1.2. Un engagement individuel qui oriente dans l’espace.

En suivant les travaux de Becker, le « vrai » commencement de la carrière gay interviendrait avec la transgression de la norme en tant que telle ouvrant la voie à la première séquence de la carrière gay, celle d’un engagement individuel. Le commencement, événement rarement isolé en tant que tel dans les récits, prend deux formes légèrement différentes : l’entrée dans la sexualité homosexuelle ou la première relation amoureuse ou sentimentale homosexuelle. La confrontation pratique à la déviance vient rompre la continuité biographique « normale » selon des formes variables. Pour les plus âgés des enquêtés, cela « commence » souvent par une relation sexuelle avec un homme rencontré au travail, dans le cadre des études ou dans un bar gay plutôt discret. Le passage à l’acte reste relativement invisible dans l’espace social. Pour la génération des « conquérants », la première rencontre amoureuse et/ou sexuelle a lieu par le biais de contextes plus ou moins cachés : le minitel, les premiers bars du Village ou du Marais, le réseau amical au moment des études. Pour les plus jeunes, la première expérience amoureuse et/ou sexuelle est plus souvent associée à des lieux gays connus et reconnus comme tels. Dans tous les cas, les lieux de drague homosexuelle (parcs, quais, espaces publics investis de nuit) peuvent constituer des lieux d’entrée en homosexualité, sous sa forme ici clairement sexuelle.

L’engagement individuel se caractérise par un certain nombre d’éléments qui restent encore limités à la sphère intime. La cohérence des débuts repose surtout sur cette dimension individuelle qui oblige à une plus ou moins longue gestion du secret, notamment en famille et vis-à-vis de certains proches. Le fait d’être gay se vit ainsi à l’échelle individuelle et nécessite de composer avec le risque d’être identifié comme tel. Aux yeux de ses origines familiales algériennes et musulmanes, Karim développe, en début de carrière, des stratégies de dissimulation plus ou moins efficaces :

‘« Quand j’étais à Marseille, les potes qu’on avait en commun avec mes frères, sont venus me voir, même mon cousin est venu du bled à Marseille et eux je leur avais pas proposé. Mes potes ils ont vu mon mec, j’ai dit que c’était un copain, ils voyaient les magazines pédés, tu vois alors ils me disaient « Ah t’aimes les trucs sur les mecs musclés ? », « Tu fais de la musculation maintenant ? », je disais oui, mais si tu veux je pense que tout ça, ils l’ont su, ils l’ont bien vu, ils ont du s’en douter » (Karim, 33 ans, assistant de direction, magasin de décoration, célibataire, locataire, Marais)

Les débuts de carrière gay sont fréquemment marqués par une « boulimie de sexe » que les enquêtés associent à un « besoin de rattraper le temps perdu ». Elle peut concerner différents âges selon le déroulement des carrières gays, mais a généralement lieu entre 18 et 30 ans, notamment pour les générations les plus récentes. La sexualité y est souvent intense en termes de nombre de partenaires et passe par de nombreuses « rencontres d’un soir » dont la finalité est surtout sexuelle. Cette séquence très sexuelle est l’occasion de différents apprentissages : des apprentissages corporels et sexuels, mais aussi des apprentissages sur les rituels de la drague homosexuelle, avec comme point de ralliement, le quartier gay, eldorado d’une nouvelle vie sexuelle :

‘« Puis des mecs, des mecs, des mecs, une grosse période de sexe là, j’avais ce truc d’avoir été un provincial qui baisait pas et là c’était la libération sexuelle à fond ! Et là le Marais, tu y allais, tu pouvais croiser un mec, te retourner et hop, hop, hop, il te suivait et tu le ramenais chez toi » (Frédéric, 39 ans, critique cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)
« Quand je venais, que j’avais 20 ans, c’était chaud comme quartier, on pouvait draguer dans la rue, pour moi c’était une découverte aussi, c’était un lieu des possibles en fait […] Je devais avoir 18 ans la première fois oui, mais c’était plus glauque, on sentait que ça commençait à s’ouvrir mais il y avait aussi la nécessité de ménager une partie cachée pour ceux qui voulaient rester cachés en fait » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

