1.4.a. « Ma vie ailleurs » : la prise de distance.

La prise de distance se manifeste généralement par l’entrée dans une phase de lassitude et/ou de rejet à l’égard de l’engagement social et spatial. Les enquêtés évoquent le sentiment d’ennui et l’impression, maintes fois citées, de « tourner en rond », socialement mais aussi spatialement :

‘«Quand t’as vu, bon finalement au bout d’un moment tu en reviens, parce que moi j’en avais marre je crois de ruiner mes week-ends dans le Marais, t’as qu’un week-end, tu changes aussi, tu évolues et t’as plus envie de rentrer chez toi dans un sale état tous les soirs » (Sébastien, 41 ans, chef de projet marketing, couple cohabitant, propriétaire, Marais )

Cette lassitude concerne le quartier mais pas seulement. Frédéric la repère à travers un changement de géographie interne au quartier qui révèle une « révolution personnelle » :

‘« Maintenant, j’fréquente beaucoup plus le nord, j’vais plus avoir de plaisir à aller boire un verre au Progrès rue de Bretagne que à l’Open café, rue des Archives et je pense que c’est lié vraiment à un parcours de pédé, c’est moi qui ait changé plus que les lieux. C’est comme cette consommation sexuelle maintenant je me suis beaucoup plus calmé, c’est très différent, j’vais plus courir les backrooms mais vraiment, sincèrement, ça a changé, j’pense que j’ai beaucoup moins besoin d’aller dans des endroits pédés en tant que tels et quand j’y vais, c’est pour aller avec des amis, mais c’est ma révolution personnelle » (Frédéric, 39 ans, critique de cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Renaud ressent ainsi une sorte de fatigue d’être gay dans le Marais, qui révèle les effets de l’engagement social dans un tel « milieu » :

‘« Tout est tellement catégorisé, je trouve que c’est un quartier dur dans ce sens là, même quand on marche dans la rue, pour quelqu’un comme moi, qui n’a pas confiance en moi ou qui est un peu dans mon monde à moi, je regarde plus trop, mais les regards des autres se posent sur moi des fois, j’trouve ça très agressif et on peut pas faire autrement, c’est un peu dur des fois, et puis faut constamment faire attention à ton look, à comment tu es, y a une sorte de pression sur l’apparence qui est énorme, c’est superficiel ce quartier et je trouve que c’est dur, alors ça va parce que je vis ma vie mais des fois, quand t’es seul c’est un peu dur, et t’as une image des mecs qui devient très négative […] J’en ai marre de toute cette masse de mecs là, j’suis fatigué, j’fais un rejet de tout ça, j’en ai un peu marre parce que c’est toujours les mêmes têtes, je sais que les gens me connaissent, me reconnaissent, mais j’aime pas ce truc, ça me fait mal en fait » (Renaud, 34 ans, cadre responsable logistique, célibataire, locataire, Marais)

Plus généralement, l’avancée dans la carrière gay amène à ne plus avoir « besoin des mêmes choses » : les aspirations professionnelles, les désirs matériels et les envies amoureuses prennent le pas sur l’effervescence de la « vie gay » dans laquelle on a été plongé. L’extrait suivant illustre les ressorts multiples de ce changement :

‘« K : Tu vois y a pas longtemps j’ai croisé un pote bon on a discuté, on a mangé une glace, c’était sympa, on s’est baladé dans le Marais comme ça bon ça allait mais y a des soirs où je peux pas quoi, je peux pas traverser le Marais…
E : Pourquoi tu peux pas ?
K : Ben parce que le samedi soir tu peux pas, y a plein de monde, tu peux pas marcher sur le trottoir normalement, non y a des moments où t’as vraiment envie que ce soit plus fluide, de pas te confronter à ça, bon et ça c’est vrai que c’est mon sentiment de plus en plus fort depuis quelques temps, je m’en suis rendu compte, j’ai grandi quand même, et tu évolues, tu t’rends compte que tu perds ton temps, qu’on t’impose des choses, parce que t’es gay tu dois aller là bas, mais merde, moi je suis pas ça, je m’en fous de Mylène Farmer et de cette bière qui sent la pisse (rires) et ça je m’en sui rendu compte on va dire en grandissant en fait. Puis bon après la vie change aussi quand tu bosses, parce qu’après c’est différent, le matin tu bosses, l’après-midi tu bosses, des fois le soir, tu bosses, ta vie change, une fois que tu as ton activité professionnelle, les sorties sont agréables mais c’est plus la même chose, c’est de la détente ou de la découverte, de la nouveauté, tu veux plus de simplicité, de calme…
E : Comme si tu en avais un peu marre maintenant ?
K : Oui, puis tu as le groupe aussi, parce que le groupe c’est le clan après et après ben si tu as tes amis qui se mettent en couple ben tu fais les choses différemment, après ça peut être des dîners, des vacances, ça peut être des week-ends, c’est différent, bon je peux continuer à faire la fête mais c’est vrai que pour moi la fête est rattachée au Marais et le Marais est rattaché à des endroits et des gens en fait, donc non aujourd’hui, je n’ai pas de poids qui me rattache au Marais, si ce n’est mon habitat. Je ne suis plus là dedans, j’ai ma vie ailleurs » (Karim, 33 ans, assistant de direction dans un magasin, célibataire, locataire, Marais)

