Chapitre 10 : Variation des expériences de socialisation.

Si l’analyse des dimensions spatiales d’une socialisation gay tend à rappeler qu’un contexte de socialisation s’évalue à la lumière des normes et des injonctions sociales qu’il produit et diffuse, elle doit aussi se préoccuper des effets concrets produits par cette socialisation. Le chapitre précédent a volontairement mis l’accent sur les effets puissants d’un mode de socialisation à travers sa capacité à fonder des références, produire des catégories de jugement, engendrer des pratiques et transformer des individus. Pourtant, le renouvellement des analyses en termes de socialisation insiste aussi sur les limites de tels processus en mettant à jour ses oublis : les cas de socialisation « ratés », l’incohérence et l’hétérogénéité de certains modes de socialisation, les conflits identitaires entre des socialisations concurrentes, la pluralité des expériences socialisatrices auquel un individu est confronté. Ce renouvellement doit beaucoup aux travaux de Bernard Lahire dans le domaine des socialisations scolaires et de la sociologie de la culture (Lahire, 2004, 2006 [1998]), travaux qu’il est possible d’exporter de manière plus générale dans d’autres contextes et sur des questions sociologiques différentes, en rappelant l’un de leurs résultats importants :

‘« La cohérence des habitudes ou schèmes d’actions que peut avoir intériorisé chaque acteur dépend donc de la cohérence des principes de socialisation auxquels il a été soumis. Dès lors qu’un acteur a été placé, simultanément ou successivement, au sein d’une pluralité de mondes sociaux non homogènes, et parfois même contradictoires, ou au sein d’univers sociaux relativement cohérents mais présentant sur certains aspects, des contradictions, alors on a affaire à un acteur au stock de schèmes d’actions ou d’habitudes non homogènes, non unifiés et aux pratiques conséquemment hétérogènes (et même contradictoires) variant selon le contexte social dans lequel il sera amené à évoluer. » (B. Lahire, 2006 [1998], p. 50)’

C’est l’une des ambitions de ce dernier chapitre : comprendre les expériences variées de socialisation par les quartiers gays au sein d’une population gay diversifiée. La thèse développée dans ce chapitre est la suivante : s’il existe un mode de socialisation gay spécifique dont le quartier gay est le levier principal, ce mode de socialisation n’est pas aussi homogène qu’il y paraît et son efficacité reste limitée et relative aux expériences de socialisations concurrentes, qu’elles soient antérieures ou simultanées. L’énoncé de cette thèse fournit la structure du chapitre.

Dans une première section, on mettra en relief un premier registre de variations à travers les variations du contexte de socialisation lui-même, c’est-à-dire le quartier gay. Ces variations sont essentiellement de deux ordres : variations historiques et générationnelles d’une part, variations entre les différentes composantes et instances d’un même contexte d’autre part. Derrière un mode de socialisation homogène se distinguent en réalité des logiques de socialisation plus fines et moins stables. Dans une deuxième section, on montrera l’ampleur des différenciations sociales dans les effets et les incorporations des socialisations gays produites par le quartier. Á partir de plusieurs portraits sociologiques, on peut ainsi réévaluer le pouvoir socialisant du quartier en fonction des socialisations et des ressources alternatives. Cette dernière section permet de comprendre pourquoi certains enquêtés semblent adhérer profondément aux valeurs et aux modes de vie que le quartier gay valorise tandis que d’autres s’en éloignent et y semblent moins soumis.