1.4.b. Continuer : faire communauté ?

Chez plusieurs enquêtés, la carrière gay peut aussi se prolonger de manière plus continue à travers une phase d’approfondissement caractérisée par le maintien d’une forte sociabilité gay, les attaches nostalgiques et pratiques à certains lieux, certains groupes et certaines valeurs gays du passé, l’idée d’appartenance à une communauté et des modes de vie où l’homosexualité est structurante. Cette phase de « continuation » est paradoxale car la continuité des modes de vie masque des ruptures dans les représentations individuelles et le vécu subjectif des individus. On retrouve en effet, ici aussi, des formes de lassitude mais surtout des discours sur le vieillissement, le temps qui passe, pour soi et pour les autres. Une nostalgie infiltre les récits faisant état de changements concernant les homosexuels en général mais aussi les lieux gays, les interactions et les comportements que l’on peut y observer. Chez les plus âgés, âge et génération se conjuguent dans le sentiment d’être dépassé par une liberté accrue, nouvelle mais aussi « incroyable » :

‘« On avait beaucoup moins de liberté c’est évident, mais le fait que ce soit moins libre c’était plus excitant aussi, le côté interdit, marginal tandis que maintenant bon tout est ouvert, les habitudes ont beaucoup changé. Pour nous qui avons connu ça, ça paraît des fois incroyable ! […] Dans le temps, je pense qu’on pouvait plus parler, on pouvait discuter, là c’est impossible » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

Le sentiment d’être dépassé concerne aussi le nouveau brouillage des lignes entre « homos » et « hétéros » :

‘« C’était beaucoup plus raffiné aussi, c’était très raffiné, les gens se soignaient pour sortir, c’était très élégant, c’était presque plus sexy que maintenant. On dirait que ça a dégringolé un peu ça aussi, bon c’était peut être plus féminin aussi, y avait plus de folles je crois, mais c’est aussi que maintenant finalement, quand je passe rue des Archives, y a de tout, y a des hétéros, des homos, on sait plus très bien qui est quoi au final, c’est comme quand on voit des flics à la Gay Pride, bon ça paraît incroyable parce que pour nous, les flics, on les voyait dans les descentes de police hein (rires)» (Gérard, 65 ans, employé retraité, célibataire, propriétaire, Marais)

Ces discours oscillent entre étonnement et critique. Dans ce type de parcours, l’homosexualité reste souvent « séparée » du monde social « normal » notamment parce que les expériences de début de carrières ont été marquées par une hostilité environnante (service militaire, famille, entreprise et milieu professionnel). Le prolongement des engagements homosexuels accentuent souvent des représentations presque « séparatistes » qui se traduisent, par exemple, par des cloisonnements entre hétérosexuels et homosexuels77. Les enquêtés rappellent alors leur condition minoritaire et leur désintérêt pour les sociabilités avec les hétérosexuels :

‘« Il faut quand même se rappeler que l’on a souffert, on est une minorité et ça, ça dérange quand même la société. On parle de libération, on voit les jeunes qui se roulent des pelles dans la rue mais ça n’efface pas les difficultés des gays et ça n’empêche pas les regards, les discours homophobes, tous les jours hein ! » (Martin, 48 ans, gérant du Tango, célibataire, propriétaire, Marais)
« Un straight ne sera jamais gay, et un gay, ce sera jamais un straight ! Tu peux pas changer ça, tu peux pas y faire beaucoup, c’est comme ça, et puis c’est normal de se ramasser avec des gens qui ont des points communs, c’est logique » (Jean-Paul, 57 ans, employé en pré-retraite, célibataire, locataire, Village)
« J’étais chez Air France, mais au travail c’était compliqué parce que c’était très macho comme environnement hein, alors moi forcément les histoires d’hétéros, moi je ne disais rien de ma vie et je n’avais rien à dire à ces gens. Je veux dire quand les gens parlent de leur famille, de leurs enfants, qu’est-ce que vous voulez qu’un homo dise de ça ? Ben il n’a rien à dire et il se tait ! » (Gérard, 65 ans, employé retraité, célibataire, propriétaire, Marais)

Les sociabilités effectives enregistrent l’effet de ces postures : si elles ont tendance à se réduire en nombre par rapport à la séquence précédente, leur caractère homosexuel masculin devient systématique et l’on peut fréquenter alors un groupe de « piliers » ou d’amis gays que l’on connaît depuis longtemps, notamment par le biais du Village ou du Marais. Chez plusieurs enquêtés, on constate l’existence d’une petite communauté gay ancrée au quartier et partageant des souvenirs et des expériences en commun :

