2.2.a. Un référent identitaire durable.

Dans les biographies, le quartier gay, les images qu’il renvoie de l’homosexualité et les normes qui s’y construisent constituent un référent identitaire durable. On y trouve des mots, des figures sociales et des critères de catégorisation de soi que l’on mobilise en entretien pour décrire les lieux, mais aussi pour se décrire soi-même, y compris par écart et décalage à des images visibles dans ces lieux. D’une certaine manière, à de multiples reprises, le quartier gay constitue un baromètre identitaire auquel on se mesure en mobilisant un jeu de références produit et incorporés dans les lieux gays.

Les termes même de « Marais » et de « Village » constituent des qualificatifs identitaires utilisés pour désigner des lieux, des styles ou pour se situer soi-même par rapport au quartier mais surtout aux manières dominantes d’y être gay :

‘«E : Les Marronniers, j'ai l'impression d'aller chez l'auvergnat en bas de chez moi, un bistrot quoi, bon hormis le fait que t'as plus de garçons sur la terrasse c'est sûr, mais c'est plus le quartier qui veut ça que le commerce ou la politique revendiquée des gérants, j'définirai pas les Marronniers comme un lieu typiquement Marais quoi
E: Ah, et ce serait quoi les lieux typiquement marais pour toi ?
E: Ben franchement, pour moi, c'est des lieux qui donnent une image très gay, avec un style de mecs, une identité quoi, bah c'est le central, ben t'as les cotés un peu bars de mecs comme ça, le central, t'as le quetzal aussi, le coté un peu vieux truc, l'amazonial où le coté un peu mec quoi, mais c'est entre soi quoi, on est entre soi, les Marronniers c'est pas comme ça, c'est plus ouvert, plus mixte en fait » (Éric, 46 ans, cadre financier de banque, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

Les lieux, les ambiances mais aussi les populations « typiquement Marais » désignent ainsi les principes et les produits de la socialisation gay associés au quartier. Or, ces modèles peuvent constituer des repères auxquels on se compare, s’étalonne ou se réfère pour se définir ou se décrire. Cette manière de mobiliser les lieux et le quartier pour se raconter en entretien n’est pas limitée au moment précis où l’on fréquente intensément le quartier, mais peut se prolonger bien au delà, y compris lorsque l’on a pris de la distance vis-à-vis du quartier gay. Plusieurs exemples peuvent l’illustrer, tout d’abord à travers la palette des « styles » gay mis en scène dans le quartier : l’image de certains lieux gays définit et accompagne certains styles vestimentaires, physiques et identitaires parmi les gays, styles que certains enquêtés mobilisent pour se présenter ou se définir :

‘« J’suis pas non plus très barraqué, tu vois j’suis plutôt assez minet, dans le style minet on va dire, j’suis pas très grand, j’suis plutôt pas musclé » (Damien, 26 ans, en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Marais)
« J’ai toujours aimé les choses un peu radicales, très affirmées, alors là, oui quand je te dis radical, c’est que je suis cuir, les choses un peu décalées, c’est ça qui fait que je suis plutôt cuir et viril là » (Denis, 43 ans, barman, célibataire, locataire, Village)

La catégorie « minet » accompagne pour Damien une taille modeste, un corps assez mince et c’est plutôt le modèle gay dominant certains lieux fréquentés, notamment le Carré. De même, pour Denis, se définir comme « cuir » correspond à son emploi de barman et sa fréquentation intense de l’Aigle Noir, bar cuir de Montréal. L’identité du lieu s’entremêle aux tenues de Denis et à la manière dont il se vit, comme un gay « viril ». Claude, lui, se réfère au quartier pour évoquer, à l’inverse, son physique hors « critères » :

‘« Je sais que je réponds pas à certains critères, à ce qui fait visuellement le plus tripper, j’veux juste dire que je pense qu’une raison qui pourrait me pousser à ne pas sortir ce serait ce lien au corps, je généralise, mais je sais que dans mes amis ceux qui sortent beaucoup c’est ceux qui sont fiers de leurs corps, qui aiment l’exploiter, sentir que ça attire » (Claude, 36 ans, instituteur, en couple cohabitant, locataire, Village)

