1.3. Un engagement social et spatial.

L’engagement s’approfondit principalement par un processus de « socialisation à la déviance » déjà décrit dans le cas des fumeurs de marijuana (Becker, 1985). Cette socialisation passe par une forme d’immersion dans l’univers déviant, qui correspond précisément aux usages indigènes du terme de « milieu gay ». Entrer dans ce milieu passe d’abord par le développement d’une sociabilité dominée par les gays. Le prolongement des apprentissages sociaux et culturels de type gay facilite la sociabilité, elle-même permettant réciproquement certains apprentissages des « techniques de la déviance homosexuelle » : maitrise d’un langage, développement du réseau d’interconnaissances, connaissance des lieux gays et de leur personnel, référents culturels, vestimentaires et musicaux, par exemple. L’engagement est social au sens où il déborde ici sa propre homosexualité pour rencontrer celle de son entourage, de ses amis et de ses relations sociales. Bon nombre d’enquêtés évoquent ici le rôle d’un ou de plusieurs « passeurs » qui suscitent, provoquent ou suggèrent l’imitation. Vincent a rencontré son compagnon actuel, Tony, à l’âge de 21 ans, puis c’est surtout leur ami Pierre-Jean qui les initie aux lieux gays et qui les amène à une homosexualité plus sociale et plus visible. Il permet aussi d’aller dans des endroits où l’on se sentait « mal à l’aise » par le passé et d’apprendre à les « décrypter » :

‘« Moi j’étais pas à l’aise dans ces lieux là, et j’étais assez fermé, j’étais un peu coincé je crois, si j’y allais seul, j’étais vite mal à l’aise en fait, et je n’y allais pas beaucoup parce que j’étais avec Tony, on avait pas besoin de ça je pense […] Mais on avait notre meilleur ami Pierre-Jean qui est mort du sida en 93, c’est essentiellement avec lui qu’on sortait dans les bars et tout ça, après sa mort c’est vrai qu’on avait plus envie de sortir, du coup on s’est plus retrouvés, on s’est plus soudés entre nous je dirais, tous les deux. Pierre-Jean sortait beaucoup, beaucoup à cette époque là, donc on sortait avec lui, on le suivait, il nous emmenait un peu dans le monde on va dire, on faisait la fête ensemble » (Vincent, 43 ans, designer, en couple cohabitant, locataire, Marais)
« J’ai une perception du Marais qui a changé parce que c’est vrai qu’avec l’âge peut être que je décrypte un peu mieux les endroits et les ambiances » (Tony, 42 ans, designer, en couple cohabitant, locataire, Marais)

L’espace joue ici un rôle décisif à travers la fréquentation accrue des lieux gays. Dans bien des cas, il constitue le levier principal de l’intense sociabilité gay, elle-même fortement ancrée dans le temps et dans l’espace : le quartier constitue souvent dans les carrières gays, un lieu mais aussi un moment particulier. Il faut alors insister sur la valorisation intense de la vie sociale et sociable qui caractérise cette phase de l’engagement, y compris chez des individus peu habitués à avoir beaucoup de relations et de connaissances jusqu’ici, comme Emmanuel :

‘« Pour moi, y a eu vraiment, 1994-96, c’était un groupe d’amis qui se voyait tous les soirs, avec un rendez-vous informel au Café Beaubourg à 18h30, et là c’était le rendez-vous des amis, on pouvait se retrouver à 15, aller dîner à 7, aller danser à 5, et ça c’est des gens que j’ai rencontrés dans le quartier, c’est mon groupe d’amis gays, c’est vraiment ça, c’est l’époque où j’avais d’une part des amis comédiens dont pas mal étaient gays, dont certains sont devenus célèbres, et d’autre part mes amis gays, à l’exclusion de tout autre ami d’enfance, du collège, tout ça avait disparu totalement, je n’avais pas d’autres relations en fait […] On était connus un peu, enfin on en avait l’intention, les piliers du Beaubourg, en gros, d’ailleurs je crois qu’on nous draguait pas beaucoup, c’était comme un cercle d’initiés si on veut, c’est souvent revenu ça parce que les gens nous le disaient et maintenant je croise des gens sur le chat et ils me disent « ouais t’étais au Beaubourg y a quelques années, t’as pas changé » des choses comme ça » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

