1.1. Le poids des générations.

La prise en compte du temps dans l’analyse des rapports au quartier gay ne doit pas se limiter au temps biographique mais doit aussi intégrer le temps historique. L’homogénéité d’un mode de socialisation dépend pour partie de la stabilité d’un contexte et des principes de socialisation qui le définissent. Or, dans ce domaine, les dimensions historiques des processus de gaytrification constituent un facteur d’instabilité et les effets générationnels viennent fortement perturber l’idée d’une socialisation gay par le quartier gay homogène. De ce point de vue, l’ensemble des évolutions observées dans les chapitres 4 et 5 constituent évidemment des transformations importantes du contexte de socialisation lui-même et expliquent largement le poids du facteur générationnel dans la variation des expériences socialisatrices.

En premier lieu, l’existence même du contexte de socialisation est soumise à une histoire propre (chapitre 4). Dans notre cas, l’émergence et la structuration des quartiers gays a pris du temps et le déroulement des carrières gays est fortement marqué par des effets générationnels. Jusque dans les années 1980, les débuts de carrière sont moins fortement tournés vers le Marais et le Village : il est possible et plus fréquent d’être entré en homosexualité par d’autres lieux, des lieux gays plus éparpillés dans la ville et des lieux non gays. Nos enquêtés les plus âgés permettent ainsi de revisiter les chapitres 4 et 5 :

‘« Je sortais beaucoup à Saint-Germain, c’était la grande période du Fiacre, je ne sais pas si vous connaissez, vous n’avez pas connu non, c’était un très beau dancing, on se retrouvait beaucoup plus là-bas à l’époque […] C’était plus distingué je dirai, c’était très intellectuel, tout à fait différent de ce qui se passe ici maintenant, mais c’était une autre époque aussi, nous on a connu les grands moments de Saint-Germain » (Gérard, 65 ans, employé retraité, célibataire, propriétaire, Marais)
« Mais c’était pas le Village moi quand je suis arrivé à Montréal, c’était les bars de l’Ouest, sur Stanley, à l’époque c’est là que ça se passait. J’aimais pas beaucoup les anglais moi, d’ailleurs je suis un peu comme raciste là dessus, mais on n’avait pas beaucoup le choix, c’était ça ou rien » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

Pour ces individus nés dans les années 1940-1950, le Village et le Marais apparaissent dans leur vie, vers l’âge de 30-35 ans, au moment où ils sont déjà, pour la plupart, entrés en homosexualité. Á l’inverse, à partir du milieu des années 1980 et de manière croissante depuis, le Marais et le Village semblent monopoliser les expériences d’engagement individuel et social dans la carrière gay : les individus âgés de 35 à 50 ont en effet rencontré le quartier gay souvent plus tôt dans leur carrière et leur parcours homosexuel a accompagné relativement étroitement le développement du quartier gay ainsi que sa gentrification. Il s’agit de la génération des « conquérants » massivement représentée dans notre corpus. Pour les plus jeunes, le contexte est fort différent puisque le Marais et le Village constituent des institutions déjà visibles et reconnues comme telles lorsqu’ils s’engagent dans la carrière gay : le fait de se tourner vers le quartier gay, dès les débuts de leur carrière, apparaît quasiment incontournable, ce contexte socialisateur s’étant fortement institutionnalisé et consolidé dans ses structures et sa capacité d’attraction. Ce rappel chronologique n’est pas sans effet sur les expériences de socialisation par l’espace et le quartier : il influence à la fois les apprentissages sociaux des manières d’être gay, le type de lieux et de cadres de socialisation traversés et le contenu même de cette socialisation. Les apprentissages pratiques et sociaux amenant à devenir homosexuel n’ont pas été vécus de la même manière par les générations successives.

