2.1. b. Le temps.

Une autre dimension de la socialisation produite par les lieux gays concerne un rapport général au temps relativement spécifique et nouveau dans les parcours des enquêtés. La fréquentation intense des lieux gays s’accompagne d’une manière d’envisager et d’organiser son temps où prédominent le temps ludique et festif, et surtout, le temps des circuits de fréquentation progressivement incorporé par les individus comme les étapes d’un agenda des plaisirs et des lieux qui, derrière un aspect relativement aléatoire, obéit à des logiques bien précises que l’on apprend progressivement.

Les lieux gays du Village et du Marais se sont historiquement diversifiés et ont notamment ouvert en journée par opposition à une offre uniquement nocturne jusqu’aux années 1980-1990 (Chapitre 4). Pourtant, la soirée et la nuit restent des moments décisifs dans la vie des quartiers gays comme dans la pratique qu’en ont les individus au cours de leur vie :

‘« C’est surtout un quartier gay le soir quand même, la journée y a plus de straights, c’est vers 17h que ça change […] Dans les restaurants, ça dépend, c’est pas gay le jour, le midi c’est straight, c’est des professionnels qui viennent manger, le soir c’est gay » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)
« Le Carré c’est mélangé en fait moi je trouve, enfin ça dépend des moments, y a toujours des gays, mais l’après-midi tu as aussi une autre clientèle, tu as des filles, après 18h je dirai, ça devient beaucoup plus gay, le soir c’est très gay du coup » (Damien, 26 ans, en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Marais)

La « gayification » des lieux au cours de la journée corrobore relativement bien les pratiques individuelles et cela est vrai quelle que soit l’intensité de la fréquentation. Celle-ci est tournée vers la fin de journée, avec trois moments successifs privilégiés : la tranche 18h-21h (temps du verre, de l’apéro ou du cinq à sept), la tranche 20h-23h (temps du dîner) et la tranche plus étendue, à partir de 22h (temps du verre, du pot, de la sortie). L’intériorisation des rythmes et des horaires fait partie d’une socialisation par les lieux gays qui distinguent, selon David, ces lieux des lieux et populations « hétéros » 82  :

‘« La différence avec les hétéros c’est aussi que t’as des horaires, tu sais que si tu vas dans des bars à certaines heures, tu sais que c’est bondé, si tu viens avant ou après, t’as plus la même population, donc quand on dit on sort, ça veut dire qu’à chaque fois, on s’arrange pour faire l’happy hour, ou alors si on veut voir des amis, si oui, lesquels et donc on va choisir plutôt tel endroit, ça veut dire que quand on sort on fait maximum deux bars, pour rester dans les horaires potables » (David, 38 ans, responsable ressources humaines, en couple cohabitant, compagnon propriétaire, Marais)

La distinction entre semaine et week-end reste, quant à elle, plus ambiguë. Les lieux gays ferment généralement plus tard le week-end et la fréquentation des deux quartiers est plus massive entre le vendredi soir et le dimanche. Pourtant, les enquêtés témoignent, lors de leur investissement intense du quartier gay, d’une autre temporalité. Si elle est maquée par le soir et la nuit, les phases d’engagement montrent en revanche une fréquentation de jour également prononcée : les lieux festifs et de sociabilité gay infiltrent alors aussi l’emploi du temps des journées, pour le déjeuner et en après-midi. La diversification de l’offre commerciale gay illustrée précédemment accompagne cette temporalité gay répartie tout au long de la journée et sa mise en valeur dans les réseaux de barmen et de clients assidus des lieux gays.