‘« Les bars, oui, les restaurants gays aussi toujours, je trouve que c’est très convivial parce qu’après à force, les patrons et les serveurs, on se connaît, on se fait la bise, c’est cet esprit de convivialité, c’est un peu ça les restaurants gays, on discute plus facilement avec son voisin de table, c’est plus facile, et c’est plus facile aussi qu’avant je pense […] Dans un restaurant normal, vous savez pas sur qui vous allez tomber donc on fait attention, mais au Gai Moulin, c’est plus détendu, on se retrouve entre garçons, j’y vais avec mes vieux amis, on se fait la bise avec le patron et du coup le client se sent reconnu. Quand on a son petit cercle d’amis gays, on a beaucoup de complicité, on a vécu des choses ensemble, donc c’est convivial» (Gérard, 65 ans, employé retraité, célibataire, propriétaire, Marais)

Ces enquêtés restent donc très engagés dans l’homosexualité. Ils ont vécu seuls la plus grande partie de leur vie et sont, très souvent, célibataires au moment de l’entretien. Plusieurs d’entre eux semblent bien constituer un groupe résiduel, ayant perdu une bonne partie de ses membres « désengagés ». Gérard décrit ainsi le groupe de ses « compagnons de route » :

‘« Ben ce sont d’anciens amants qui sont devenus des amis, c’est quand même souvent comme ça chez les homos, donc oui beaucoup d’anciens amants qui sont devenus des amis, des compagnons de route en quelque sorte » (Gérard, 65 ans, employé retraité, célibataire, propriétaire, Marais)
« C’est comme le vieux de 77 ans là, je t’ai dit, on se connaît depuis presque 40 ans maintenant, on est comme une sorte d’ancêtres du Village ou des fossiles (rires) ! C’est pas un ami là, mais c’est des gens comme moi, on est un peu ici comme des forces du quartier, on est des vieux gays, on a pas de chum mais on s’entraide, on se salue, on se dit « va-t-en tu pas prendre un café ? », on jase un peu, on a du cul aussi (rires), fait que c’est ça que ça veut dire communauté pour moi » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

Ces parcours témoignent certes d’effets générationnels mais pas seulement. Ils constituent aussi des moments de prolongement des identifications et des modes de vie gays de type communautaire. L’homosexualité continue à structurer bon nombre de pratiques et orienter le regard que l’on porte sur le quartier gay, où l’on ne voit pas de « bars hétéros » :

‘« Quand je vais au restaurant, forcément, je choisis une ambiance gay, c’est normal, même si y a des endroits qui sont pas vraiment gays du fait des patrons qui sont pas gays, mais qui vont vendre gay parce que les gays demandent ça […] Mais dans le quartier il n’y a que des bars gays non ? Je ne vois pas beaucoup de bars hétéros moi, je regarde….mais non, il y en a peu, et puis si on va dans un bar, c’est un bar gay, oui bien sûr » (Gérard, 65 ans, employé retraité, célibataire, propriétaire, Marais)

Plus généralement, la séquence d’approfondissement est un prolongement et une pérennisation de l’engagement socio-spatial. Les sociabilités et les représentations sont fortement structurées par l’homosexualité, le célibat apparaît comme le fil conducteur de la carrière gay. Mais ce qui distingue cette phase de celle de l’engagement est précisément « le temps qui passe », l’impression que l’on a changé de statut dans un milieu tout en restant présent dans ce milieu. Ce changement de statut est rarement valorisant pour les individus qui se considèrent comme « vieux », attribut peu valorisant dans le milieu :

‘« Les jeunes n’aiment pas les vieux, c’est toujours comme ça, ça a toujours été comme ça, moi quand j’étais jeune j’aimais pas les vieux non plus, c’est normal » (Michel, 60 ans, employé, couple non cohabitant, locataire, Village)
« Qu’est-ce que je vais aller à Unity ? C’est que des jeunes, des drogués, des excités, je n’ai rien à faire là bas, c’est plus pour moi » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

Dès lors, en tant qu’initié ou que « pilier » de longue date, peut-on endosser le rôle d’initiateur ou de passeur pour des individus en début de carrière ? Les enquêtés semblent partagés à ce sujet. Certains évoquent cette forme d’encadrement, par les initiés, des jeunes recrues telle qu’ils l’ont vécue :

