2.1. a. Le corps.

De manière relativement inattendue, les entretiens font apparaître, derrière des lieux et des pratiques, « le corps comme l’objet, l’enjeu et le produit de la socialisation » (Détrez, 2002). Lorsque l’on demande aux enquêtés de décrire un bar du Village ou une boutique du Marais, ils évoquent un lieu fait pour telles ou telles personnes, un bar « pour les mecs comme moi », ou un bar « pas pour les mecs de mon style ». L’association entre des lieux et des publics renvoie à des « styles », qui sont d’abord des allures physiques, ce que confirment plusieurs séquences d’observation dans le Village et le Marais. Ce registre corporel mobilise souvent des figures indigènes, les « folles » ou les « clones» par exemple.

‘« A l’Open, c’est bon les folles et les modasses, c’est des gamins qui vont dans ces bars, des clones. Le Cox c’est tous en jean 501, crâne rasé avec la bière » (Karim, 32 ans, vendeur, magasin de meubles, célibataire, locataire, Marais)

Le corps même de l’enquêteur est mobilisé, sa tenue vestimentaire permettant de lui faire comprendre « par corps » ce que l’on décrit:

‘« T : Le « Duplex » c’est celui où la population ressemble le plus à nos amis, à notre entourage. La population est très différente des autres bars, c’est sûr, mais tu retrouves quand même des gens qui peuvent aller dans d’autres bars, mais comment dire ? Quand ils sont ensemble les gens du Duplex se ressemblent beaucoup entre eux, par exemple toi, t’as un pull, c’est un pull qu’on peut retrouver facilement au Duplex (rires), qu’on trouvera plus difficilement au Cox ! Mais toi, tu pourrais quand même aller au Cox, je veux dire tu fais quand même mec, donc au Cox, ça passera sans problème ! […] Tu serais plus le genre à aller au Duplex assez souvent, c’est ce que je me dis là, en te voyant
E: À cause de ce fameux pull donc ? (rires)
V: C’est vrai que ce pull, c’est comme ça que les gens vont au Duplex » (Tony et Vincent, 42 et 43 ans, designers, couple cohabitant, locataires, rue de Sévigné (logement), rue Charlot (atelier-bureaux), Marais)

Le matériau empirique fait ainsi émerger des corps valorisés et dévalorisés dans et par ces lieux : il rend compte de normes, de critères de jugement dessinant un « corps idéal » et ayant un effet potentiel sur les corps eux-mêmes. Le premier aspect de ces normes est le primat accordé à la jeunesse d’un corps ne laissant pas apparaître les traces du temps. L’avancée en âge dévalorise : elle est évoquée par des enquêtés trentenaires se considérant déjà « vieux » et par d’autres, plus jeunes, qui dévalorisent, en retour, les « vieux ». La plupart du temps, la vieillesse handicape dans le jeu de la séduction, elle peut être suspecte, voire « malsaine ». Dans le cas de Philippe, l’avancée en âge apparaît comme un inconvénient qui renforce encore la distance au quartier gay qu’il a prise en cours de carrière et par son déménagement du quartier il y a déjà plus de 15 ans :

‘« Dans les bars pédés de base ou l'image des boites, j'ai l'impression qu'on va te dévisager, te soupeser, qu'est-ce qu'il fait celui là ? C'est qui ce vieux ? Je veux dire que bon moi si je vais au Raidd, on va se dire mais il est vieux lui, et c’est vrai, à côté de petits minets de 18 ans, bon, ben je suis pas à ma place, j’ai plus 18 ans donc je suis pas intéressant pour eux et puis….ben j’ai vieilli quoi ! Donc là je me sens mal à l’aise direct » (Philippe, 50 ans, consultant financier, couple non cohabitant, propriétaire, Marais, puis 20ème arrondissement)

En retour, l’évaluation des « vieux » comme des « gros » est sans appel :

