1.2. Types de lieux et socialisations concurrentes.

L’homogénéité d’un mode de socialisation dépend également de la cohérence des programmes de socialisation auxquels un individu est soumis simultanément et qui peuvent eux-mêmes varier au sein d’un contexte ou d’une institution apparemment fortement cohésive, homogène et stable. Le quartier gay a souvent été saisi comme entité homogène et les principes de socialisation qu’il produit comportent certains éléments transversaux (chapitre 9). Pourtant, l’observation in situ et les représentations que se font les enquêtés du quartier gay rendent compte d’une forte différenciation interne aux lieux gays, cette différenciation étant visiblement accentuée avec le temps. Dès lors, dans le Marais et dans le Village, les instances de socialisation gay apparaissent beaucoup plus hétérogènes, voire contradictoires, ce qui constitue un nouveau facteur de différenciations des expériences individuelles de socialisation par l’espace. Une typologie des lieux gays avait permis dès le chapitre 4 de mettre en avant la diversité des lieux gays à l’intérieur d’un même quartier. De même, la description par les enquêtés des différents circuits festifs à l’intérieur du Village et du Marais en montrait les différentes facettes et les différentes ambiances. Ces deux éléments contribuent déjà à fragmenter l’homogénéité d’un mode de socialisation unique. Plus encore, nous avons repéré des tensions et des concurrences en termes d’ambiances, de publics, de pratiques et de valeurs qui tendent à opposer des lieux mais aussi des manières d’être gays. Nous avons choisi d’en étudier un seul exemple, celui qui oppose virilité et féminité.

Les cultures homosexuelles sont depuis longtemps parcourues par une tension entre deux modèles d’homosexualités masculines mettant à l’épreuve les relations entre genre et orientation sexuelle, celui de l’homosexuel viril et celui de l’homosexuel efféminé (Le Talec, 2008). Ces deux modèles ne sont pas nouveaux, leurs relations et leur histoires propres ne seront pas retracées ici mais ont déjà fait l’objet de travaux d’historiens bien documentés (Levine, 1979 ; Spencer, Sulmon, 1999 ; Le Talec, 2008). On peut simplement rappeler que, du point de vue de cette histoire des figures et des sous-cultures homosexuelles, nos terrains et nos différentes générations se situent à un moment charnière et en même temps très fluctuant. En effet, plusieurs travaux montrent que si le modèle de l’homosexuel efféminé domine plutôt les cultures homosexuelles dans les années 1960 (en partie parce qu’il domine aussi les représentations sociales dominantes dans les sociétés occidentales), les années 1970 et 1980 enregistrent la montée en puissance et l’affirmation d’un modèle contraire, celui de l’homosexuel viril. Importé des cultures gays américaines et triomphant au début des années 1980 à Castro, ce gay macho et viril constitue une « réaction contre cette caricature » (Pollak, 1982, p.195) faisant de l’homosexuel « au mieux un homme efféminé, au pire une femme ratée » (Pollak, 1982, p.195). Depuis les années 1980, ces deux modèles et leurs intermédiaires ont ainsi cohabité dans l’ensemble des représentations et des supports culturels gays, et par conséquent, aussi, dans le Marais et le Village. Au moment de l’enquête, on retrouve largement cette ligne de partage culturelle, corporelle et sociale sur les deux terrains et à travers les représentations et les discours des enquêtés. Elle oppose autant des normes corporelles plus fines que celles recensées précédemment que des attributs sociaux et des valeurs différentes.

