieux éloignés du centre des métropoles. D’autre part, il s’agit aussi de lieux rattachés à la famille et à ses formes socialement dominantes. Si Gérard est né et a grandi dans le Marais, au centre de Paris, cet espace reste longtemps associé aux origines et aux modèles familiaux puisque Gérard y vit d’abord chez ses parents et que sa vie homosexuelle ne « commence » alors pas. Il n’a alors pas de relations amoureuses ou sexuelles avec d’autres hommes, il n’est pas non plus étiqueté comme homosexuel. De même, Jean-Pierre, 62 ans, raconte une « première vie hétérosexuelle » qui l’amène à se marier en 1976 et à vivre dans différentes villes d’Abitibi. Il achète une maison avec son épouse où il vit pendant cinq avant de divorcer à 35 ans. Il n’a alors pas commencé sa « carrière gay » et cette vie d’avant se localise dans des espaces et des logements associés aux origines rurales, au modèle conjugal et familial hétérosexuel. Les espaces de l’avant valorisent, d’une manière ou d’une autre, les normes dominantes de l’hétérosexualité qu’il s’agisse de la maison familiale et de l’école pendant l’enfance, de la maison, de l’espace rural, de la petite ville, mais aussi du quartier familial ou du logement en couple hétérosexuel pour les « carrières retardées ».

Notes
76.

Ce qui n’est pas le cas chez tous les auteurs interactionnistes, notamment chez Hughes (Hughes, 1996).