‘« Ben je sais pas, c’est des vieux libidineux là, des mecs de 50 ans qui te regardent avec un truc malsain, là, non j’aime pas, c’est trop de vieux pédés qui cherchent de la chair fraîche » (Damien, 26 ans, en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Marais)
« Tu te retrouves avec des populations qui ne maitrisent pas les codes, la démocratisation c’est ça en fait, c’est un peu des gros, des moches, des vieux, donc tant mieux pour eux, mais moi j’irai pas baiser avec eux alors que c’est quand même la fonction du lieu, et du coup bon faut bien dire que baiser avec des vieux comme ça, ça fait bander personne » (David, 38 ans, responsable ressources humaines, en couple cohabitant, compagnon propriétaire, Marais)

Ce primat de la jeunesse est lié à la fonction de drague ou sexuelle attribuée à la plupart des lieux gays. Support du désir et outil de la sexualité, le corps y est évalué en fonction de ses potentialités sexuelles. Les lieux gays apparaissent alors comme le théâtre social d’une « chasse », dont le lexique est souvent mobilisé par les enquêtés. Les « familiarités » et l’organisation de « soirées facteur »78 traduisent cette sexualisation du corps, objet de désir :

‘« J’ai du mal au bout d’un moment avec cet endroit, parce que j’aime pas trop les familiarités des pédés, les mains au paquet, les trucs où ça se chauffent, là, ou ça se renifle comme des chiens, moi c’est pas mon truc, cette façon de se toucher, j’aime pas qu’on me tripote comme ça, c’est pour ça que j’aime pas ces endroits  » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)

De même, les attributs sexuels masculins sont soumis à une évaluation dont les critères sont parfois incorporés par les enquêtés, au point d’influencer leurs pratiques :

‘« Je viens d'une famille de naturistes donc je n'ai aucun problème avec la nudité, mais quand je suis à poil si tu veux, ce que j'ai à montrer n'est pas très impressionnant, en l'absence de toute excitation, c'est pour ça qu'aller à l'Impact comme ça, je m'y vois pas, ça me bloque un peu » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

Dans les lieux gays, le corps doit aussi se rapprocher autant que possible des signes sociaux dominants du corps mince, dynamique et en « forme » : les muscles ou la minceur sont valorisés, à l’inverse bien souvent du surpoids79. Soutenue par les discours des enquêtés, cette norme l’est aussi par les différentes images du corps présentes dans ces lieux : photos, vidéos diffusées sur des écrans et flyers disponibles dans certains bars. Qu’il soit musclé ou fin, c’est toujours d’un corps maîtrisé et entretenu dont il s’agit, cette discipline corporelle et sociale rappelant d’autres injonctions adressées au corps, notamment au corps féminin (Détrez, 2002 ; Darmon, 2003). L’anecdote de la taille des fauteuils dans un café mixte du Marais, mais très fréquenté par les gays, montre comment ces injonctions peuvent provoquer le malaise de ceux dont le corps  ne « rentre pas dans le moule »:

‘« T : Le café Beaubourg, en fait moi je l’aime bien. Y a une sorte de répulsion aussi, parce que c’est un endroit très bourgeois, très guindé, mais moi, quand j’étais plus gros je pouvais pas rentrer sur certains fauteuils et là tu te dis mais il était encore plus gros que maintenant ? (rires)
E : Non c’est pas ça, je réfléchissais à la taille des fauteuils surtout !
T : Ils sont assez étroits en fait et c’est très désagréable, je veux dire, si tu fais pas 30 kilos, ça devient pénible au bout d’une heure. Mais je te dis ça sérieusement parce que souvent c’est la raison pour laquelle je voulais pas y aller, si on me proposait. Et ça veut dire de choses ! C’est un endroit conçu par un designer et moi je me rendais compte que je rentrais pas dans les fauteuils que le designer avait conçu, j’étais trop gros et ça va bien avec l’importance de la représentation sociale dans cet endroit, c’est le cas partout mais là c’est plus important » (Tony, 42 ans, designer, couple cohabitant, locataire, Marais)

Ce corps valorisé est aussi « équipé » : s’y ajoutent des techniques et des accessoires de transformation du corps tels les vêtements, les tatouages, les piercings ou le bronzage dont le rôle est renforcé par les nombreux salons de bronzage ouverts dans le Marais ou le Village.