D’un côté, on retrouve un modèle que l’on se représente comme féminin ou féminisé et qui affecte des corps comme des lieux et des types de population gay. Les termes indigènes utilisés pour désigner ces lieux et ces individus varient mais possèdent souvent une connotation péjorative : « folles », « modasses », « dindes », « fashionista », « minets », parfois féminisé en « minettes », mais aussi « tafioles », « pédales ». A Montréal, on peut y ajouter volontiers en entretien, « branchés », « fashion victim » ou « fif » 87 . Ces termes décrivent principalement des lieux et des corps. Dans le Marais, les lieux les plus souvent désignés comme « repère de folles » sont l’Open Café, le Carré, l’Amnésia, et par extension parfois, Les Marronniers, le BHV Homme, le Raidd Bar ou l’Okawa. Dans le Village, ils sont moins nombreux et sont principalement les deux plus importants établissements du quartier : le club Unity et le Sky Pub. L’observation et les descriptions des enquêtés montrent que cette féminité supposée repose sur des critères corporels mettant de fait en avant l’androgynie et masquant les signes dominants de la masculinité. Le corps « minet » ou « tafiole » est ainsi un corps « fin » ou « mince », celui de « celles qui mettent des crèmes de jour toutes les deux heures » selon Denis. C’est aussi un corps « imberbe » qui masque les attributs corporels dominants de la masculinité (pilosité, barbe, musculature). Il est fréquemment fait mention aussi de gestes et de postures spécifiques mobilisant aussi des stéréotypes féminins :

‘« Pour moi, c’est vraiment la Cage aux Folles, tu vois c’est le modèle Cage aux Folles, le petit doigt relevé, la voix de tafiole, et vas y que je tords du cul sur la terrasse, limite tu as le string qui dépasse du taille basse, comme des ados quoi (rires) » (David, 38 ans, responsable ressources humaines, en couple cohabitant, compagnon propriétaire, Marais)
« Le Saloon, pour moi c’est une place de Barbies, ça sent trop le parfum, ça m’écoeure » (Silvio, 42 ans, barman et coiffeur à domicile, célibataire, locataire, Village)

Et cette féminité du corps glisse rapidement en entretien sur le mépris culturel et intellectuel des « pédales » incapables, selon Karim, d’ « entretenir une conversation » :

‘«  Ils ont pas inventé la poudre j’veux dire, ils viennent là pour le cul tu le sens bien, au bout d’un moment j’sais pas, moi j’ai envie de parler de plein de trucs, même si je cherche pas l’homme de ma vie (rires). Mais bon tu peux entretenir une conversation quand même, l’Marais des pédales je veux dire c’est aussi un truc de moutons, de moutons, voilà, c’est un bon troupeau de moutons et ça veut dire pas grand-chose dans la tête aussi, le côté mouton » (Karim, 33 ans, assistant de direction, magasin de décoration, célibataire, locataire, Marais)

De fait, les enquêtés qui habitent le Marais et le Village et qui fréquentent ces lieux avec enthousiasme sont rares : il s’agit essentiellement de certains jeunes, comme Damien ou Andrew, ce qui révèle déjà des profils sociologiques particuliers. Nous avons surtout rencontré des amateurs de ces ambiances au CGL, parmi un groupe de bénévoles particulièrement adepte de l’ambiance « folle » (environ une dizaine de personnes de 22 à 35 ans). L’engagement de ce groupe dans l’association n’était d’ailleurs pas réellement guidé par des convictions militantes ou une politisation particulièrement forte. Lors des réunions et de la période de notre engagement dans l’association, on leur reprochait d’ailleurs souvent de venir au CGL « en touriste », privilégiant les fêtes, la drague et les sorties plutôt que les réunions, les permanences et les projets militants. Le cas de Fabien nous a particulièrement intéressés à ce sujet : Fabien est né en 1980, il a 26 ans lors de notre première rencontre. Originaire d’un milieu modeste et de banlieue parisienne, il a suivi des études supérieures en classe préparatoire littéraire et dispose manifestement d’un capital culturel élevé. Nos relations au sein du CGL n’ont jamais été très amicales et Fabien s’est montré très moqueur et parfois agressif à l’égard de ma présence au sein de l’association comme à l’égard de mon parcours de doctorant en sociologie. Rapidement, Fabien est devenu serveur dans un restaurant gay du Marais en même temps qu’il était administrateur de l’association. On peut dire qu’il a adopté et toujours mis en œuvre les codes de la « follie » (Le Talec, 2008). Exigeant qu’on utilise « elle » ou « la reine mère » pour parler de lui, il déployait une bonne partie des « rituels de la féminité » goffmaniens (Goffman, 1977) : pousser de faux cris d’effroi, rire bruyamment et « faire de tout son corps un instrument de gesticulation amusante, une sorte de marionnette clownesque » (Goffman, 1977, p.48). Plus encore, Fabien mettait aussi en avant des attributs dominants de la féminité décisifs dans les codes de la « follie » : travestissement fréquent en femme aguicheuse, humour et dérision sexuels, exubérance des tenues et du maquillage (Le Talec, 2008). De fait, Fabien fréquentait beaucoup le Marais et surtout celui des « pédales » pour reprendre les termes indigènes (l’Open Café, Les Marronniers). Les éléments connus du parcours de Fabien nous ont amené à faire l’hypothèse d’une socialisation secondaire de conversion par le milieu gay. Elle valorisait la légèreté et l’amusement plutôt que le sérieux (incarné par d’autres administrateurs de l’association beaucoup plus préoccupés par la respectabilité du CGL et en conflit avec Fabien), mais aussi la transgression ludique de normes hétérosexuelles et masculines, la contestation des modèles gays masculins et des manières plus « intellos » d’être pédé. Fabien ne fréquentait pas le Duplex où se retrouvaient selon lui « les honteuses ». Au regard de son capital scolaire, Fabien aurait pu se retrouver dans le petit monde du Duplex, mais la fréquentation d’une autre composante du milieu (notamment par son travail) a favorisé une conversion socialisatrice pour reprendre les termes de Muriel Darmon (Darmon, 2006). Dans un contexte différent, Damien s’identifie, lui, comme « minet » et trouve dans le Marais, et au Carré, l’opportunité de faire les « gestes de folles », ce qu’il juge « impossible ailleurs ». Les écarts entre les circuits de fréquentation internes au quartier gay renvoient à des écarts entre les manières d’être homosexuel, c'est-à-dire ici, entre des manières du corps mais aussi, plus largement, des valeurs et des manières de penser, d’agir et de sentir. Car, à l’inverse, un modèle supposé « viril » produit et transmet d’autres principes de socialisation.

