2.1. c. La rencontre et l’amitié.

Les lieux gays sont fondamentalement décrits et vécus par tous les enquêtés comme des « lieux de rencontre ». Ce qualificatif n’a rien a priori de spécifique : il s’agit d’espaces publics, de bars ou d’établissements récréatifs où la possibilité de rencontrer des gens est plus forte que chez soi et dans un contexte gentrifié ce genre de description n’est pas totalement surprenant. Néanmoins, cette capacité des lieux à faire rencontrer prend des formes et une signification particulières dans le cas des lieux gays et des populations interrogées.

En premier lieu, il faut insister sur les enjeux sexuels et amoureux de la rencontre car les enquêtés ne cessent d’insister sur cette caractéristique des lieux gays par différence avec d’autres bars, restaurants ou discothèques. Tous sont unanimes sur la fonction de rencontre des lieux gays qui détermine largement le rôle qu’y jouent le look, le corps et le regard. Par extension d’ailleurs, le quartier gay peut jouer ce rôle de creuset sexuel, on l’a déjà évoqué :

‘« Pour moi si tu veux, j’avais tendance à utiliser le Marais comme une backroom géante, ouais (rires), une backroom grandeur nature...bon, en plus faut dire que sexuellement, si tu veux (ton très sérieux), je cherche des jeunes garçons, plutôt des jeunes garçons, plus jeunes que moi, et j’en ai beaucoup rencontré qui débarquaient dans l’Marais » (Igor, 34 ans, rentier et quelques activités dans le cinéma, célibataire, locataire, Marais)
« Quand je sors mon chien, le soir, je fais gaffe parce que je veux pas trop me faire mater, c’est pour ça que je sors mon chien, je mets l’ipod sur les oreilles comme ça, il y a toujours des mecs qui traînent dans la rue, qui te tournent autour, alors oui, je te dis ça parce que c’est vrai, je suis obligé des fois de marcher plus vite pour qu’ils ne croient pas que je suis intéressé » (John, 26 ans, attaché de presse dans la mode, célibataire, co-locataire, Marais)

Cette atmosphère singulière détermine des apprentissages sur les manières de se conduire, les rituels de la drague et l’impression qu’ici, plus qu’ailleurs, se joue quelque chose de sa vie affective ou sexuelle. C’est ainsi que l’on ressent l’entrée dans un lieu gay :

‘« Tu y vas parce que tu sais que tu as pas beaucoup de possibilités ailleurs, je veux dire que moi par exemple, quel que soit ce qui se passait dans ma vie, je suis toujours allé dans les bars avec le même sentiment qui est une sorte d’excitation et d’impatience. Quand tu rentres dans un bar gay, tu as toujours ce moment particulier où tu sens comme une boule au ventre ou une sorte de poussée de fièvre bizarre parce que tu sais malgré tout que c’est peut être possible. Tu vois, c’est ça la différence avec un bar hétéro, si je vais dans un bar hétéro je vais dans un bar, point, si je vais au Mixer, ou au Duplex même, je vais d’abord dans un lieu gay, ça change peut être un peu quand tu es en couple, mais moi qui suis célibataire, je ressens ça encore plus fort » (Laurent, 31 ans, chercheur en CDD, célibataire, locataire, Marais)

Les sensations corporelles évoquées par Laurent disent bien que les lieux gays font quelque chose aux gays qui les fréquentent, quelque chose qui n’arrive pas ailleurs. La fonction de rencontre a une importance plus large du point de vue de la socialisation car elle englobe plus que la sexualité ou les rencontres amoureuses. Les lieux gays construisent un rapport à la rencontre et aux sociabilités ressemblant beaucoup à la « politique de l’amitié » spécifique aux gays décrite par Michel Foucault (Foucault, 1982). De fait, la phase d’engagement social de la carrière gay fait apparaître le Marais et le Village comme un foyer de sociabilités gays extrêmement puissant et surtout très étendu. On y rencontre beaucoup de gens, que l’on croise et recroise et qui constituent in fine un réseau de connaissances qui mêle amours, amants, amis, amis d’amis, figures du « milieu » que l’on connaît plus ou moins bien :