Au-delà de la sexualité, cette phase amène à se rapprocher pratiquement et symboliquement de l’homosexualité. Ce rapprochement passe souvent par une forme de conversion culturelle encore discrète mais initiée. On commence à renouveler ses goûts et ses choix en matière de pratiques, de modes de vie et en matière culturelle. Par exemple, la lecture de la presse gay et la recherche de renseignements par les supports culturels gays constituent une nouveauté dans les parcours. Elles s’accompagnent parfois d’une découverte des référents culturels homosexuels (littéraires, cinématographiques, musicaux). Le partage de certaines références par nos enquêtés n’a rien à voir avec un goût naturel pour Pasolini, Genet ou Madonna. Il résulte de cette familiarisation progressive avec une culture historiquement accumulée et constituée que chacun découvre lorsqu’il apprend à devenir gay par confrontation aux lieux, référents et supports socialement et spatialement constitués de l’homosexualité :

‘« Je vivais à Saint-Etienne j’avais besoin de ces auteurs gays, de ces sujets-là, c’était pareil avec le cinéma, le premier film qui m’a marqué c’était My Beautiful Laundrette, je l’ai vu a Saint-Etienne, dans un ciné art et essais et puis Maurice de James Ivory, et pendant toute une période j’étais en manque de ça, je me suis construit avec ces trucs là […] Les mots à la bouche, c’est une institution historique et c’est très important pour moi, j’y vais beaucoup moins parce que je crois que j’en ai moins besoin, mais quand je suis arrivé à Paris, j’y allais tous les week-ends, c’était un besoin de livres gays, je pouvais y rester des heures » (Gilles, 40 ans, directeur informatique, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Vers l’âge de 20 ans, Gaël était lui aussi « à fond là dedans », s’imaginant volontiers travailler plus tard dans une librairie gay et distinguant aujourd’hui une « période très gay » et un moment « moins gay » dans sa vie :

‘« Je passais des heures aux Mots à la Bouche quand je suis arrivé à Paris, et en fait je me voyais bien travailler là bas, carrément, c’était ma période très gay, j’étais à fond là dedans. C’est drôle parce qu’aujourd’hui ben je suis là, dans le Village, et je suis libraire mais dans un truc généraliste. En fait, je dois être moins gay on va dire (rires) » (Gaël, 36 ans, libraire, en couple cohabitant, locataire, Village)

Ce « rapprochement » est également spatial et physique car les possibilités de rencontre et de réalisation de sa sexualité sont perçues comme faibles dans les lieux du quotidien comme dans les espaces de l’avant. Cela a deux conséquences importantes. D’abord, l’engagement individuel accompagne presque toujours de près la décohabitation familiale et la migration vers un espace plus urbain (grande ville, voire Paris ou Montréal) : il suppose un détachement des espaces familiaux et l’investissement d’espaces urbains. Cela ne signifie évidemment pas que des gays ne vivent pas ailleurs qu’en ville mais ce rapprochement vers l’urbain constitue l’une des conditions de possibilité de la poursuite de la carrière. Là est sans doute le sens du besoin de « lieu gay » caractérisant ce moment biographique. En arrivant de Saint-Etienne à Paris, Gilles le ressent en début de carrière gay, tout comme Raymond arrivant à Montréal :

‘« J’allais dans le Marais pour aller dans le Marais, pour voir des homos, à un moment donné c’est comme une espèce de libération, de se dire ah ben voilà, j’suis pas tout seul, c’est pas un truc horrible, on est une minorité mais on existe et y a plein de gens qui sont comme ça et qui sont heureux et au tout début je pouvais faire le tour du Marais dix fois dans la journée, en déambulant dans les rues » (Gilles, 40 ans, directeur informatique, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)
« Comme j’ai pu partir à 17 ans à Montréal, j’ai été chanceux, à la banque ou dans la restauration aussi, j’ai jamais eu peur de dire que j’étais gay après, parce que c’était plus facile à Montréal que dans le village de tes parents, c’était plus clair et c’était mieux pour moi, alors ça faisait bien mon affaire de venir à Montréal, j’allais dans les bars de l’Ouest, c’est comme ça que j’ai eu une vie qui devenait gay » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