Pour les plus âgés, les récits insistent sur les risques, les peurs, les menaces policières et les différents obstacles à franchir pour vivre son homosexualité ou rejoindre le « milieu gay », un milieu qui n’est alors pas situé encore dans l’espace du quartier, à Paris comme à Montréal. Par exemple, Gérard évoque, bien avant l’investissement du Marais, des circuits beaucoup moins visibles d’une socialisation homosexuelle très différente de celle des bars gays de la rue des Archives d’aujourd’hui. Ces circuits empruntent certains établissements de la nuit parisienne situés sur la Rive Gauche, à Saint-Germain des Près ou Montparnasse. Mais ces établissements ne sont pas des lieux gays en tant que tels : ils peuvent être fréquentés par des homosexuels à certains moments de la semaine ou de la journée, selon des logiques informelles reposant sur la discrétion et une information partagée entre initiés. De même, Gérard a fréquenté un temps les soirées et les locaux du groupe Arcadie, rue Béranger. Si Arcadie a pu constituer dans les années 1960 et 1970, un lieu de socialisation homosexuelle, son fonctionnement et ses principes étaient bien spécifiques, comme l’a montré l’ouvrage de Julian Jackson (Jackson, 2009) et comme le rappelle Gérard lui-même :

‘« Ce truc d’Arcadie c’était très spécial, j’y suis allé à un moment mais pas très longtemps parce que c’était quand même « vous êtes bien gentils les homos, mais taisez-vous, écrasez-vous ! », c’était vraiment une autre époque, il fallait montrer patte blanche, d’ailleurs le responsable c’était un ancien séminariste alors ça restait très culpabilisant je trouve, c’était une salle minable là alors on préférait aller au Fiacre quand même » (Gérard, 65 ans, employé retraité, célibataire, propriétaire, Marais)

De même, les récits de Raymond, Michel ou Jacques montrent que les expériences de la jeunesse homosexuelle restent alors marquées par une socialisation au secret et des pratiques plus ou moins clandestines à Montréal. Les lieux où l’on devient homosexuel peuvent se situer aux interstices de lieux de socialisation plus traditionnels (travail, famille) ou dans les tavernes gays de l’Ouest anglophone. Mais dans ce cas, on reste contraint à la discrétion et soumis à des menaces de tous ordres : législation, descentes de police fréquentes, risque d’être vu et identifié par d’autres. Cette nécessaire gestion d’un soi clandestin influence à la fois les lieux eux-mêmes et les comportements individuels : faire attention sur les lieux de drague, entrer et sortir discrètement des lieux gays encore peu ouverts sur la rue, gérer une sorte de double vie. Le contexte est relativement similaire à Paris et à Montréal dans les années 1970 :

‘« J’allais draguer aussi aux Tuileries, c’est très connu comme lieu de drague, mais des fois on ne faisait rien de spécial, on se rencontrait, on discutait comme ça, c’était très fréquenté la nuit, moi j’y allais de temps en temps mais c’était risqué parce qu’une fois je me suis fait attrapé par la brigade des mœurs, ça n’allait jamais très loin, mais ils arrivaient et ils embarquaient tout le monde, ça m’avait un peu refroidi quand même, quand on se retrouve au poste devant des flics très homophobes, je vais vous dire, on en mène pas large ! » (Gérard, 65 ans, employé retraité, célibataire, propriétaire, Marais)