‘« En fait, c’était petit à petit, c’est mes amis aussi, tu vas dans un endroit avec des amis, puis dans un autre, mais c’était très bizarre, ça s’mélangeait pas vraiment, j’avais des amis qui fréquentaient un endroit puis des amis qui allaient ailleurs, donc au bout d’un moment ça se fait comme ça, après y a des recoupements, et je me souviens qu’à un moment je me suis rendu compte de ça, qu’il y avait des recoupements dans tous ces réseaux, et là je trouvais que c’était différent oui, au bout d’un moment ça se mélange un peu » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)
« Je suis devenu comme connu là dans le quartier, ça fait un peu prétentieux de dire ça, mais c’est un peu ça, entre l’Aigle Noir [bar gay cuir du Village] et les clients, les serveurs, bon ça fait vite du monde. Puis tu as toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un, ça va vite après » (Denis, 43 ans, barman, célibataire, locataire, Village)

Le quartier valorise ainsi la construction et l’entretien de relations de sociabilité entre gays par le biais des lieux gays eux-mêmes. Il ajoute aux « amis », les connaissances et les partenaires sexuels, les frontières étant plus ou moins bien définies selon les cas, ce qui apparaît très spécifique à ce type de sociabilités, notamment au regard des gentrifieurs et de leurs pratiques de sociabilités. Le quartier fournit aussi un soutien relationnel et des ressources valorisées localement qui permettent de se sentir « plus fort » parce qu’elles se situent précisément « ici » :

‘« C’était un groupe avec un noyau dur, puis des cercles concentriques autour au grès des amours et des rencontres de chacun, chaque membre du cercle ouvrait un peu vers d’autres cercles, parce qu’on ne couchait pas ensemble, le sexe se passait en dehors du groupe d’amis disons. Mais on arrivait à la trentaine, le monde était pour nous quoi, ce monde là en tous cas, c’était lumineux, y avait plus rien de glauque, c’était l’ouverture, donc c’était assez euphorique je pense et on se sentait forts parce qu’on était ici et qu’on était ensemble » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

Cette expérience socialisante est indépendante du lieu de résidence au moment où elle est vécue : elle n’exige pas d’habiter dans le quartier et a lieu généralement avant que l’on s’y installe. Comme on l’a déjà aperçu, ces sociabilités sont très localisés, souvent temporaires et surtout, pour la plupart, jugées superficielles par les enquêtés eux-mêmes. Là est sans doute la spécificité de la rencontre amicale dans les lieux gays. Elle ne renvoie pas à une disposition naturelle des gays à la sociabilité car elle est très fortement liée à des lieux, des moments biographiques et des contextes. Dès lors ces sociabilités s’effritent lorsque l’on fréquente moins les lieux, que l’on se met en couple, que l’on fait « le tri » entre « les vrais amis » et « les autres » :

‘« Après les gens se sont beaucoup mis en couple aussi donc une fois que ton mec rentre à la maison, tu vas pas sortir au Beaubourg, donc ça s’est disloqué comme ça un peu, c’est comme ça aussi que tu fais le tri entre les vrais amis que tu revois et les autres, ceux avec qui tu as vraiment des points communs et ceux que tu connais juste par les bars, sur le groupe, je dirai qu’il reste trois personnes aujourd’hui » ( Emmanuel)
« Oui, tu rencontres des gens dans les bars, mais ça reste très superficiel, je veux dire ça débouche pas beaucoup sur des trucs sérieux, même pour de l’amitié, c’est très superficiel » (Goran, 31 ans, infirmier, couple cohabitant, locataire, Marais)

L’illusion des amitiés gays peut susciter l’étonnement et une forme de déception chez Goran qui rend compte d’une stigmatisation interne au milieu gay, altérant la sincérité et la profondeur des relations naissant dans les bars :