Les termes mobilisés pour décrire ce modèle homosexuel plus « viril » utilisent à nouveau autant des lieux que des corps, des personnes et des valeurs. Ils consacrant d’abord des corps musclés (« musclors », « bodybuildés », « gym queen »), mais aussi des corps moins sculptés et moins jeunes. Les attributs dominants sont plus ou moins univoques : un corps « poilu », « la barbe », un corps « costaud », bref, un corps de « vrai mec ». Dans le Marais, le spectacle de l’envahissement des trottoirs du Cox en fin de journée consacre ainsi un modèle de la virilité homosexuelle défini ainsi par Quentin :

‘« Le Cox, c’est assez drôle, tu vois, ça fait catalogue de panoplie du mec viril, ils ont tous le crâne rasé, tu as le modèle sans barbe ou avec barbe, avec la barbe c’est plus un vrai mec hein, ensuite le tee-shirt qui moule un peu les pecs ou le bide quand t’as passé la date de péremption, le jean, les baskets et si possible le blouson de moto cuir et le casque et la bière à la main et tu parles comme ça [imitation voix grave] » (Quentin, 26 ans, conseiller de Paris, en couple cohabitant, locataire, Marais)

Intègrent aussi cette homosexualité virile, des établissements et des codes plus précis tels ceux des bars « cuirs » ou « bears » qui singularisent encore davantage les traits et les normes d’une virilité homosexuelle passant d’abord par le corps. Il s’agit bien ici d’une virilité spécifique : celle des cultures « bear » ou cuir88.

L’investigation ethnographique de l’un de ces établissements montre comment se construisent ici des principes de socialisation qui mobilisent mais surtout dépassent les normes corporelles et le rattachement vestimentaire à une identité « cuir ». La rencontre avec Denis, puis Silvio, nous a en effet permis d’en savoir plus sur ce qui se joue en entrant à l’Aigle Noir, célèbre bar gay cuir de Montréal, situé au 1315, rue Sainte-Catherine Est, en plein Village. Denis est barman à l’Aigle Noir et habite le Village : nous l’avons rencontré en tant qu’habitant du quartier, mais il a aussi joué le rôle d’informateur du fait de ses multiples connaissances dans le quartier et de son intérêt pour cette recherche89. Les discussions, les rencontres et les sorties en sa compagnie ont permis d’investir l’Aigle Noir et d’y rencontrer plusieurs membres du personnel et plusieurs clients habitués. Lors de notre première rencontre consacrée à l’entretien, Denis nous propose de venir le voir au bar :