Par identification, différenciation ou distinction, la mobilisation de ce type de représentations constitue souvent une trace durable de l’incorporation de schème de perception en vigueur dans le décor des quartiers gays. Si Renaud ne fréquente plus tellement les bars gays du Marais, un passage de l’entretien montre néanmoins qu’ils ont produit, chez lui, des catégories de classement physiques et identitaires qu’ils continuent à utiliser pour essayer de se « classer » par tâtonnement :

‘« C’est vrai que moi je saurai même pas trop me classer entre les bear’s, les gym queen, les intellos, le Quetzal c’est pour les plus âgés que moi, donc c’est pas vraiment ça non plus. Moi je serai plus dans le groupe alternatif je pense mais je saurai pas tellement dire pourquoi » (Renaud, 34 ans, cadre responsable logistique, célibataire, locataire, Marais)

Le quartier gay exerce ainsi une influence sur les manières de se définir. Il infiltre l’intimité des images de soi et peut intervenir dans les histoires de l’ego de certains enquêtés. Le quartier gay reste présent dans la vie de Renaud à travers la pratique des lieux de sexe qui constitue une forme de réassurance de son « ego » :

‘« Le sauna, j’y vais de temps en temps, mais je crois que c’est pour satisfaire mon ego en fait, comme pour me dire que je peux encore attirer les mecs » (Renaud, 34 ans, cadre responsable logistique, célibataire, locataire, Marais)

Au-delà du modèle de la carrière décrit précédemment, cette dimension biographique du rapport au quartier s’inscrit plus finement encore dans les parcours pour constituer un baromètre des identités gays. Le poids identitaire du quartier peut dépasser les seuls moments de l’engagement social et rester présent, en arrière-fond, dans les représentations et les pratiques des individus. L’entretien avec Claude montre la prégnance et la force d’un tel espace sur un parcours. Si Claude habite relativement éloigné des lieux gays et de l’agitation de la rue Sainte-Catherine, cette rue est omniprésente dans son esprit, qu’elle lui « bouffe de l’énergie », lui fasse « mal » ou qu’elle détermine l’histoire conjugale qu’il a vécu il y a quelques années :

‘« C : Ce que je ressens du Village, ça dépend dans quel état d’esprit on est, bon, à l’époque, c’était un moment de grande fragilité pour moi donc bon, mon copain me renvoyait ces fragilités là, parce que lui commençait à s’intéresser à ces choses là, aux choses que je n’avais pas, que d’autres avaient et qui étaient sur Sainte-Catherine.
E : Parce que lui fréquentait beaucoup Sainte-Catherine ?
C : Non, très très peu, disons un peu, mais juste le « un peu » c’était déjà énorme pour moi, ce peu là était suffisant pour me faire haïr sainte Catherine, pour me faire mal aussi et cette rue m’a fait du mal à ce moment là ! » (Claude, 36 ans, instituteur, en couple cohabitant, locataire, Village)

Le Village représente alors une sorte de menace dans la trajectoire conjugale de Claude, y compris parce qu’il renvoie à certains complexes et à une « compétition » permanente. Claude a d’ailleurs quitté le Village pendant quelques mois parce qu’il ne supportait plus la pression psychologique et sociale qu’un tel environnement lui imposait. Il est revenu y vivre ensuite en essayant de faire jouer au quartier un « rôle » différent dans sa vie. L’extrait suivant témoigne de ce travail individuel sur la « distance » au Village :

‘« C : Je pense que des gens se sont suicidés à cause d’une certaine compétition qui s’y vit, des peines amoureuses qui n’existent pas si on vit dans un lieu, un village a la campagne et qu’on trouve un amoureux et qu’il y pas de compétition, tandis qu’ici c’est fragilisant, parce que ton chum quand il marche il peut toujours trouver mieux, plus beau, plus costaud, y a des milliers de gays au coin de la rue, oui alors peut être que y a des gens qui dépriment, qui souffrent beaucoup de ça. Par rapport à l’affirmation de soi et à la prise de contact, le Village est utile, il faut juste savoir le resituer dans son besoin et jusqu’à quelle place on peut lui accorder dans sa vie, parce qu’il y a des gens qui en développent comme une dépendance, ça devient comme une drogue, on peut s’y perdre, en jouer, on peut baiser à plus finir dans le Village, on peut danser, on peut se perdre, oublier qui l’on est, c’est là où des gens disent que c’est un ghetto, le village c’est un lieu malheureux !
E : Et toi tu te sens pas dans un ghetto ici ?
C : Si, tout à fait, mais je l’ai quitté pour ça, mais j’y suis revenu et j’ai pris une distance, j’ai réfléchi, j’ai mûri et je lui fais jouer présentement le rôle que dans ma vie je souhaite, ni plus, ni moins » (Claude)