À une échelle intra-urbaine, l’engagement se traduit par la première sortie dans un « lieu gay » puis la fréquentation croissante de ce type de lieux. Ces « lieux gays » peuvent rester des lieux anonymes de drague dans des espaces publics, mais tendent progressivement, à devenir des bars, des discothèques et des établissements commerciaux nocturnes. Un tel résultat est d’autant plus massif qu’une telle offre existe de fait : il est d’autant plus observable que les individus sont plus jeunes. Mais ces premières sorties peuvent provoquer la surprise ou le malaise :

‘« J’avais vingt ans je crois, oui, c’était dans le Marais, j’étais allé au Central parce que j’avais vu plusieurs fois la devanture, mais c’était horrible cet endroit, t’avais ces vitre fumées, y avait un truc de mystère un peu, l’endroit un peu malfamé tu vois, le truc d’initiés, mais les gens venaient pas pour se montrer non plus, ça faisait plutôt glauque, j’ai du rester dix minutes je pense, ça m’avait fait flipper » (Jérôme, 37 ans, directeur commercial, couple cohabitant, locataire, Marais)

Petit à petit, Jérôme apprend à connaître les lieux, à maîtriser leurs ambiances et les pratiques qu’elles supposent : un bar où l’on va « pour baiser » ou un bar qui suppose une alcoolisation préalable pour « se mettre dans l’ambiance » quitte à modifier les sensations que l’on y éprouve, à la manière des apprentissages sensorielles chez Becker :

‘« Le Mixer, c’était sympa, c’était plus cool aussi parce que ça avait déjà changé d’ambiance, y avait un DJ qui mixait, c’était un truc plus tranquille, on y allait pour baiser aussi, c’était le truc pour trouver un mec en fin de soirée, très clairement […] Le Quetzal, c’était très sympa, fin très sympa parce que tout le monde était fin bourré aussi, à cinq heures du mat, j’y suis jamais allé à jeun je pense, fallait boire avant pour se mettre dans l’ambiance et là oui, c’était très sympa » (Jérôme)

Les lieux de sexe supposent une familiarisation particulière, notamment à la nudité, qui n’a rien d’évident pour les enquêtés et qui met à l’épreuve les apprentissages sociaux antérieurs de la pudeur :

‘« Je suis allé pour la première fois dans un bar à cul avec la boule au ventre, je ne connaissais pas et j’veux dire bon c’était pas évident par rapport à la nudité, ça a pris du temps avant que je sois à l’aise avec le fait de me mettre à poil comme ça, bon c’est quand même pas évident quand tu débarques de ta province de te mettre à poil » (David, 38 ans, responsable ressources humaines, en couple cohabitant, compagnon propriétaire, Marais)
« J’ai toujours fréquenté les saunas, mais au début, j’étais gêné, je pouvais passer une soirée à attendre comme ça sans rien faire […] Tout ça fait aussi partie de la découverte, j’ai mis du temps moi, mais maintenant je trouve que c’est formidable le sauna, les gars sont nus, et quand t’es nu tu peux pas jouer au gars employé de bureau ou faire des manières là, et je me sens bien dans ce monde là » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

La fréquentation se prolongeant et les expériences s’accumulant, l’initiation s’accomplit : on apprend à décrypter les ambiances, maîtriser les rituels et le sens des interactions. De plus, on rencontre aussi des gens, d’autres gays, que l’on revoit dans ces lieux, sans forcément les connaître au départ et plusieurs enquêtés insistent sur ces besoins : d’une part, voir des gens comme soi, qui nous ressemblent et qui permettent de penser que l’on est « pas le seul à être comme ça » et d’autre part, « croiser des gens de la veille » :

‘« C’était aussi un plaisir à voir des gens, à voir passer des gens, à croiser des gens de la veille ou de la semaine d’avant aussi, c’était très fédérateur en fait » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

Pour certains enquêtés, l’engagement individuel peut passer par l’expérience d’une première relation amoureuse homosexuelle dépassant le cadre strictement sexuel. Cette première expérience de la conjugalité homosexuelle suscite et suppose aussi des changements dans les manières de vivre et des formes d’apprentissage. On apprend alors la gestion du secret comme élément structurant de la conjugalité, apprentissage souvent fortement spatialisé. Plusieurs récits montrent que ces premières relations homosexuelles amènent à définir à deux les lieux dans lesquels on peut se vivre comme un couple, s’échanger des baisers, se libérer des contraintes sociales et du regard public. Ces lieux sont souvent limités au chez soi de l’un des partenaires et aux lieux gays qui protègent du rappel à l’ordre de la norme et assurent un environnement plus sécurisant, comme le montre le cas de Grégory (encadré 10).