Au début des années 1980, l’émergence du Marais et du Village comme quartier gay en gestation transforme la donne et offre, de fait, un nouveau contexte de socialisation marqué par une visibilité nouvelle pour cette génération (chapitres 4 et 5). Néanmoins, pendant une décennie, certaines « traditions » subsistent et, surtout, cette génération semble marquée durablement par des expériences produisant des dispositions à certaines manières de vivre son homosexualité. Le maintien de ces « traditions » homosexuelles est largement dû au caractère progressif des changements socioculturels : l’homosexualité ne se banalise pas du jour au lendemain. Du point de vue spatial, elle reste encore cantonnée à des espaces intérieurs relativement coupés de l’espace public : des bars fermés, des portiers et des judas à leur entrée, une faible visibilité, des lieux encore mal équipés. Cette étape marque durablement les représentations et les manières de vivre son homosexualité des plus anciens caractérisées par un relatif séparatisme homos/hétéros, un fort sentiment d’appartenance à un groupe ou une communauté homosexuelle, une conception transgressive de l’homosexualité et une forte culture du minoritaire. De même, ils ont vécu les lieux gays et l’apparition du quartier gay comme des expériences collectives portées par les valeurs de solidarité et de convivialité. On comprend l’attachement de certains à l’idée de « communauté » gay si l’on resitue ainsi leur propre homosexualité dans un contexte socio-historique spécifique où les menaces et les expériences du secret et de la dissimulation ont conduit à investir le Marais et le Village sur le mode du refuge identitaire et du rattachement à une nouvelle « famille homosexuelle élargie » (Pollak, 1982). Il n’est dès lors pas surprenant qu’en 1982, les travaux de Pollak insistent sur un nouveau « bonheur dans le ghetto » en partie incarné par les débuts des quartiers gays (Pollak, 1982). Il n’est pas surprenant non plus que l’on retrouve aujourd’hui chez ces individus les traces de cette socialisation, y compris dans leur jugement sur les lieux gays du Marais et du Village. L’expérience du quartier gay a été fortement marquée par un double contexte : celui d’un sentiment d’hostilité généralisée à l’égard de l’homosexualité et celui d’une socialisation par les lieux gays centrée sur la solidarité, la résistance et la gestion d’une identité encore en partie indicible. C’est ce qui explique largement les décalages générationnels quant à la question de la mixité des lieux puisqu’aujourd’hui les plus âgés semblent décontenancés par le « mélange des genres » observé dans certains lieux gays et gay-friendlys et par la manière dont les jeunes générations vivent leur homosexualité au grand jour, dans le quartier mais aussi ailleurs :

‘« Maintenant tu as des gars avec des filles dans le Village, tu t’en vas cruiser un gars mais tu sais plus si le gars il est avec la fille, tu as des p’tits jeunes bien mignons là, mais tu sais plus si ils sont gays, mais avant, mais 99% étaient des gays, alors moi j’ai besoin de confiance pour emmener quelqu’un à la maison, fait que j’vais pas m’en prendre comme ça » (Raymond, 62 ans, employé retraité, célibataire, locataire, Village)

Pour la génération suivante, qui rencontre le quartier gay dans les années 1980, celui-ci est vécu dans un contexte historique de transition entre une homosexualité encore confinée au placard et la conquête de la visibilité. Or, pour cette génération, le temps historique rejoint le temps de la carrière gay et les transformations du quartier semblent accompagner et catalyser rapidement l’engagement social dans la carrière gay. Les enquêtés connaissent ainsi un contexte encore « glauque » et « clandestin » lorsqu’ils entrent en homosexualité, mais décrivent surtout les changements rapides des années 1980 et du début des années 1990 :

‘« Ben avant, je m’en rappelle très bien parce que l’image que j’ai encore c’est que les commerces étaient placardés, étaient fermés abandonnés, avec du bois là devant les vitrines, et j’avais l’impression la première fois, que j’étais dans une zone de guerre ! Moi je viens de la campagne alors pour moi c’était très particulier de voir ça, et pour moi c’était une zone bizarre, dangereuse même. Le premier contact, bon c’était en 81-82, et là, c’était vraiment un endroit à part, enfin c’était une zone de misère et ensuite, comme je disais, bon y a eu quelques bars et là on venait plutôt pour sortir le soir, mais on venait pas le jour pour prendre un café ou pour aller au resto parce qu’y avait pas de restos, y avait deux bars seulement donc on venait au bar et puis ont quittait après, c’est tout ! […] Quand je suis arrivé, mais c’était plus clandestin aussi, mais on avait aussi beaucoup de plaisir dans ces lieux, mais c’était plus caché hein et puis après, le village est né, donc j’ai continué à sortir régulièrement et là c’était plus avec beaucoup d’amis le cercle était plus grand, c’était plus ouvert aussi, c’était très différent avec l’ouverture sociale, on sortait souvent, moi j’adorais danser donc on allait danser, c’était beaucoup plus facile après » (Yann, 48 ans, cadre responsable communication, couple cohabitant, propriétaire, Village)
« Au début, les bars étaient plus glauques que maintenant, surtout pour un jeune, c’était moins ouvert et moins rutilant, donc après c’était plus dehors en fait, mais j’ai le souvenir de rues plus détendues en même temps et c’est devenu depuis un lieu de parade, j’étais frappé, en fait y a plus d’enjeu, les gens viennent comme à Paris après la révolution, les gens venaient se montrer avec leur belle toilette […] Pour moi c’était d’abord un lieu de possibles en fait et je l’ai vu devenir un lieu où l’on montre son mari, sa voiture, sa réussite ou son chien d’ailleurs, c’est pour ça que j’aime le Cox, y a un espèce de retour animal vers la chair et le désir des mecs, complètement édulcoré ailleurs » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