Un autre exemple illustre les « pouvoirs » biographiques du quartier gay à l’épreuve de la conjugalité et de l’image de soi. Tony est en couple depuis plus de vingt ans avec Vincent. On a déjà présenté ce couple de designers à succès installé dans le Marais comme exemple de gaytrifieurs culturels de haut-rang. On a insisté sur leur qualité de gentrifieurs culturels, mais une autre dimension de l’entretien s’avère intéressante. Elle concerne la « crise » que vit Tony depuis environ un an au moment de l’entretien. Tout commence, en entretien, par les questions portant sur les sorties dans les lieux gays : le couple explique avoir toujours eu une pratique modérée des bars gays, mais Vincent rappelle qu’ils sortent « quand même plus souvent depuis un an ». À ce moment de l’entretien, Tony quitte un instant la pièce et l’on comprend que ces sorties nouvelles se font séparément :

‘« E: Par rapport à aujourd’hui, tu disais que vous ressortiez plus, c’est lié à quoi ? Comment ça s’est fait, en fait, cette histoire de ressortir plus souvent?
V : J’sais pas, c’est lui qui ressort…et du coup je sors aussi
E : Oui, du coup tu le suis (rires)
V : Non je le suis pas parce qu’on sort pas ensemble !
E : D’accord [froid, blanc]….Mais ça veut dire que vous finalement vous avez retrouvé des endroits qui vous plaisent ?
V : Je sais pas, c’est aussi, comme on est ensemble depuis longtemps, tout d’un coup… Moi j’ai tendance à sortir, avec des amis, m’amuser tout ça, mais Tony avait tendance à être très casanier, à pas sortir, à pas bouger et tout d’un coup, c’est, c’est lui qui a vraiment changé, je pense que c’est ça la crise de la quarantaine (rires), j’attribue ça à la crise de quarantaine, mais c’est lui, faut qu’il en parle, il t’expliquera mieux que moi…
E : Mais toi tu sors aussi ?
V : Oui je sors, mais pas comme lui, lui il sort tous les jours, tout le temps, moi non. Je suis toujours plus sorti que lui, mais c’est pas pareil, c’est plus régulièrement si tu veux, mais c’est moins comme ça, c’est moins le besoin là comme lui, moi c’était voilà, j’aime bien sortir de temps en temps avec des amis, rigoler, faire la fête.
E : Hum, et ça va être dans des lieux gays du coup ?
V : Ça dépend, c’est vrai que j’préfère aller dans des fêtes, des fêtes organisés, par des gens, dans des anniversaires, dans des appartements plutôt que dans des bars, j’trouve ça plus sympathique ! » (Vincent)

Le nouvel emploi du temps des sorties est lié à la « crise de la quarantaine » de Tony, crise sur laquelle il s’explique à son retour dans la pièce, non sans quelques résistances tant la situation peut être gênante et renvoyer à une intimité qui éclate aux yeux de l’enquêteur :