Encadré 10 - Grégory et l’intimité par le quartier.
Grégory est un jeune bénévole du Centre Gai et Lesbien que j’ai côtoyé pendant la période d’observation participante au sein de l’association. Je l’ai rencontré pour la première fois en Janvier 2005 lors d’une réunion, puis nous nous sommes fréquentés de Mars 2005 à Janvier 2006 environ. Nous avons parfois tenu la permanence d’accueil ensemble et sommes sortis plusieurs fois avec d’autres bénévoles dans le Marais. Grégory est originaire d’Alfortville, où ses parents habitent encore : son père est agent SNCF, sa mère assistante maternelle à domicile après plusieurs années sans emploi. Il a 23 ans et poursuit avec difficulté des études de droit, après un échec en médecine. Après avoir vécu deux ans en colocation avec une amie, il est revenu s’installer chez ses parents. Il est clairement venu au CGL pour rencontrer des gens, se faire des amis gays. Il a rencontré son copain à l’automne 2004 via Internet : ils se sont donnés rendez-vous dans un bar gay du Marais puis sont restés ensemble depuis. Grégory dit souvent lui-même vivre « dans le placard » : ses parents et ses amis ne sont pas au courant de sa relation avec Frédéric, 26 ans, agent RATP, habitant en banlieue parisienne. Grégory passe beaucoup de temps dans le Marais et ne voit pratiquement Frédéric que dans ce contexte là. Ils s’y retrouvent dans la semaine en soirée et y passent une grande partie du week-end. Le couple « s’affiche » très peu en dehors des endroits « gays ». Un jour, de manière frappante, on constate un changement d’attitude progressif sur le chemin qui mène de la rue Keller où se trouve le CGL jusqu’au bar du Marais l’Okawa. Une fois entrés dans le Marais Gay (rue Vieille du Temple), les deux jeunes hommes se prennent la main, une fois arrivés devant le bar, ils s’embrassent. Leur intimité conjugale est clairement structurée par la distance au quartier gay. L’éloignement de leurs lieux de résidence et les conditions de logement de Grégory limitent fortement les possibilités d’intimité conjugale et notamment sexuelle. Cette situation crée progressivement des tensions dans la relation : Grégory avoue souvent en avoir « marre de se voir que dans le Marais » et incite aussi Frédéric à l’inviter plus souvent chez lui. Mais Frédéric ne veut pas « se griller » dans sa résidence et s’avère obsédé par cette exigence de discrétion. Le couple adopte plusieurs stratégies pour se construire une possibilité d’intimité sexuelle qui passe étonnamment toujours plus ou moins par le Marais : l’une d’elles consiste, par exemple, à aller, en couple, dans un sauna du Marais pour avoir une sexualité conjugale. Grégory et Frédéric finissent par se séparer au bout de quelques mois, non sans l’influence de plusieurs bénévoles plus avancés dans leur carrière gay incitant Grégory à quitter « quelqu’un qui ne s’assume pas ». Lors de notre dernière rencontre, Grégory était célibataire, passait toujours autant de temps dans le Marais et se situait visiblement en phase de « boulimie sexuelle » évoquée plus haut.

Que le commencement de cette carrière soit sexuel ou amoureux, il instaure une rupture entre l’avant et l’après en modifiant certaines pratiques et certains référents. L’engagement individuel a des effets et des ressorts très spatiaux dans la mesure où il suppose certains déplacements dans l’espace pour se déployer. S’il repose largement sur la capacité à évoluer entre deux rôles relativement étanches, cette étanchéité s’effrite souvent avec le temps, ouvrant ainsi une deuxième étape, celle de l’engagement social.