‘« Quand tu rentrais dans le milieu t’étais épaulé, t’étais drivé, y avait un vieux à chaque fois, qui te montrait les trucs quoi, maintenant c’est un peu démerde toi, y a plus de codes, y a plus de culture. Nous c’était une culture, une culture littéraire aussi, là y a pas de culture, c’est individualiste, c’est chacun pour sa gueule » (Sébastien, 41 ans, chef de projet marketing, couple cohabitant, propriétaire, Marais )

Pourtant, nos enquêtés les plus engagés et en dernière phase de carrière ne semblent pas en mesure de jouer ce rôle et se sentent plutôt dépassés qu’investis d’un rôle spécifique dans les logiques d’entrée dans le milieu.

« Continuer » correspond ainsi au prolongement des engagements sociaux et spatiaux dans l’homosexualité mais le maintien des modes de vie et des engagements pratiques n’empêche pas une réflexivité plus ou moins intense, non pas tellement sur ce qui change en soi, mais sur ce qui change par rapport au milieu. Les dimensions spatiales de ce prolongement renvoient largement à l’analyse des trajectoires résidentielles : on trouve ici bon nombre de « réfugiés » que l’on avait découvert précédemment (chapitre 7). Dans leur cas, la présence résidentielle dans le quartier s’inscrit largement dans ce fort engagement identitaire dans l’homosexualité. Par ailleurs, c’est sans doute dans cette étape que l’on s’identifie le plus explicitement à une « communauté gay », dans une forme proche de la « communauté émotionnelle » décrite par Max Weber dans le cinquième chapitre (Weber, 1995 [1921]). Le partage d’expériences construisant une mémoire collective et créant des identifications communes constituerait le terreau émotionnel et affectif de cette communauté informelle. Par exemple, les nombreux récits évoquant les ravages du sida dans l’entourage amical que l’on s’est construit par le quartier en sont un exemple :

‘« En 1990-91, c’était comme un cimetière à ciel ouvert dans les bars, c’était atroce, tu voyais pas quelqu’un pendant deux semaines, bon ben tu savais ce que c’était, c’est une époque où on se voyait au Père Lachaise, le samedi matin, tous les samedis, entre nous pour enterrer un copain. C’est très douloureux comme expérience parce qu’on est quelques uns à y avoir échapper et on sait bien qu’on est miraculé, je crois que ça a crée un lien, bon un lien morbide, mais un lien entre nous, toute une génération de miraculés » (Martin, 48 ans, gérant du Tango, célibataire, propriétaire, Marais)
« Là on déborde le sujet, je ne veux pas m’étendre sur le sujet parce que mes amis, ça devient trop personnel quand même, je n’ai pas envie de m’étendre….les années 80, j’ai beaucoup souffert, vous n’avez pas connu ça, vous êtes jeunes vous, on a perdu beaucoup d’amis pour les raisons que vous savez, avec le sida hein, donc on va passer là dessus » (Gérard, 65 ans, employé retraité, célibataire, propriétaire, Marais)
« J’ai été accompagnant pour les séropositifs en fin de vie dans les années 1990, c’était un moment très fort pour moi parce que je les accompagnais dans leur martyr, c’était beau de les voir mourir parce qu’ils en avaient fini avec ce martyr, mais c’était si dur pour certains, ils étaient seuls à l’hôpital, pas de famille, pas de frères ou de sœurs, pas d’amis, rien, alors quand on voit ça, on est bouleversé forcément et on peut pas attendre, on doit agir […] C’est une époque très triste, ça m’a beaucoup marqué dans la suite de ma vie » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

Tous les parcours gays se laissent évidemment difficilement réduire à l’enchaînement linéaire des séquences identifiées et définies dans cette section. Néanmoins, elles permettent de construire un modèle d’analyse des parcours d’homosexuels qui rend compte des variations biographiques des manières d’être homosexuel. Cette carrière gay comporte des composantes spatiales permettant de comprendre pourquoi et comment l’espace intervient dans les la construction des identités gays. Au cœur de cet espace, comme au cœur des identités gays, on trouve le quartier gay et les lieux gays de ce quartier qui participent à une socialisation plus ou moins durable et intense. Ces lieux et moments de socialisation doivent être explorés plus finement pour comprendre ce qui se joue et s’incorpore précisément ici.

Notes
77.

Et une hostilité envers les femmes pour certains, comme Michel (chapitre 7).