« Denis m’a proposé de venir au bar ce soir. Je trouve ça drôle mais je lui dis que je vais pas venir habillé comme ça (jean, pull, baskets), et que je suis pas du tout cuir moi. Il me dit que c’est bon, je rentrerai sans problème puisque je le connais et puis qu’ils sont pas comme ça, que les vêtements c’est pas important : « cuir, c’est plutôt un esprit et toi, tu as un peu l’esprit cuir ! » On rigole. Le soir, je constate qu’il y a pas mal de clients ayant au moins un vêtement en cuir, mais c’est vrai c’est plutôt le physique viril qui fait l’unité : ils sont assez costauds, et il y a juste un jeune habillé en jean avec une casquette. Je discute avec lui et Denis : il m’explique que ce qu’il aime bien ici, c’est que les mecs « font pas de manières », qu’ils parlent de tout, et qu’ils discutent de sujets plus intéressants qu’ailleurs, on parle politique, on discute de Sarkozy. Il me dit que y a qu’ici qu’on peut avoir ce genre de discussions. Un new-yorkais en costume est de passage pour le travail. Il dit qu’ici les gens sont intelligents, qu’on peut parler avec des gens cultivés. Denis explique que moi je suis cultivé, intelligent, que j’ai « du caractère et un avis sur tout » […] On dirait que la virilité cuir désigne une sorte de maturité, une capacité à discuter, argumenter, à tenir une conversation au-delà de la drague expéditive. Critique des jeunes, des gens superficiels, entre-soi presque intellectuel, en même temps y a des milieux sociaux populaires aussi visiblement. » (Journal de terrain, Montréal, 8 Mai 2007)

Derrière des normes corporelles et des stéréotypes de genre, se dessinent d’autres fractures concernant les motivations à venir dans un bar, les capacités intellectuelles et les compétences culturelles des personnes que l’on y rencontre, les valeurs et les références que l’on mobilise. Ce ne sont pas uniquement des looks et des codes vestimentaires qui définissent ainsi ce que signifie dans ce lieu et pour ces individus « être cuir ». En réalité d’ailleurs, Silvio rappelle le caractère accessoire, aux deux sens du terme, du cuir :

‘« Tu peux rentrer à l’Aigle Noir en jean’s, tout à fait…tu peux y rentrer avec les tenues que tu veux en fait […] J’avais cette vision superficielle avant de travailler à l’Aigle, mais ça change complètement la perception des choses. J’suis quelqu’un de très timide, mais là tout le monde te parle, tu réalises que les gens qui te snobent là dans le Village, ils se mettent à te parler là, T’sais le milieu gay, c’est un milieu d’image, d’apparence, très très peu de gens correspondent vraiment à ces stérétotypes, en fait les gens de l’Aigle sont bien parleurs, ils sont gentils » (Silvio, 42 ans, barman et coiffeur à domicile, célibataire, locataire, Village)

La description de Denis est très révélatrice des enjeux sociologiques de la mise en scène de la virilité à l’Aigle Noir. Le cuir, la virilité et la masculinité glissent subtilement vers des valeurs et des référents beaucoup plus sociaux qu’esthétiques : la « simplicité », l’absence de « prétention », le « look prolétaire » et « pas branché », la « taverne québécoise » aussi, plutôt que le « cocktail américain » :

‘« Un bar cuir, ce n’est pas forcément un sex-club mais l’idée ça a toujours été le bar sans prétention, plus taverne, hein taverne québécoise, beaucoup plus taverne que boîte, plus masculin, avec des gens qui étaient simples, looks plus prolétaires, plus masculins et pas nécessairement branchés, mais c’est ça qui est drôle c’est que t’es tellement pas branché que tu le deviens, et c’est ce qui s’est passé avec le vieux K.O.X. parce que les gens apprécient la simplicité, c’est tout, et apprécient la bonne humeur, moi aller prendre un cocktail ce n’est pas mon genre, le cocktail des américains là non, moi je vais prendre une bière et je rencontre des gens de tous les âges, comme dans une simplicité » (Denis, 43 ans, barman, célibataire, locataire, Village)