‘« Y a un truc bizarre en fait, c’est un peu l’arroseur arrosé, fin c’est comme si les gays se rappelaient pas du passé, on a été stigmatisé, les gays ont souffert, mais maintenant c’est eux qui stigmatisent et qui font souffrir, c’est un peu comme les gens qui ont vécu des abus sexuels et qui vont reproduire le truc. Là, les gays vont juger les femmes, les lesbiennes et voilà, et même entre eux en fait, quand tu vas à l’Open, si tu ne colles pas avec le truc, les gens vont pas te parler, vont se foutre de toi, alors comment tu veux te faire des amis dans un endroit comme ça ? » (Goran)

A posteriori, on comprend combien les lieux gays favorisent une sociabilité étendue mais assez volatile et essentiellement construite sur des liens faibles. Notre propre immersion dans quelques lieux gays du Village et du Marais nous a semblé accréditer cette idée83, notamment dans le cas du Duplex. En quelques mois d’investigation dans ce bar « intello pédé » de la rue Michel Le Comte, nous avons pu expérimenter ces relations sociales paradoxales. D’un côté, le Duplex nous a permis en quelques soirées de rencontrer un nombre impressionnant de gays habitués des lieux, chaque interaction et chaque discussion amenant à être présenté à une autre personne, nous présentant elle-même d’autres personnes et ainsi de suite. Cette sociabilité est forte au sens où des gens se retrouvent ici sans l’avoir prévu, qu’ils se rendent compte lors d’une soirée qu’ils connaissent aussi des gens en commun sans le savoir auparavant. L’annexe 4 rappelle l’intérêt méthodologique de ces interactions autour du Duplex. Mais, en même temps, cette sociabilité repose aussi sur la force de liens faibles (Granovetter, 1973 ; Giraud, 2005a). En observant Boris lors d’une soirée au Duplex, l’impression est bien qu’il connaît la majorité des gens présents ce soir là, il parle à beaucoup de gens et notamment à Juan, photographe d’origine espagnole habitué des lieux. Boris le présente ainsi ce soir là : « Colin, il faut que tu viennes discuter avec Juan, il habite dans le quartier, il est vraiment sympa, viens ! ». S’en suit de longues embrassades et une discussion entre les deux jeunes hommes : à première vue, on a l’impression d’une amitié profonde et d’une bonne connaissance entre les deux protagonistes. Or, quelques semaines plus tard, Boris explique au téléphone : « Juan, je le connais pas très bien, on se voit pas non, je dois avoir son numéro si tu veux mais je sais même pas, si je le vois je lui dirai de t’appeler ». Nous n’avons jamais réussi à réaliser un entretien avec Juan, qui de fait, il l’expliquera plus tard, n’habite pas le Marais.

Ces différents éléments nous ont paru relever d’une socialisation spécifique aux lieux gays. Dans le Village et le Marais, ces lieux mettent en scène et produisent des manières d’être gay qui passent par des normes corporelles, un temps et des rythmes singuliers, des formes et des manières de se rencontrer. Elles sont efficaces et socialisent surtout à certains moments de la carrière gay, en particulier dans la phase d’engagement social et spatial. Le « zoom » opéré dans cette section correspond ainsi à un contexte très particulier : celui de la fréquentation assidue des lieux gays. C’est ce qui explique que l’enjeu ne soit pas tant ici d’habiter le quartier que d’en fréquenter les lieux gays et que l’on ait mobilisé la grille de lecture de la carrière gay davantage que l’entrée résidentielle. Mais les traces et les effets de cette socialisation peuvent dépasser ce simple cadre d’observation et le quartier peut alors constituer une force de rappel biographique plus ample.

Notes
83.

Avec toutes les nuances nécessaires, dans la mesure où nous y occupions le rôle particulier d’enquêteur, plus ou moins révélé à certaines personnes.