Au fur et à mesure de leur carrière, les conquérants âgés de 35 à 50 ans au moment de l’enquête, enregistrent les effets de la visibilité et du relâchement de certains étaux législatifs, sociaux et culturels. Le Marais et le Village offrent de fait un contexte plus « ouvert », plus « libéré » et plus « facile » : malgré certaines inégalités sociales, la « peur » et les menaces tendent à s’effacer des parcours gays. De même, les principes de la socialisation spatiale gay évoluent et s’orientent vers des normes plus hédonistes, des injonctions à la visibilité et au déploiement d’un mode de vie gay plus affirmé. L’ère des terrasses qui s’ouvre au milieu des années 1990, dans les deux quartiers, ne signifie-t-elle pas qu’être gay c’est maintenant le montrer et l’être dehors, aux yeux des autres ?

‘« 1992-1996, pour moi, c’est l’apogée du Beaubourg en tant que lieu gay de rencontre, c’était à la fois assez chic et surtout visible, je suis arrivé moi dans cette génération qui voulait plus se cacher en fait, donc je comprenais pas cette idée de sexe glauque en fait, ou caché, ce côté on va se cacher et surtout faut pas qu’on nous voit » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

Des enquêtés comme Emmanuel, Tony, Vincent ou Frédéric à Paris, Yann, Silvio ou Denis à Montréal ont connu cette période et ont d’une certaine manière vécu une frénésie libératrice qu’ils décrivent comme « mon grand moment avec le quartier » (Frédéric) ou « la grande époque » (Denis). Leur engagement social dans l’homosexualité est synchrone avec le grand moment d’effervescence des deux quartiers gays et la visibilité spatiale nouvelle favorise leur visibilité sociale. La socialisation qui en résulte correspond sans doute le plus précisément au modèle de base de la carrière gay : on s’oriente vers le quartier, on y vit une séquence gay intense (sociabilités, sexe, sorties) qui s’achève par la stabilisation conjugale ou la lassitude et le besoin de renouvellement. Au moment de l’entretien, le quartier gay reste envisagé comme un lieu d’épanouissement à un moment donné de son parcours. S’il est devenu un espace de consommation et de loisirs que l’on investit moins, le quartier reste disponible sous ses fenêtres lorsque l’on souhaite en profiter et symbolise aussi une partie de sa vie :

‘« Pour un pédé comme moi, branché un peu culture, oui, ben par exemple, la première fois où tu vas aux mots à la bouche tu t’en souviens, tu gardes ce lieu en tête, pour moi c’est comme un musée aujourd’hui, j’y vais rarement aujourd’hui, mais ça reste un lieu de ma vie » (Frédéric, 39 ans, critique cinéma et scénariste, célibataire, propriétaire, Marais)

Très souvent, cette génération a l’impression d’avoir vécu une vie gay plus heureuse dans le quartier que celle de ses successeurs. Cette tendance à valoriser un passé révolu est très fréquente dans ce type de contexte urbain et chez d’autres populations de gentrifieurs. Chez les gays, elle se double du sentiment d’avoir vécu et participé à une autre époque de l’homosexualité, dont le quartier symbolisait l’avènement et l’effervescence. Or, plusieurs éléments concernant cette « grande époque » renvoient à des logiques de socialisation propres à un moment du quartier comme à un moment dans l’histoire des homosexualités (Martel, 1996). Trois éléments nous paraissent ici centraux.