Le métissage des valeurs en vigueur dans de tels lieux est extrêmement instructif. Selon Denis, il mêle l’intelligence des gens à la simplicité du cadre, la bonne humeur de la taverne aux allures populaires, la culture francophone à la bière et à la mixité des âges. Plus encore, cette culture spécifique est porteuse d’authenticité au-delà des modes et s’inscrit dans un lien étroit au passé populaire de Centre-Sud puisque « le bar cuir c’est très souvent un bar de quartier » :

‘« Le bar cuir a une clientèle fidèle, tu fais pas beaucoup d’argent mais tu fais de l’argent longtemps, le Stud est là depuis dix ans, l’Aigle Noir depuis quinze ans, alors que les bars branchés ça dure trois ans, pas plus, c’est la mode, « Hein, tu portes encore du Dolce Gabbana ? Mais c’est fini depuis trois ans ! ». Le noyau qui dure c’est le bar cuir, t’as pas besoin de changer ta déco tous les 6 mois, t’as une clientèle fidélisable et de quartier, ça commence avec une clientèle du quartier […] Le bar cuir, c’est très souvent un bar de quartier ! » (Denis)

Par ailleurs, la virilité du lieu est également associée à l’intellect et aux compétences intellectuelles des individus. La poursuite de l’entretien avec Denis montre le lien qui se construit ici et pour lui, entre « niveau intellectuel », « cuir » et masculinité :

‘« J’ai eu plus de conversation de grande littérature et de philosophie dans les bars cuirs et je ne l’ai jamais eu dans une boîte branchée, y a des bonnes chances que si tu rentres dans n’importe quel bar cuir au monde, j’peux te garantir qu’y a quelqu’un qui est intello là et c’est très facile de faire une conversation intellectuelle de haut-niveau, j’ai toujours eu cette expérience là, donc si tu veux rencontrer quelqu’un qui a lu Zola, t’as plus de chance de le rencontrer dans un bar cuir. Parce que le fétichisme a besoin de passer plus par la cervelle, c’est pas juste, lui je le trouve mignon, c’est au-delà de l’enveloppe physique » (Denis)
« A l’Aigle, je sens moins le jugement des gens surtout, le jugement il existe comme partout, mais il est différent, je vais pas me demander si un gars est beau, je vais me demander si il est bien, c’est pas beau, c’est bien » (Silvio, 42 ans, barman et coiffeur à domicile, célibataire, locataire, Village)

Ces extraits peuvent être envisagés à deux niveaux. D’une part, par opposition aux lieux branchés ou folles, les lieux virils engagent apparemment d’autres normes socioculturelles. La virilité y est associée à l’intelligence, la maturité, la culture alors que féminité rime avec superficialité, frivolité et immaturité. Des stéréotypes très genrés et valables dans l’ensemble de l’espace social restent très présents ici et contribuent à socialiser différemment selon les lieux et les modèles qu’ils consacrent. D’autre part, réapparaît ici, en filigrane, un système de valeurs qui rappelle très finement les liens entre homosexualité et gentrification dans le contexte du Village et cette réapparition nous a d’abord beaucoup surpris. Denis et Silvio mobilisent plusieurs références qui rappellent avec force le goût des gentrifieurs : les attaches au populaire et au passé local (le look prolétaire, la simplicité, la taverne québécoise, la clientèle de quartier), l’intérêt pour la culture et l’alternative (la grande littérature mêlée au fétichisme, la conversation intellectuelle de haut-niveau et la politisation), la convivialité et la bonne humeur d’un bar. De fait, Silvio et Denis sont des gays gentrifieurs marginaux qui disposent de revenus modestes et aléatoires mais de capitaux culturels importants (notamment scolaires puisqu’ils ont tous deux étudié à l’Université). L’engagement de Denis dans l’enquête et les conversations sociologiques que l’on a pu avoir avec lui témoignent de ces ressources culturelles légitimes. De même, certains propos de Silvio le montrent aussi :