Une autre dimension temporelle de ces logiques socialisatrices articule temps et espaces à travers l’idée de circuits internes au Marais et au Village. Les entretiens et les sorties dans les deux quartiers ont montré que la fréquentation et les pratiques des lieux gays n’avaient, derrière les apparences, rien d’aléatoire, mais s’inscrivaient dans des sentiers balisés extrêmement codifiés et réglés du point de vue de leur temporalité :

‘« Ben ça dépend beaucoup du moment je dirai, si c’est 19h30 voire 20h, ça va être plutôt Cox, au Cox, ou Oh Fada selon les amis, ou alors on va directement au Quetzal si c’est avec Greg, ou alors on va au Quetzal après en deuxième position, mais le Quetzal c’est plutôt deuxième partie de soirée quand même » (David, 38 ans, responsable ressources humaines, en couple cohabitant, compagnon propriétaire, Marais)
« C’est comme un parcours, c’est des étapes en fait donc nous ça donnait comme je disais Beaubourg, Amnésia, Banana, ou parfois Quetzal en fonction des gens avec qui tu es, puis le Queen pour aller danser si ça se prolongeait oui, on appelait ça être folle dans le Marais, est-ce que tu es folle dans le Marais ce soir ? Est-ce qu’on se retrouve ? Y a longtemps que t’as pas été folle dans le Marais ? Donc on passait la soirée dans le quartier, c’était surtout le week-end, on s’arrêtait souvent vers 20h en semaine hein, le circuit total disons, c’était plutôt le week-end » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

En début d’enquête, nous pensions voir apparaître un seul circuit fonctionnant comme une norme commune locale mais l’analyse des entretiens montre l’existence de plusieurs circuits. Les lieux où il faut être à tel moment ne correspondent pas aux mêmes critères chez tous les enquêtés. Les plus jeunes et les plus engagés dans la carrière gay ont tendance à décrire un circuit qui sélectionne les lieux les plus fréquentés et les plus fortement affichés gays. L’intensité de la fréquentation est le moteur de ce circuit :

‘« Le Sky, c’est là que tu vas commencer la soirée, c’est plutôt un bar où tu vas aller pour un 5 à 7, moi j’aime bien à ce moment là, y a un bon feeling, et puis c’est là qu’y a le plus de monde. Mais si je sors après, plus tard, là c’est plus club, au Sky après minuit y a plus personne, ils sont tous à Unity ou au Parking, le soir vraiment le soir après, faut aller à Unity d’abord même, et après au Parking, même pour l’after, c’est le Parking » ( Andrew, 28 ans, étudiant et vendeur, célibataire, locataire, Village)

Chez d’autres, souvent plus âgés et/ou moins assidus, les circuits peuvent emprunter des chemins plus « calmes ». Ces enquêtés ont souvent, eux aussi, une grande maîtrise des circuits les plus fréquentés et les ont fréquenté auparavant, mais ils se sont construits des itinéraires et des agendas de sortie plus sélectifs. Par exemple, John connaît l’ensemble des lieux gays du Marais. S’il maîtrise les circuits les plus institutionnalisés, il pratique des lieux et des horaires un peu plus décalés :

‘« Le Duplex, la Perle, le Cud, le vendredi et le samedi surtout. Des fois, je passe aussi au Duplex dans la semaine, si quelqu’un m’appelle, en semaine pour boire une bière, y a moins de monde, c’est plus calme mais j’aime bien aussi. Après ça peut être d’autres bars, où y a des gays, mais plus mixtes, je dirai des cafés aussi plus simples, plus mélangés, le Bouquet des Archives j’aime bien, et le Petit fer à cheval beaucoup aussi, mais plutôt le soir là, c’est plus calme aussi […] Je sors pas trop finalement, fin je sors, mais je sors pas trop dans les bars gays là, où tout le monde va, l’Open là, le samedi soir, j’aime pas du tout, j’aime pas tout ce monde là, ça me plaît pas quand y a trop de pédés collés les uns sur les autres » (John, 26 ans, attaché de presse dans la mode, célibataire, co-locataire, Marais)

Pour autant, la plupart des enquêtés disposent de représentation du temps et des lieux gays pointues qu’ils se sont construites par la fréquentation du quartier, les expériences de sorties et les habitudes qu’ils y ont prises, qu’il s’agisse d’investir ou d’éviter tel ou tel lieu. Ce temps-circuit se construit sur des habitudes qui ne sont évidemment pas indépendantes des horaires d’ouverture des lieux, des incitations à y venir à tel ou tel moment. La pratique des « happy hour » structure par exemple les rythmes de fréquentation de nombreux bars du Village et du Marais. En retour, les enquêtés prennent conscience des faibles marges de manœuvre dont ils disposent dans leurs pratiques du quartier gay. La « routine », trace d’une incorporation des rythmes des lieux gays, semble bien difficile à « casser » pour David qui relativise l’aspect « personnel » des choix de sorties :