D’abord, l’évolution relative du contexte socioculturel et législatif donne l’impression que la socialisation au secret et à la dissimulation s’effrite depuis la fin des années 1980, malgré des inégalités sociales à ce sujet. Le Village ou le Marais sont alors les fers de lance et les lieux privilégiés d’une émancipation homosexuelle individuelle et collective pour une génération. L’entre-soi des lieux gays est moins fortement lié à un sentiment de solidarité nécessaire, l’idée d’appartenance communautaire est moins revendiquée par les enquêtés, surtout à Paris. Les lieux gays mettent davantage en avant les conditions d’un « bonheur individuel » (Adam, 1999) passant par la visibilité, la consommation gay à toute heure de la journée, l’affichage de son orientation sexuelle. De fait, on retrouve chez ces enquêtés les traces les plus franches du modèle de la carrière décrit précédemment : ils ont mobilisé le quartier de manière intense à un moment donné de leur parcours, ils y ont rencontré beaucoup de gens, y ont passé du « bon temps ». Une fois rencontré leur compagnon, ils s’en sont éloignés tout en appréciant le fait d’y habiter et de pouvoir y sortir de temps en temps en couple ou avec des amis gays. Le passage historiquement situé des expériences de « bonheur dans le ghetto » à celles de « bonheur individuel », très bien décrit par Philippe Adam, est tout à fait pertinent au regard de notre corpus (Adam, 1999) : il est structuré par et structure aussi un rapport aux lieux gays qui évolue dans le temps.

Ensuite, si la socialisation produite par les lieux gays reste guidée par une injonction à la sociabilité entre-soi, sa signification a beaucoup changé entre deux générations. Elle ne repose plus tellement alors sur une solidarité de résistance mais sur le plaisir, la culture et une convivialité plus festive que solidaire. Sans caricaturer la variété des expériences, certains lieux en vogue à l’époque l’illustrent. Par opposition au Marais d’aujourd’hui, de nombreux entretiens insistent sur une culture plus informée et plus légitime à l’époque, un goût pour l’avant-garde et la fête bien différents aussi. Un lieu comme le Piano-Zinc se révèle typique des socialisations gays de l’époque et de représentations mêlant convivialité, fête et culture :

‘« On y a vécu vraiment heureux, c’était un endroit incroyable et qui marcherait pas aujourd’hui je pense, parce que y avait un côté plus discret, plus simple aussi, moins pétaradant tu vois […] On y allait, on y passait avec les copains en se disant allez hop on va faire une bise a Jürgen, on y passait pas une soirée mais c’était le parcours un peu obligé, je dirais, tu avais toujours quelqu’un pour chanter et mettre une ambiance du tonnerre, c’était vraiment très particulier, les gens étaient simples, y avait des jeunes, des vieux, mais ça se prenait pas la tête, et puis y avait un certain truc culturel aussi, les gens étaient cultivés je crois, et ça bon ça fait toute la différence avec les pédales aujourd’hui […] À part Mylène Farmer et Madonna bon, ils connaissent pas grand-chose et bon, voilà, moi j’ai pas été élevé dans ces références là, donc moi j’ai d’autres références, d’autres modèles culturels en fait, mais bon tu le vois bien avec les jeunes, enfin je veux dire moi, tu dis à un mec ben c’est comme telle chanson et là il fait « hein, quoi ? », et moi avec des gens plus âgés je vais avoir les mêmes références, tu vois, là bon Jean Gabin c’est qui ? » (Jérôme, 37 ans, directeur commercial, couple cohabitant, locataire, Marais)
« C’était un tel succès, c’était vraiment très en vogue ! Sûrement parce qu’y avait une grande convivialité là-bas, et puis ça draguait pas mal surtout mais c’était une drague sympa […] Les gens qui chantaient régulièrement étaient très follasses perdues, un peu à l’ouest mais tout autour y avait une population de classes variées en fait. C’était ni branché ni ringard, ou plutôt c’était branché et ringard en même temps ! » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

Ces discours ne signifient pas qu’il existerait un âge d’or de la fête gay dans les deux quartiers, ce jugement étant très subjectif. Ils font plutôt écho à l’efficacité d’une socialisation culturelle homosexuelle davantage manifeste dans les parcours et surtout plus légitime :

‘« Maintenant c’est un peu démerde-toi, y a plus de codes, y a plus de culture. Nous c’était une culture, une culture littéraire aussi, là y a pas de culture, c’est individualiste, c’est chacun pour sa gueule » (Sébastien, 41 ans, chef de projet marketing, couple cohabitant, propriétaire, Marais )
« L’Open, c’est très décrié, alors bon, après chacun est libre d’y aller, mais c’est vrai que quand tu vois la terrasse, ça fait presque pitié, ces petits jeunes qui arrivent là, on se replie, on va pas vers les autres, on lit rien, bon, c’est n’importe quoi » (David, 38 ans, responsable ressources humaines, en couple cohabitant, compagnon propriétaire, Marais)