‘« J’suis quelqu’un de créatif, la création c’est très important pour moi, ça peut être la création matérielle mais c’est aussi ma création dans ma tête, avec la photo, le dessin, je me fais des dessins dans la tête et j’essaie ensuite de les reproduire en photo, c’est très mental comme méthode […] Je fais plein de choses, je fais de la photo, du dessin, j’ai monté des spectacles aussi pour le Moto Men Club, je fais aussi du body painting, c’est de la peinture sur corps qu’on expose après dans des performances et j’ai aussi un projet de body painting qui reprend un peu ce que faisait Yves Klein, c'est-à-dire utiliser le corps, mais pas comme un toile, comme un outil cette fois ci […] Je n’aime pas vraiment ce mot, loisir pour moi ça veut dire légèreté, loisir c’est oisif, c’est comme du temps perdu, alors je déteste la télévision, tu vois, ça m’intéresse pas c’est comme rester passif là, moi j’essaie d’être productif, de créer quelque chose, alors la photographie c’est un loisir mais c’est du travail créatif pour moi » (Silvio)

Et lorsqu’il revendique certains choix de vie comme relevant de la « simplicité volontaire », l’explicitation de cette expression québécoise confirme ce système de valeurs :

‘« Simplicité volontaire ? ben ça veut dire pour nous que…que tu peux gagner plus d’argent, avoir des revenus comme plus hauts là, mais on fait le choix de vivre plus simplement et d’avoir plus de temps libre, de temps pour soi, fait que c’est comme ça simplicité volontaire, ça vient de ton choix » (Silvio)

D’une certaine manière, cette socialisation virile et cuir fait écho à des valeurs et des modes de vie de gentrifieurs, bien davantage que dans le cas d’autres lieux gays plus « branchés » ou commerciaux, même si le paradoxe des lieux branchés est rappelé par Denis. Ce paradoxe est d’ailleurs central dans les discours des gentrifieurs à l’égard de leur quartier, de ses cafés et de ses bars : ne tellement pas être branché conduit à le devenir progressivement (chapitre 5).

La distinction et la concurrence entre les deux types de lieux et les deux modes de socialisation présentés ici montre que le quartier gay et les lieux gays ne produisent pas un mode de socialisation unique, unifié et homogène. D’autres différenciations peuvent d’ailleurs contribuer à cette hétérogénéité dont la différenciation entre lieux « très pédés » et lieux « plus mixtes », entre lieux « 100% gays » et lieux « gay friendlys » par exemple. L’intérêt n’est pas de recenser l’ensemble de ces micro-différenciations mais de souligner qu’elles fragmentent un mode de socialisation univoque et cohérent. L’exemple des lieux « folles » et des lieux « cuirs » montre que ces différences spatiales et corporelles révèlent plus profondément des différences en termes de logiques et de programmes de socialisation, qui s’ajoutent aux différences générationnelles et historiques explorées dans la section précédente.

Le chapitre 9 a montré comment le quartier et les lieux gays pouvaient constituer des instances d’une socialisation spécifique aux effets réels. Cependant, l’idée d’un mode de socialisation cohérent, homogène et stable semble contestable pour deux raisons essentielles. D’un point de vue diachronique, les transformations historiques du contexte même de cette socialisation affectent son contenu. Les générations successives n’ont pas rencontré un même quartier gay dans un même contexte socio-historique : le déroulement des carrières et les manières de vivre son homosexualité témoignent de ces écarts. D’autre part, d’un point de vue synchronique, il existe des agents de socialisation hétérogènes au sein même d’un contexte tel que les quartiers et les lieux gays. Cette hétérogénéité accentue encore la différenciation des rapports au quartier et des expériences individuelles de l’homosexualité. Ces deux effets sont essentiellement liés au contexte, mais il existe aussi de grandes variations dans les parcours des individus eux-mêmes.

Notes
87.

Le terme québécois « fif » est l’abréviation de « fifille ». Il désigne un homosexuel efféminé (usage de nos enquêtés), mais peut aussi désigner un homosexuel en général ou constituer une insulte plus générale.

88.

La musculature des « gym queen » et des « body buildés » peut souvent apparaître suspecte dans les cultures bears et cuirs. Elle relève encore d’une autre conception de la masculinité chez les gays.

89.

Denis a fait des études de géographie à l’Université. Il se passionne pour les cartes, les transports urbains et a imaginé un nouveau réseau de transports montréalais qu’il a cartographié et qu’il nous a montré longuement. Il possède par ailleurs une importante culture homosexuelle.