‘« E : Oui donc en fait le changement de rythme, c’est… [Tony revient]
V : Oui alors, pourquoi tu ressors toi ? [Ton agressif ]
T : Euh…c’est un sujet sur lequel il est pas forcément utile de se…on peut être bref ! La raison, en ce qui me concerne, c’est le passage des 40 ans, le fait d’avoir connu qu’un seul garçon dans ma vie, donc euh…voilà…j’ai…j’me sens trop dépendant…euh…là, on va vraiment raconter notre vie privée…euh…disons que là, je raconte très facilement ma vie mais là disons que…j’sais pas, tu peux comprendre sans doute…c’est moi qui suis sorti hein !
E : Oui, et le fait d’être dans le quartier, c’est plus…c’est des lieux aussi…
T : En fait moi j’ai commencé à sortir, mais pas vraiment dans le Marais, on peut considérer que c’est les confins du Marais ! Puisque moi j’ai commencé à sortir au Bear’s Den, parce que comme j’ai pas 22 ans, comme je fais pas 55 kilos…et que je suis barbu, je corresponds à une sorte de cliché « bear », comme j’étais très intimidé pour sortir dans des endroits, ça me faisait peur, ça m’angoissait
V : Et tu étais super casanier !
T : Oui, on peut dire que j’étais casanier, j’ai entendu parler du Bear’s Den par deux trois personnes, j’ y suis allé, y a un an à peu près, c’était en Octobre dernier. C’est le Marais bien sûr mais c’est déjà un quart d’heure de marche ! Enfin ça va (rires)
E : Oui c’est pas si loin, et cet endroit tu y vas très souvent du coup ?
T : J’y suis allé beaucoup, beaucoup, oui, j’y suis allé énormément surtout en Décembre-Janvier, j’ai continué aussi, je suis allé au Wolf oui, donc c’est le quartier oui si on veut ! C’est vrai que j’aurais peut être pas eu l’idée mais j’y serais allé de toutes façons, même si il avait été dans le 18ème !
V : Ah oui ?
T : Oui, j’aurais pris le métro pour ça oui, après j’y serai allé moins souvent, c’est sûr parce que des fois j’y allais à 19h, et puis j’allais diner, et puis j’y retournais à dix heures après ! Donc tu fais pas ça si t’es pas à côté, c’est évident ! Bon je fais plus ça, j’y vais beaucoup moins souvent maintenant ! » (Vincent, Tony)

Les nouvelles sorties prennent ainsi un sens singulier pour Tony au regard de sa trajectoire conjugale et de son capital corporel84. Tony sort dans les lieux gays parce qu’il est en couple depuis longtemps et qu’il ressent un besoin, comme il le dit par la suite, d’évaluer son « pouvoir de plaire », ce qui rappelle la fonction de drague des lieux gays et qui est confirmé par des sorties sans Vincent. De plus, Tony se sentait mal à l’aise dans des lieux « très jeunes » et « très folles », mais s’adapte aux normes corporelles du Marais en se dirigeant vers des lieux plus virils, comme le Bear’s Den. L’intrusion des normes propres aux lieux gays et de leurs principes de socialisation, en l’occurrence les assignations corporelles, les injonctions à la drague et à l’autonomie conjugale, se retrouvent ainsi au cœur de l’entretien, réalisé en couple :

E : ça veut dire que ces endroits sont indissociables du côté rencontre, pas forcément amoureuse je veux dire, mais c’est pas des endroits qui sont faits pour y aller en couple ?
T : Ben moi j’ai pas envie d’y aller avec Vincent, mais euh…dans un premier temps, j’y suis allé attiré par cette idée de…de la drague, ce truc bear, mais c’est vrai que c’était mélangé aussi à l’idée de rencontrer des gens que j’aurai pas rencontré ailleurs, c’était à 50% l’idée de la drague et à 50% l’idée de rencontrer des gens…de me sortir de mon milieu, parce que je connais que des gens avec qui je travaille, donc les gens me connaissent tous par mon travail, par mon couple, et là, même si je cache pas du tout ce que je fais….fin au début je le disais pas trop quand même, de toutes façons j’en parle peu, j’aime bien le fait de rencontrer des gens que j’aurai pas rencontré autrement, c’est vrai que ça me soulage !
E : D’accord, et si on prend l’exemple du bear’s den, c’est un milieu différent de ton milieu professionnel en fait ?
T : Ah oui clairement, oui ! Bah ouais, c’est des gens…
V : J’connais pas moi Colin, j’y suis allé une fois mais j’ai pas le droit d’y aller moi !
T : C’est vrai que j’ai un copain, un vrai copain, Michel, il est écrivain ! C’est peut être pas le meilleur exemple ! Il habite dans le 4ème, mais c’est pas le Marais, c’est près de la tour Saint-Jacques, donc assez différent. La raison essentielle pour laquelle j’y vais, je peux dire que c’est ça, bon maintenant je m’y ennuie un peu, mais y a un moment où j’avais envie d’y aller tout le temps. D’ailleurs j’en profite incidemment pour dire à Vincent, que Michel m’a appelé, il voulait qu’on aille boire un coup pour me faire rencontrer sa copine Anne-Marie…
V : Super ! [Ton ironique]
T : Si tu veux tu peux venir, je pense qu’y a pas de problème…
V : Non, j’suis malade…
T : Cela dit au-delà de ça, entre la sociologie du quartier gay et la sociologie des endroits, des bars, j’veux dire y a un écart fabuleux ! Je trouve ça génial !
E : (rires) C'est-à-dire ?
T : J’trouve ça vachement intéressant, y a un côté tellement romanesque…
E : Romanesque ? C'est-à-dire ?
T : Non mais j’ai pas très envie d’en parler parce que… [Montre Vincent du doigt]
V : Quoi ? (rires) c’est son parc…secret !
M : Oui, j’ai pas envie de…parce que je pense que j’ai envie d’avoir une vie en dehors de ma vie professionnelle et de ma vie avec Vincent, c’est justement pour ça que je suis allé dans ces endroits là, c’est extrêmement limité la manière dont je le fais. Je suis allé un peu au Coxx aussi, je suis allé dans des boîtes un peu cuir, je suis allé au Deep aussi ! C’est le premier endroit où je suis allé ! J’étais jamais rentré dans une backroom et on y était jamais allé avec Vincent hein ! Jamais de ma vie, j’avais mis les pieds dans une backroom, c’était un truc tabou, un truc effrayant ! Et le Deep, j’y suis allé avec un copain, au début, c’était en Novembre » (Tony, Vincent)