Ce réseau social prend des fonctions multiples et variées. Il peut constituer un répertoire d’amants et de partenaires sexuels occasionnels, un réseau d’amitiés nouvelles et de connaissances dont on imagine qu’on ne les aurait pas connues ailleurs. Il peut aussi procurer des ressources culturelles, des opportunités professionnelles ou immobilières. Cet engagement est alors social au sens où l’homosexualité prend un rôle plus structurant dans différentes dimensions de sa vie : sexuelle certes, mais aussi amicale, culturelle, voire professionnelle. Au moment de l’entretien, Damien est plongé dans cette phase de la carrière gay : il fréquente assidûment les lieux gays du Marais, y connaît le personnel et y retrouve ses amis, qui sont quasiment tous gays, il est également féru de culture gay. Il est en recherche d’emploi, mais quelques mois après l’entretien, on le croise comme vendeur au BHV Homme du Marais. Damien explique alors avoir trouvé cet emploi par l’intermédiaire d’un barman de son bar gay préféré, le Carré, qui semble avoir placé plusieurs amis gays dans différents commerces du quartier, en particulier au BHV Homme qui vient alors d’ouvrir. De même, Marc-André décrit a posteriori « la grande époque » de son engagement social, un moment où l’homosexualité infiltre et structure sa vie professionnelle, ses pratiques spatiales et ses relations de sociabilité au quotidien :

‘« C’était la grande époque, parce qu’on était un gang d’amis aussi, on sortait tous les soirs dans les bars, le soir on travaillait au Unity, mais le soir où on travaillait pas on s’en allait dans le Village aussi, fait qu’on passait la semaine dans les bars (rires), on arrivait à 11h, on partait à 3h30 » (Marc-André, 39 ans, cadre commercial, en couple cohabitant, locataire en cours d’achat, Village)

Ces moments de sociabilité sont indissociablement des moments de socialisation gay. Avec ces pairs, on apprend une nouvelle vie où la norme n’est plus l’hétérosexualité mais bien l’homosexualité : les amis d’amis sont gays, les lieux du quotidien sont des lieux gays, le célibat est majoritaire, les référents et rythmes quotidiens sont modifiés, on le verra par la suite. Cette phase est souvent décrite sur le mode du besoin, un besoin d’homosexualité autour de soi, un besoin d’homosexualité dans sa vie, un besoin de codes communs, inaccessibles aux néophytes :

‘« Quand t’es gay, t’as envie malheureusement ou heureusement, t’as envie d’être avec des gays parce qu’y a certaines choses, certains codes de drague, des choses comme ça qui sont difficiles à comprendre pour certaines personnes (rires) » (Sébastien, 41 ans, chef de projet marketing, couple cohabitant, propriétaire, Marais )

Dès lors, l’anormal tend progressivement à se normaliser et l’engagement dans la carrière peut amener à la prise de distance accentuée avec la norme sociale hétérosexuelle. Cette prise de distance peut se réaliser de deux manières : un effacement ou une contestation. Par effacement, on entend la diminution progressive de la place des amis non gays dans les sociabilités, la prise de distance souvent provisoire avec la famille et l’effacement des sorties dans des lieux non gays. Le « tout gay » efface, pour un temps, les traces d’un autre monde. C’est le cas du moment où l’on interroge Damien en entretien et c’est aussi le cas de certains bénévoles rencontrés au Centre Gai et Lesbien de Paris, lors de notre observation participante en son sein. Chez ce type d’enquêtés, on vit surtout avec des gays, dans des lieux gays, en se tenant à distance du monde « normal ». Le cas des bénévoles du CGL permet aussi d’illustrer la prise de distance par la contestation : leur engagement bénévole dans une telle association constitue un prolongement militant de l’engagement identitaire dans l’homosexualité. En les écoutant et en passant du temps avec eux, nous avons été frappés par certains discours virulents à l’égard de tout ce qui peut être « hétéro » ou assimilé, et qui constitue, provisoirement dans leur carrière, un repoussoir que l’on fustige, que l’on évite et que l’on conteste. Cet engagement social et militant peut accompagner la publicisation de son homosexualité, au regard de la famille et des amis. En langage béckerien, on trouve ici les formes les plus claires d’étiquetage ou de labellisation : les individus deviennent gays parce qu’à présent, ils le sont aux yeux des hétérosexuels, tout en manifestant ouvertement leur différence. Ces formes contestataires restent cependant minoritaires dans l’enquête.

La phase d’engagement social dans l’homosexualité est sans doute la plus explicite dans les récits des enquêtés : il existe quasiment toujours un moment où tout ou presque devient gay dans le quotidien des individus sans, rappelons-le, qu’ils n’habitent nécessairement le quartier (sorties, lieux, amis, habitudes). Cette phase n’arrive pas nécessairement au même moment de la vie des enquêtés et ne dure pas non plus aussi longtemps pour tous, nous reviendrons sur ces écarts (chapitre 10). Si elle est la plus directement orientée vers le Marais et le Village, elle pose progressivement la question des possibilités du prolongement d’un engagement identitaire de ce type : comment continuer ?