Enfin, le dernier trait spécifique de ce « moment-lieu » de socialisation a trait à la valorisation de la marginalité. Les enquêtés ont l’impression, davantage que les autres, d’avoir participé au moment où le quartier était le plus en vogue parce qu’il était également moins aseptisé, comme le rappelle l’exemple du Piano Zinc. D’une certaine manière, ils se vivent et se présentent parfois comme les pionniers de l’aventure urbaine de la gaytrification. Ils sont nombreux à opposer les lieux gays d’aujourd’hui aux lieux gays qu’ils ont connus, à opposer les valeurs qu’ils y ont construites à de nouvelles normes plus banales et commerciales :

‘« J’ai l’impression d’être arrivé dans un quartier qui était encore à la mode et qui ne l’est plus, tout ce qui est de l’ordre de la branchitude n’est plus là en fait, et le côté parade du coup est un peu à côté de la plaque puisque la branchitude s’est éloignée en fait […] Mais c’est devenu un business, un truc de fric aussi, ça compte beaucoup le fric dans le milieu maintenant j’ai l’impression, et du coup, quand y a du fric c’est plus branché, c’est branché tant que le fric n’intervient pas, après c’est fini » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

Á Montréal, on retrouve le même type de décalages entre une effervescence générationnelle et culturelle du Village et ce qu’il est devenu depuis. Jusqu’au milieu des années 1990, cet engouement est manifeste et comporte des dimensions encore politiques dans le Village, mêlant contestation et conquête des droits :

‘« Tous les soirs, tous les soirs, on sortait beaucoup, c’était vraiment là les grandes années, y avait même une chanson d’un groupe comique qui s’appelait Rock et Belles Oreilles qui avait fait une chanson sur le Village, « Tous les soirs, je sors dans les bars, tous les soirs », alors c’était ça, c’était vraiment ça, plus on s’est fait politisé aussi notre génération, aussi, par le fait qu’y a eu encore une descente de police qui a été très mal accueilli en 1990 ou 1991 là, et là on a très mal réagi » (Denis, 43 ans, barman, célibataire, locataire, Village)

Là encore, il est difficile d’adhérer naïvement à cette vision enchantée du quartier gay. Insistons plus spécifiquement sur le fait que ce qui était branché ou à la mode dans le Marais et le Village des années 1990 n’est plus tout à fait d’actualité : l’expérience du quartier gay « branché » d’alors structure des représentations et des pratiques qui ne sont plus tout à fait en adéquation avec le quartier gay d’aujourd’hui. Les changements repérés aux chapitres 4 et 5 se traduisent alors par un mode de socialisation plus hédoniste orienté par la conquête de modes de vie et la visibilité.

Depuis les années 1990, les processus d’institutionnalisation des quartiers et des lieux gays et de gentrification de consommation ont profondément modifié les cadres et le contexte de socialisation pour les différentes générations d’enquêtés. Les effets sont doubles : d’une part, les générations précédentes constatent ces changements et ces décalages, d’autre part les plus jeunes ne vivent pas la même expérience socialisatrice que leurs aînés au même âge, des années auparavant. Ces deux indicateurs mis en relation permettent de repérer les principaux changements du cadre de socialisation et de ses principes structurants. Les valeurs de solidarité et de résistance structurant le rapport aux lieux des premières générations sont largement remises en cause par le développement du commerce gay et de ses intérêts financiers. Participant au processus de gentrification de consommation et de fréquentation, les lieux gays enregistrent les effets de la hausse des prix dans le quartier et d’une homosexualité plus tournée vers la consommation et la possibilité de profiter plus facilement des aménités du quartier gay. Plusieurs enquêtés insistent sur l’importance nouvelle du « fric » comme valeur à présent affirmée dans le Marais et dans le Village, le « fric » et le « calcul » commercial étant, pour certains enquêtés, opposés au caractère branché d’un lieu gay :