Cette « vie ailleurs » se joue autant sur un registre spatial que social. Elle est souvent liée à la conjugalité. On a l’impression de rencontrer quelqu’un au « bon moment » et cette rencontre change le rapport à son homosexualité et aux manières de la vivre :

‘« Derrière le côté détente, tout est axé sur l’apparence en fait, si tu dépasses une certaine limite d’âge, c’est fini, et j’aurai pu devenir comme ça, j’ai rencontré mon ami au bon moment je pense et on s’est rencontré dans un bar parce qu’on était décalé je crois, on a senti qu’on attendait la même chose, que c’était le bon moment » (Jérôme, 37 ans, directeur commercial, couple cohabitant, locataire, Marais)

Plusieurs cas de stabilisation conjugale se traduisent par une prise de distance tous azimuts avec l’engagement socio-spatial : les sociabilités de bar se réduisent et se recentrent sur des amis proches, la fréquentation des lieux gays diminue et/ou change de signification, les pratiques du quartier gay sont moins intenses, le temps passé chez soi augmente. La vie se passe ainsi doublement « ailleurs » : ailleurs au sens où le quartier gay est moins investi, ailleurs au sens où d’autres composantes identitaires prennent le pas sur l’homosexualité. Cependant le rôle de la conjugalité n’est pas toujours aussi mécanique car nos enquêtés ont des pratiques du couple variées et parfois atypiques. Si la mise en couple a tendance à faire baisser la fréquentation du quartier et des lieux gays, elle transforme surtout sa signification :

‘« On sort pas forcément moins mais on sort différemment, forcément y a pas la drague, y a moins la drague c’est évident, par exemple y a un copain là, Philippe, qui m’a dit, oui quand on sort tous les trois c’est pas pareil que quand on était que tous les deux, lui, il est célibataire donc il sent une différence parce que nous on est plus spectateur de la sortie je crois, c’est plus convivial pour nous que pour lui qui est plus dans la drague » (David, 38 ans, responsable ressources humaines, en couple cohabitant, compagnon propriétaire, Marais)
« On sort peut être moins, parce que quand t’es en couple, forcément, tu ne vas pas aller chercher ce que tu as déjà avec toi, c’est sûr que ça change oui, mais moi j’ai de la chance parce que Bertrand aime bien sortir donc on s’est bien trouvé là-dessus. On rentre peut-être plus tôt, on est plus vieux aussi, donc c’est moins la sortie toute la nuit, mais c’est surtout parce qu’y a plus la drague donc du coup tu sors, mais c’est différent, tu sors en couple, avec des amis et c’est beaucoup moins drague forcément » (Stefan, 43 ans, cadre financier de banque, en couple cohabitant, propriétaire, Village)

De plus, la conjugalité n’est pas nécessairement un obstacle à la fréquentation des lieux de sexe. Ainsi, plusieurs enquêtés en couple semblent bien avoir pris de la distance avec les sociabilités et les sorties du passé, mais peuvent encore les fréquenter, y compris lorsqu’ils sont engagés dans une relation conjugale stable et cohabitante. Dans l’extrait suivant, la relance insistante de l’enquêteur et les rires de Simon montrent une forme de gêne au moment d’aborder implicitement le fonctionnement « ouvert » du couple et les infidélités de chacun :