Ces normes n’ont de poids que parce que le regard joue un rôle décisif dans les lieux gays. Les descriptions sur le registre de la chasse, du spectacle ou du défilé de mode mettent au centre le regard sur les corps. Les lieux gays s’apparentent à des scènes sociales sur lesquelles l’apparence et le jugement sur cette apparence structurent les comportements :

‘« Elle te bouffe tout cru Sainte-Catherine, elle te renvoie à tes fragilités, à tes limites, à ce que les gens ressentent, à ce que tu dégages, à ce que tu veux bien laisser voir aux autres, parce que TOUT le monde se regarde, y a de l’anonymat et en même temps y a un lien les uns aux autres qui est un lien d’appât, de proie, on peut pas y échapper, c’est très spécial. C’est anonyme mais pas totalement, c’est une rue qui attire des milliers de personnes qui sont pas tous gais, mais les gais s’y retrouvent et ça continue, malgré tout, ça continue, toujours, et tout le temps, ce zyeutage, ce jugement » (Claude, 36 ans, instituteur, en couple cohabitant, locataire, Village)

Les récits évoquent souvent ces implicites corporels sur un mode négatif : les normes sociales ne se manifestent jamais autant que lorsqu’on s’en écarte ou cherche à s’en défaire (Durkheim, 1988 [1895]). Les malaises et les décalages corporels ressentis le rappellent. Ce malaise peut prendre des formes spectaculaires dans les lieux de sexe (saunas, backrooms). Dans le cas d’Emmanuel, les normes de la performance sexuelle ou des attributs de la virilité peuvent susciter des complexes sur son propre corps : la prétendue taille réduite de son sexe l’amène à ne pas fréquenter les lieux de sexe du quartier même s’il « pense que ça [lui] plairait ». Chez Boris, c’est le corps lui-même qui peut réagir violemment :

‘« Un endroit comme ça, ça me fait pas du bien tu vois, j’ai vomi les trois fois. Bon j’étais bourré mais pas seulement je crois, c’est aussi pour les choses que j’y ai vues, l’espèce de misère, les épaves qui sont là et puis l’absence d’hygiène aussi, c’est sale, c’est pas le pire, mais c’est quand même déjà dégueulasse, moi je peux pas, ça pue la merde, c’est dégueulasse je veux dire ! Non, moi je peux pas, ça me traumatise, je suis peut être pas à l’aise avec mon corps mais je peux pas faire ça moi » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)

Les normes corporelles décrites ont bien des effets concrets sur les individus : plusieurs entretiens montrent qu’elles infiltrent la vie de nos enquêtés et que les lieux socialisent par le corps. Ces injonctions corporelles apparaissent ponctuellement par des « changements de peau », mais aussi plus durablement comme un jeu de références avec lequel on apprend à composer. Âgé de 36 ans, Jérôme a beaucoup fréquenté les bars gays du Marais lorsqu’il était plus jeune. Il explique, en entretien, comment en changeant de vêtements, il changeait alors de lieu mais aussi d’identité sociale. Ce changement de peau est autant un changement de « face » qu’une incorporation des codes vestimentaires en vigueur du bar qu’il fréquentait :

‘« C’était toujours pareil, j’rentrais du boulot bien clean tu vois, le costard, looké bien hétéro, j’passais chez moi en coup d’vent, j’enlevais ma cravate, j’enfilais un jean, je choisissais le plus serré (rires) et j’rejoignais les copains au bar, j’retrouvais un autre monde, un autre euh…en fait je passais sans problème d’un truc à un autre, et le lendemain je redevenais le mec en costard au bureau, ni vu, ni connu » (Jérôme, 37 ans, directeur commercial, couple cohabitant, locataire, Marais)