‘« C’est rendu plus bourgeois, donc c’est plus faux le Village et moi j’suis pas bien avec le monde chic, comme trop sophistiqué parce qu’ils paient cher, mais ils m’ennuient, ils n’ont rien à dire […] Moi j’vois la valeur de quelqu’un à ce qu’il dit, pas à ses mille pièces ou à sa beauté » (Silvio, 42 ans, barman et coiffeur à domicile, célibataire, locataire, Village)
« Y a un côté fric, on se la ramène, ça c’est sûr, mais je sais pas si c’est bobo, tu sens plutôt qu’y a un côté fric quoi, la moindre personne va avoir pour des milles et des cents de sapes sur lui, donc bobo pour moi pas tellement, parce que quand je dis bobo, je veux dire plutôt l’esprit bohème, un peu plus détaché que tu vas retrouver à Montorgueuil, donc non c’est différent, c’est quand même plus carré les restos du Marais, c’est quand même plus pédé international qui s’affiche avec la thune oui, c’est devenu plus une histoire de fric qu’autre chose » (Karim, 33 ans, assistant de direction dans un magasin, célibataire, locataire, Marais)
« Le Quetzal, c’est le problème du branché qui est ringard avant même d’être branché, sans être assez ringard, pour être branché (rires), le branché doit pas être calculé, sinon c’est pas intéressant, justement si tu calcules c’est fini, ça va pas, depuis quelques années, ils ont voulu surfer sur une vague déco pour coller à la mode, mais finalement ils sont tombés à côté, c’est complètement dépassé leur truc là» (Sébastien, 41 ans, chef de projet marketing, couple cohabitant, propriétaire, Marais )

En retour, plusieurs jeunes enquêtés soulignent le caractère dissuasif des tarifs de certains lieux gays et y opposent d’autres valeurs qui déterminent en partie leur goût en matières de sorties, y compris parmi les lieux gays eux-mêmes. De la même manière, le caractère solidaire et convivial des lieux gays tend à disparaître de l’esprit des lieux pour les générations anciennes au profit de la superficialité d’un lieu de « parade » et d’une vitrine très conventionnelle de l’homosexualité. Les jeunes générations font écho à cette superficialité et insistent sur le manque d’intérêt culturel et social du Marais et du Village. Ils sont nombreux, toutes générations confondues, à regretter que dans ce type de lieux, on ne puisse pas ou ne puisse plus se « parler » :

‘« Le Raidd j’y suis allé deux ou trois fois dans ma vie, je me suis fait chier à mourir, on est tous tassé là dedans, personne parle, personne danse, personne se regarde, on est resté comme des débiles là au milieu, horrible, et ça m’avait choqué le côté, il est beau mais il parle pas ! » (Maxime, 29 ans, chef de projet informatique, célibataire, colocataire, Marais)
« Á l’Okawa, je n’irai plus parce que je commande une boisson, le serveur me dit que ça lui fait chier de la faire, alors peut-être que c’était pour rire, mais bon tu peux quand même vendre pour faire plaisir au client, tu peux être sympa » (Laurent, 31 ans, chercheur en CDD, célibataire, locataire, Marais)

Le type d’interactions décrit par Laurent tranche avec les relations plus conviviales et plus intimes que Raymond entretenait avec les barmen du Village dans les années 1980, qui connaissaient ses goûts et lui conseillaient tel ou tel partenaire comme étant un « gars sûr ».