‘« S : Les bars c’est rare, non, les boîtes et les bars pour moi c’était clairement associé à la drague, je n’y allais que pour draguer, avec l’idée que j’allais vraiment trouver l’homme de ma vie à chaque fois, donc ça non, on n’y va plus trop non, enfin on peut y aller comme ça avec des amis, mais c’est pas pareil, et pour les saunas, non, ça n’a pas vraiment diminué les saunas, j’y suis toujours allé comme ça, pas beaucoup, mais non j’y suis toujours allé…
E : Même depuis que tu es en couple, tu y vas autant qu’avant ?
S : Oui, absolument…enfin non (rires). Enfin disons qu’au début avec Bertrand, j’y allais moins parce que c’était l’amour à fond évidemment, bon puis après le temps passe, donc disons qu’on fonctionne chacun de son côté-là-dessus, chacun vit ses fantasmes pour lui, et depuis quelques années je dirai, j’y retourne souvent oui, mais c’est plus du fantasme à assouvir tu vois. C’est marrant d’ailleurs car je sais très bien y aller mais les noms après je ne les retiens pas, je sais que Bertrand va à l’Impact, il aime bien lui, mais moi c’est plutôt le sauna, le Sun City un peu par exemple » (Simon, 48 ans, psychiatre hospitalier, en couple cohabitant, propriétaire d’un appartement familial, Marais)

La distinction établie par Simon entre « homme de ma vie » et « fantasme » n’est pas anecdotique : elle permet de penser la prise de distance, une fois trouvé l’« homme de sa vie », tout en laissant possibles une pratique et un rapport aux lieux structurés par des « fantasmes ». Hormis le cas des pratiques sexuelles, la prise de distance se traduit de différentes manières. D’abord, l’effervescence de la sociabilité gay tend à se réduire : les relations sont plus sélectives tandis que les réseaux de connaissances associés au quartier s’effritent. Pour Jérôme, la sociabilité gay du Marais apparaît alors obsolète et illusoire :

‘« On y allait tous pour les mêmes choses je veux dire et c’est terrible parce que c’est des endroits de solitude, t’as pas de vie couple, au bout d’un moment t’as plus de vie stable, t’as l’illusion d’avoir une vie affective, avec des amis, c’est illusoire en fait parce que moi dès que je me suis mis en couple, j’ai vu les gens que je n’intéressais plus, et en fait dès que j’ai commencé à plus trop sortir…C’est comme quand t’arrête de boire, t’as plus les mêmes amis que quand tu bois et j’vois le tri, alors qu’avant le milieu c’était en fait comme la maison, comme une famille, c’était des endroits où j’étais sûr de pas passer une soirée seul[…] Non, en fait, les gens je les revois pas, je veux dire c’était pas des amis proches, c’était des connaissances on va dire, des copains de sortie, des gens que je voyais beaucoup dans les bars en fait, dans le quartier mais bon, voilà une fois que j’ai arrêté de sortir, c’est pas que je voulais plus les voir mais bon, t’as plus…ben t’as plus d’occasions en fait, c’est tout » (Jérôme, 37 ans, directeur commercial, couple cohabitant, locataire, Marais)

Par substitution, d’autres relations sociales, plus variées, se consolident. Si la prédominance gay se maintient, l’emploi du temps et les pratiques de sociabilité incluent à présent d’autres relations, professionnelles, amicales et aussi familiales. Des relations « hétéros » peuvent se révéler finalement plus importantes à ce moment là que d’anciens « copains pédés » :

‘« Pendant un moment, j’ai eu ce besoin d’avoir des amis pédés, dans mon affirmation personnelle, mais c’est moins le cas, tu vois Manu et Sarah sont hétéros, et je les vois beaucoup, c’est ce genre de personnes que je cherche aujourd’hui, on a des affinités autres qu’être pédé…C’est un exemple précis puisque tu la connais, Sarah, je me sens vachement d’affinités avec elle, de goûts, d’humour, d’esprit et le fait qu’elle soit hétéro est secondaire. C’est une vraie amie pour moi, tu vois, et c’est différent de tous les pédés que j’ai pu connaître en sortant  » (Frédéric, 39 ans, critique de cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Pour Mathieu, la stabilisation conjugale se déroule à distance des parents, dans le Village puis sur le Plateau Mont-Royal. Après des tensions familiales dues notamment à l’homosexualité de Mathieu et une « vie gay un peu loin d’eux », Mathieu renoue avec ses parents. Depuis l’entretien, Mathieu et Alex se sont d’ailleurs mariés à Montréal en leur présence :

‘« Nos relations se sont apaisées mais c’est des deux côtés en fait, c’est eux mais c’est moi aussi, une fois que t’as fait tes expériences et que tu t’es posé, j’pense que c’est plus facile de gérer ça, d’assumer avec tes parents, tu vois je leur en veux pas, c’était forcé que je vive ça un peu loin. Après, tu reviens vers eux aussi, tu te rends compte que c’est quand même important […] Ils connaissent Alex ouais, ça se passe très bien, on y est allé à Noël, c’était un peu le premier Noël en famille, et y a eu aucun problème parce qu’Alex est hyper gentil et du coup, mes parents vont venir nous voir cet été, ce qui est une grande première mais ça va être sympa » (Mathieu, 28 ans, doctorant et assistant de recherche en sciences politiques, en couple cohabitant, locataire, Village, puis Plateau-Mont Royal)