Une séparation nette entre la vie avec Vincent (professionnelle, amoureuse, sociale) et la vie dans les lieux gays apparaît ainsi clairement. Le « parc secret » de Tony participe à une sorte de retour à retardement du quartier gay dans la vie du couple. Cette impression de « rappel » retardé du quartier dans la trajectoire est confirmée par un autre moment de la discussion. Nous avons dû revoir une deuxième fois le couple pour finir l’entretien et Tony était seul, durant la première heure de ce second rendez-vous. Voilà comment il évoque ce « rappel » du quartier dans sa vie :

‘« Tu m’aurais posé la question y a un an, j’aurai dit non, je me sens pas à l’aise, c’est clair, aujourd’hui c’est différent je me sens assez à l’aise au Bear’s Den, je me sens moins regardé et surtout je suis plus dans la drague, ça c’est évident. Entre 20 et 25 ans, on y allait pas beaucoup mais je me souviens effectivement d’avoir été très mal à l’aise, j’avais l’impression de pas être à ma place. Mais j’ai toujours eu l’impression que j’étais…en dehors du circuit…d’une part parce que j’avais mon mec, j’étais amoureux, et aussi parce que j’étais pas conforme, ou en tous cas je me faisais l’idée que j’avais pas de sex appeal, donc voilà. C’était comme ça et j’ai pas dépassé ça, donc en fait y avait pas d’enjeux pour moi dans ces endroits là, ça c’est venu plus tard en fait, après 40 ans, où là l’enjeu c’est devenu que ça ! » (Tony)

D’une certaine manière, être en couple et nourrir le sentiment de ne pas avoir le physique qu’il faut ont longtemps construit l’idée chez Tony qu’il vivait « en dehors du circuit ». De même, son mode de vie éloigné des normes du milieu a pu lui donner l’impression d’avoir raté certaines « étapes » de la carrière gay :

‘« Je me suis rendu compte aussi que j’avais pas eu la phase assez classique de la drague et du sexe, tu vois quand je discute avec les gens au Bear’s Den, je me rends compte, ils ont vécu des étapes que moi je n’ai pas vécu, je regrette pas ma rencontre avec Vincent, ce n’est pas lui le sujet, c’est moi, c’est moi qui ressent ce besoin depuis un an, de sortir, de rencontrer d’autres gens, de pouvoir me lâcher un peu et ça veut dire aussi que je voulais tester mon pouvoir de plaire, c’est important aussi. Et bon le Bear’s Den ça m’a permis de vivre ça, de vivre un truc que je n’avais pas connu parce que tout était allé trop vite un peu, et quand je passais devant le Bear’s Den, j’étais attiré parce que les gens m’en avaient parlé et je voulais connaître, maintenant je peux dire que je connais au moins » (Tony)

On constate ainsi que même pour un individu en couple, stabilisé professionnellement, ayant dépassé la quarantaine et se situant jusqu’ici à distance du mode de socialisation des lieux gays, celui-ci peut manifester son existence et sa force au fil d’un entretien. Reste à évoquer ici un dernier point : le statut et les effets de l’expérience résidentielle dans le quartier, expérience qui singularise nos enquêtés.

Notes
84.

On a déjà évoqué les complexes physiques de Tony à ce sujet.