De plus, le relâchement de certaines contraintes socioculturelles et législatives pesant sur les homosexualités transforme profondément la signification des lieux gays du quartier en vingt ans. La génération des conquérants a vécu le quartier à un moment relativement exceptionnel dans l’histoire des homosexualités occidentales et dans celle des deux quartiers. Or, un mode de socialisation opératoire et efficace à un moment donné de l’Histoire n’est pas nécessairement durable et pérenne, il est même plus probablement amené à s’effriter : on retrouve ici l’un des enjeux de la relecture des travaux de Pierre Bourdieu par Bernard Lahire (Lahire, 2006 [1998]). Cette remarque permet de mieux comprendre une autre évolution générationnelle des modes de socialisation par le quartier gay : celle qui concerne l’entre-soi gay et la mixité des lieux. On a montré auparavant que de nombreux lieux avaient tendance dans le Marais et le Village à mélanger les genres sous l’étiquette gay-friendly par opposition aux lieux à fort affichage identitaire. On constate que pour les plus jeunes enquêtés, le goût pour les ambiances exclusivement gays est moins affirmé au même âge que pour les plus anciens. Leur expérience du quartier gay est aussi marquée par une socialisation au mélange et à la mixité relative entre homos et hétéros selon deux formes possibles : un rejet du « tout gay » encore valorisé dans certains lieux et la recherche de lieux plus mixtes et moins strictements gays, dans le quartier mais aussi en dehors. On verra plus tard que le cas d’Alexis relève de choix et de goûts en réalité très hybrides, mais plusieurs lieux « trop milieu » ne lui plaisent pas :

‘« Le côté livres pédé, je comprends pas trop le concept en fait, ça me dépasse un peu, mais je peux passer comme ça un peu, j’peux rentrer avec quelqu’un qui veut y aller mais pas souvent non [Les mots à la Bouche], l’Open, pour moi c’est vraiment milieu, vraiment le côté vraiment milieu j’aime pas, autant des lieux avec des pédés j’aime bien, mais le côté j’sais pas comment décrire, mais vraiment milieu ça m’excite pas, les gens qui y sont, l’emplacement, la déco, y a plein de trucs quoi, c’est un tout, par exemple ce jeu de pédés de vingt ans à l’Open, cette espèce de jeu entre pédés, ça m’attire pas du tout, c’est une mentalité que j’ai pas, j’ai pu aller à l’Open un peu au début, quand j’suis arrivé à Paris, mais pas beaucoup, j’aime pas trop ce jeu, ça m’excite pas vraiment » (Alexis, 29 ans, sans emploi, célibataire, locataire, Marais)

Cette tendance historique masque de fortes différenciations individuelles sur lesquelles nous reviendrons. Néanmoins, elle dessine de nouveaux rapports au quartier gay, à Paris davantage sans doute qu’à Montréal, marqués par une moindre identification communautaire et une socialisation moins homogène. Les manières de vivre son homosexualité apparaissent globalement plus diversifiées et l’institution que constitue à présent le quartier gay est paradoxalement davantage contestée. La pratique du Marais ou du Village apparaît plus rapidement dans les carrières mais l’appartenance au « milieu » qui s’y construit apparait moins nécessaire et moins légitime aux jeunes générations : elle peut être concurrencée relativement tôt par d’autres ambiances, d’autres modes de socialisation et une mixité plus facile à vivre, en particulier dans l’entourage amical86.

L’évolution du Marais et du Village, ainsi que l’évolution générale des conditions et des modes de vie gays en France et au Québec, transforment ainsi radicalement la place et le rôle du quartier gay dans les parcours individuels. Les effets en termes de socialisation sont importants tant du point de vue du contexte de socialisation que de ses effets potentiels. Paradoxalement, le quartier gay apparaît à la fois comme une institution dans l’espace urbain et dans les parcours homosexuels mais en même temps, il semble moins jouer le rôle de creuset identitaire. Il existe d’importantes variations selon les parcours sociaux à ce sujet, mais l’identification à un collectif (communauté ou milieu) incarné par le quartier est moins nécessaire et moins enthousiaste que par le passé. On décrit les lieux gays et le quartier comme un espace commercial et superficiel, un théâtre des apparences, une vitrine lisse et normative et beaucoup moins souvent que par le passé comme un refuge, un quartier à la mode ou un espace de sociabilités conviviales. Les dimensions spatiales de la socialisation gay semblent ainsi soumises à des variations générationnelles décisives. Ces évolutions traduisent d’une part certains effets de la gentrification, d’autre part certaines évolutions des expériences homosexuelles depuis trente ans. D’un point de vue théorique, l’homogénéité d’un mode de socialisation par les lieux gays est alors remise en cause par un travail d’historicisation qui permet de nuancer la puissance et la cohérence de ses effets.

Notes
86.

Ces derniers résultats, en termes de générations, restent soumis à des inégalités sociales que nous développerons en fin de chapitre.