‘« On peut vite passer par les mêmes endroits, les mêmes chemins en fait, des fois tu te dis, je vais faire un détour de 50 mètres pour casser un peu ta routine mais c’est bizarre parce qu’en fait entre les lieux tu te rends compte que tu prends toujours un circuit qui est comme…Tu crois que c’est ton circuit personnel en fait, mais les autres ont le même, du coup c’est pas vraiment ton circuit à toi » (David, 38 ans, responsable ressources humaines, en couple cohabitant, compagnon propriétaire, Marais)

Un dernier élément nous a paru central dans le rapport au temps que produisent les lieux gays : c’est l’introduction d’un rapport au temps relativement aléatoire et « élastique » (Beaud, 1997 ; Lahire 1997). La fréquentation intense qui caractérise certains moments biographiques amène à se familiariser avec certains bars et surtout à y rencontrer et y connaître des gens. Dès lors, le statut d’habitué permet de rencontrer des gens « par hasard » dans les bars ou à proximité : ces rencontres, fréquentes et quotidiennes, amènent à l’imprévisibilité des sorties et des emplois du temps. C’est le cas chez plusieurs enquêtés, comme Denis, qui décrivent des périodes de leur vie où « ça avait pris le dessus sur le reste » de leurs activités notamment parce que les occasions de sortie étaient imprévisibles dans leur durée :

‘« Oh là là ! Oh oui, très souvent, très très souvent même, c’était très intense cette époque parce qu’il y avait toujours quelqu’un pour proposer un party, pour s’en aller dans un pub, ou un bar et c’était très socialisant, on était un gang élargi, on rencontrait beaucoup de gars à chaque fois, alors ça multipliait les sorties aussi, moi je passais mon temps à sortir là, je vivais la nuit même, je partais mais je savais pas bien quand je serai rendu chez moi » (Denis, 43 ans, barman, célibataire, locataire, Village)

Ce temps de l’aléatoire ressemble souvent à certaines formes du temps étudiant, alors que l’on ne l’est plus depuis plusieurs années (Lahire, 1997). Il infiltre plusieurs emplois du temps, processus souvent facilité par le fait d’habiter dans le quartier :

‘« Quand je sors je programme pas forcément, et le Cud, je vais pas forcément me dire je vais au Cud ce soir, si je vais à une soirée dans un appartement, et en rentrant je passe, je m’arrête, parce que je connais un peu les gens, le duplex, c’est pareil, je sais que je vais connaître quelqu’un c’est sûr, alors je peux passer voir et puis rentrer ensuite, je peux passer comme ça, sans avoir prévu d’y aller ce soir là » (John, 26 ans, attaché de presse dans la mode, célibataire, co-locataire, Marais)

Ainsi, lorsque les enquêtes parlent des lieux gays, ils parlent presque systématiquement du temps. Ce temps est marqué par des rythmes spécifiques, des agendas locaux relativement bien connus des enquêtés, voire même incorporés dans leur emploi du temps personnel. Ce temps est aussi celui des sorties et des sociabilités : il peut prendre une place centrale dans la vie des enquêtés et modifier, au moins provisoirement, des rythmes sociaux plus traditionnels centrés sur la famille, le travail et les loisirs. Il y a ici socialisation au sens où, en fréquentant ces lieux, les enquêtés y découvrent, y apprennent et y enregistrent des relations au temps singulières, qu’ils mettent plus ou moins en application dans leur propre agenda. Ces relations au temps semblent moins spécifiques au mode de socialisation gay que celles construites vis-à-vis du corps : elles le restent dans la mesure où elles prolongent ici plus longuement des normes temporelles qui ressemblent à celles des populations étudiantes ou des jeunes citadins en cours de décohabitation.

Notes
82.

L’opposition entre lieux homos et hétéros sur ce point reste discutable, notamment dans un contexte gentrifié.