La prise de distance se traduit aussi par un positionnement identitaire nouveau où l’homosexualité semble moins investie. Le quartier gay ne paraît plus aussi nécessaire que par le passé, ce passé étant historique mais aussi biographique :

‘« Maintenant je dirai que le Village c’est plus aussi nécessaire que par le passé, parce que les choses ont changé, enfin c’est bien que ça existe pour les jeunes. Quand tu es jeune et que tu es en découverte, c’est bien que ça existe pour ces gens là […] Moi j’peux tenir ma main à mon chum partout presque maintenant, à Montréal ça me gêne pas, je vois pas trop de problèmes dans mon cas avec ça, alors c’est sûr que moi je n’ai peut être pas autant besoin du Village que eux, enfin c’est aussi que je m’assume plus aussi, quand tu avances dans ta vie, tu t’assumes plus » (Marc-André, 39 ans, cadre commercial, en couple cohabitant, locataire en cours d’achat, Village)

Plusieurs entretiens montrent que l’on se sent alors « moins gay » :

‘« Maintenant je crois que je m’en fous, même pas je me dis un jour je suis gay, je m’en fous en fait, j’ai plus le sentiment d’aller dans un endroit gay parce que c’est un endroit gay, j’vais dans ces endroits là parce que c’est ma vie, c’est comme ça, c’est mon monde mais c’est pas autre chose, quand j’étais plus jeune, c’était plus « Ah là là, y a des garçons, c’est gay et tout ça, c’est fabuleux », je m’en souviens quand j’avais 20 ans, c’était un peu comme ça, l’enjeu c’était de retrouver des gens comme moi, et puis de rencontrer potentiellement quelqu’un bien sûr oui » (Renaud, 34 ans, cadre responsable logistique, célibataire, locataire, Marais)

Ce processus peut d’ailleurs être présenté comme une sorte de décision volontaire prise par crainte des projections dans l’avenir, comme chez Rémy :

‘« J’ai pris conscience que des gens vivaient quasiment uniquement dans le milieu gay et je crois que j’ai décidé de ne pas y vivre, de ne pas vouloir me faire par ça, vraiment ça, ça a été déterminant dans l’évolution de ma vie. Non pas que j’en ai pas eu envie, mais je ne veux pas me retrouver dans vingt ans avec des gays autour de moi, je ne veux pas cette vie là » ( Rémy, 40 ans, professeur d’arts plastiques et doctorant en Histoire de l’art, couple cohabitant, locataires, Marais)

Les manières de se présenter à l’enquêteur disent aussi la prise de distance et la volonté de la mettre en avant. Dans le Village, comme dans le Marais, on observe, chez ceux qui semblent le plus « désengagés », un souci de ne pas être réduit à leur homosexualité ou à leur attache au quartier. On le constate fréquemment en entretien et en amont, lors des prises de contact téléphonique, chez des enquêtés qui pensent ne pas être « dans le profil » ou « représentatif » des gays du quartier :

‘« Je sais pas si ce que je dis là, ça te sert beaucoup, mais faut dire que je suis pas vraiment un exemple, je suis pas la bonne personne je pense à interroger dans le Village […] Mais quand je dis que j’aime pas Mado là, bon, tout le monde a le droit d’aimer là, j’pense pas que je suis le portait robot des gays, je suis pas vraiment le bon exemple pour toi » (Silvio, 42 ans, barman et coiffeur à domicile, célibataire, locataire, Village)
« C’est surtout que moi je sors très peu finalement, fin j’veux dire dans des interviews tu dois avoir des mecs qui sortent plus, si tu as des jeunes, et oui, moi j’suis plus très jeune (rires). Je suis peu représentatif je pense parce que mon parcours est quand même un peu…un peu bizarre et je colle pas vraiment au profil que tu cherches je pense » ( Rémy, 40 ans, professeur d’arts plastiques et doctorant en Histoire de l’art, couple cohabitant, locataires, Marais)

Une bonne partie des carrières gays se « termine » par cette prise de distance avec les engagements du passé : elle se traduit largement par une prise de distance avec les lieux et le quartier gays, y compris chez « nos » gays, qui habitent encore, pour la plupart, le Village ou le Marais. Le fait de rester habiter dans ce quartier peut poser question : selon nous, il montre qu’en réalité, habiter le Marais et être gay ne signifie pas nécessairement y vivre son homosexualité de manière identitaire ou communautaire. Mais la séquence d’engagement social et spatial n’amène pas nécessairement à la prise de distance, bien au contraire.