A une autre échelle, le cas de Claude et Sylvain, couple gay québécois, illustre des relations complexes entre lieux gays, corps et couple. Interrogé quelques années après sa séparation d’avec Sylvain, puis le suicide de celui-ci, Claude raconte l’histoire de son couple sur une dizaine d’années, histoire complexe et localisée dans différents lieux du quartier gay de Montréal80. Les lieux gays du quartier et la rue Sainte-Catherine y apparaissent comme un baromètre de la relation conjugale : les périodes difficiles sont associées à un poids contraignant du quartier et des images de l’homosexualité qu’il véhicule, les périodes les plus sereines sont vécues comme des moments où le quartier est moins présent dans la vie du couple, où il y sort moins, voire en déménage pendant quelques mois avant d’y revenir. Claude décrit ses difficultés avec Sylvain en évoquant les changements physiques de celui-ci. Le corps de Sylvain change au rythme de son rapport au quartier gay, rapport au quartier évoluant lui-même au rythme de l’histoire conjugale. Les crises de couple se traduisent par des transformations physiques, des variations de poids et des démarches volontaristes pour « changer de corps » : régime, pratique intense de la musculation, changements de coupe de cheveux, puis port de jupes, tatouages et piercings. Le récit de ce corps changeant et instable est à réinsérer dans une histoire conjugale complexe, soumise au rapport au quartier :

‘« Mon copain, lui, a décidé d’aller à fond la planche vers le Village, alors il a décidé de se mettre à faire de l’aérobic, à porter des jupes à l’occasion, mais vraiment des jupes, avec les bottes de cuir, tatoué, à se faire percer les oreilles, il a beaucoup changé physiquement, il était vraiment dans l’extrême, dans la destruction même à quelque part, c’est un peu ce qu’il cherchait d’ailleurs, mais il cherchait des façons de s’exprimer et ça l’a amené à…avoir envie de baiser avec quelqu’un d’autre, ce qui était jamais arrivé dans nos 5 premières années ensemble, non pas qu’il ne m’aimait plus mais bon encore une fois, essayer quelque chose pour s’en sortir, alors ça a été un échec aussi par rapport à mon couple, alors pour moi les mois qui ont suivi ce retour dans le village ont été très difficiles ! » ( Claude, 36 ans, instituteur, en couple cohabitant, locataire, Village)

Le cas de Tony81, enfin, illustre un processus différent. Tony se sent mal à l’aise dans ce type de lieux jusqu’à l’âge de 40 ans, où il finit par trouver des lieux gays dans lesquels il se sent bien et qu’il fréquente dès lors assidûment. Mesurant plus d’1m85, relativement costaud, Tony se sent complexé dans des lieux où les gays sont fins, musclés ou plus « folles » : il commence à fréquenter tardivement des lieux plus virils et plus masculins selon lui, dans lesquels d’autres normes corporelles sont en vigueur. Là est le paradoxe : Tony fustige le poids des normes corporelles dévalorisant son propre corps mais s’adapte et accepte celles qui lui sont plus favorables. Cet exemple illustre la rencontre entre des contraintes physiques de départ, des normes corporelles et l’adaptation à celles-ci (se laisser pousser la barbe notamment). Tony enregistre les codes corporels et esthétiques du quartier et choisit de fréquenter un bar où son physique est adapté aux normes en se pliant aux stéréotypes corporels des lieux gays : je suis comme ça, je vais donc ici, semble-t-il nous expliquer ici :

‘« J’ai commencé à sortir au Bear’s Den, parce que comme j’ai pas 22 ans, comme je fais pas 55 kilos, et que je suis barbu, je corresponds à une sorte de cliché « bear », et comme j’étais très intimidé pour sortir dans des endroits très gays, ça me faisait peur et ça m’angoissait, mais le Bear’s Den, c’est pas un lieu angoissant pour moi en fait » (Tony, 42 ans, designer, couple cohabitant, locataire, rue de Sévigné (logement), rue Charlot (atelier-bureaux), Marais)

La confrontation aux normes corporelles des lieux gays peut donc se traduire par une incorporation plus ou moins profonde et durable de règles de présentation et de réforme de soi. S’il peut y avoir identification à ces critères esthétiques et incorporation d’une partie d’entre eux, ce processus varie beaucoup selon les parcours, on le verra par la suite.

Notes
78.

Certains établissements organisent des soirées « facteur » ou « messagerie ». Chaque participant porte une étiquette numérotée, le numéro correspond à un casier ou un crochet sur un tableau, où arrivent des messages venant d’un autre participant : la drague est alors institutionnalisée par un système de messages.

79.

On nuancera ce résultat par la suite (chapitre 10).

80.

Ils y ont habité trois appartements différents, mais toujours dans le même quartier.

81.

Sur lequel on reviendra à nouveau dans ce chapitre.